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Vincent Larivière, Université de Montréal
La recherche québécoise est dans l’ensemble plus féminisée que celle du reste du Canada et du monde, mais les chercheuses du Québec en mathématiques, génie et physique ont une place relative moins importante que celle de leurs homologues du Canada et d’autres pays.

La place des femmes au sein de la communauté scientifique est un thème récurrent dans le milieu de la recherche et, plus souvent qu’autrement, porteur de mauvaises nouvelles1. Depuis les années 1960, les sociologues des sciences ont systématiquement démontré l’existence d’un fossé entre les hommes et les femmes dans l’activité scientifique, et ce, à plusieurs échelles. Par exemple, une étude publiée l’an dernier dans les Proceedings of the National Academy of Science (PNAS)2 a montré que, à CV égal, les directeurs – et même les directrices! – de laboratoires avaient plus tendance à embaucher un homme qu’une femme, considéraient les hommes plus compétents et étaient plus disposés à leur servir de mentor. De plus, les salaires offerts aux femmes étaient significativement plus bas que ceux offerts aux hommes, et ce, particulièrement ceux offerts par les directrices de laboratoires!

Aussi, les chiffres tendent à montrer que plus on augmente dans la hiérarchie académique, moins on trouve de professeures-chercheuses. Par exemple, au Canada, bien que les femmes représentent plus du tiers (36,1 %) des titulaires de Chaires de recherche du Canada junior (niveau II), leur proportion des titulaires de Chaires de recherche du Canada senior (niveau I) est plus de deux fois plus faible (16,3 %). À l’échelle des Chaires d’excellence en recherche du Canada, c’est encore pire, avec une seule femme sur 19 titulaires (5,3 %).

À une échelle plus prestigieuse, la sociologue américaine Harriet Zuckerman3 a également montré que les femmes étaient moins nombreuses à recevoir le suprême honneur scientifique qu’est le prix Nobel. Enfin, plusieurs autres travaux quantitatifs, effectués à l’échelle de pays, provinces (dont le Québec) ou disciplines, ont également documenté certaines différences entre les hommes et les femmes, tant en termes de productivité scientifique – nombre d’articles publiés – que d’impact scientifique, tel que mesuré par les citations.

Deux résultats inédits tirés de quelque 5,5 millions d'articles

Les nombreuses études à ce sujet – qui semble, bien malheureusement, inépuisable – n’ont à ce jour pas encore permis de comparer la situation des femmes en science à l’échelle mondiale4.

À partir de données originales tirées de la présente recherche publiée dans Nature, nous présentons ici deux résultats inédits liés 1) aux différences entre le Québec, le Canada et le monde en termes de proportion d’auteures dans les différentes disciplines et 2) à l’effet Matilda5, qui semble affecter les articles des femmes. Sans entrer dans les détails de la méthode6, mentionnons que les données couvrent la période 2008-2012 – pour un total de 5,5 millions d’articles – et que le genre des auteurs et auteures est assigné sur la base de leur prénom; 87 % d'entre eux ont pu être classés selon cette méthode.

La FIGURE 1 présente la proportion des contributions aux articles effectuées par des femmes, selon la discipline. À première vue, on remarque que dans à peu près toutes les disciplines, ainsi que toutes disciplines confondues, le Québec fait une plus large part aux femmes que le reste du Canada et que le monde entier pris d’un bloc. Toutefois, cette tendance n’est vraie que dans les disciplines qui font une place relativement importante aux femmes.

Dans les disciplines traditionnellement associées aux hommes – telles les mathématiques, le génie et la physique –, tant le Québec que le Canada font piètre figure, se classant derrière la moyenne mondiale. Il semble bien ici y avoir un phénomène curieux : les femmes canadiennes et québécoises ont une place plus importante que la moyenne dans les disciplines plus féminisées, telles les aspects sociaux de la santé et la psychologie, mais demeurent en-deçà de la moyenne dans les disciplines traditionnellement masculines. Donc, ce qui peut sembler une bonne nouvelle a priori – la recherche québécoise est dans l’ensemble plus féminisée que celle du reste du Canada et du monde – cache en fait une situation plus sombre, où les chercheuses du Québec en mathématiques, génie et physique ont une place relative moins importante que celle de leurs homologues du Canada et d’autres pays.

«Les femmes réussissent à publier dans des revues presque aussi citées que celles où publient les hommes, mais leurs articles sont moins cités.»

La FIGURE 2 révèle pour sa part un aspect fort intéressant de l’impact appréhendé et observé des articles des hommes et des femmes. Plus spécifiquement, elle présente, pour les articles signés par un premier auteur ou une première auteure, l’impact moyen des revues où ils sont publiés (tableau de gauche) ainsi que l’impact spécifique des articles (tableau de droite). Elle montre que bien que les femmes réussissent en moyenne à publier dans des revues presque aussi citées que celles où publient les hommes – et même dans de meilleures revues en biologie, sciences de la Terre, génie et sciences sociales –, leurs articles sont, dans chacune des disciplines, moins cités que ceux des hommes.

Cela semble corroborer les travaux mentionnés en introduction qui faisaient état d’un biais en faveur des hommes : à revue égale, on cite plus abondamment les travaux des hommes que ceux des femmes. Cela suggère également l’existence d’un « effet Matilda5 » à l’échelle des citations : les articles des femmes reçoivent moins de citations que ce à quoi on pourrait s’attendre compte tenu des revues où ils ont été publiés.

Le « pourquoi » derrière ces tendances

Plusieurs facteurs peuvent contribuer à expliquer ces tendances. Parmi ceux-ci, nous ne pouvons passer sous silence le fait que les femmes ont généralement des responsabilités familiales plus grandes que celles des hommes, et ce, malgré les gains faits depuis une cinquantaine d’années. Ces responsabilités ont évidemment une influence sur leur mobilité – participation à des conférences ou des projets internationaux, etc. –, ce qui affecte leur participation aux réseaux de collaboration internationale et, en conséquence, la visibilité de leurs travaux, traduite en un taux de citations plus bas. Un second facteur est lié à la séniorité des auteurs. À l’échelle québécoise, par exemple, les professeures sont en moyenne trois ans plus jeunes que leurs collègues masculins, ce qui, évidemment, affecte les probabilités qu’elles soient à la tête d’équipes de recherche. Enfin, le fait que les femmes aient une participation moindre aux travaux de recherche québécois dans les domaines historiquement très masculins – mathématiques, génie et physique – pourrait être causé par l’absence de modèles féminins.

Barrières invisibles mais réelles

Bien que les chiffres présentés ici soient des moyennes et fournissent des tendances générales ne pouvant s’appliquer aux individus, il importe de rappeler que ces grandes tendances constituent la somme des micro-actions de l’ensemble des membres de la communauté scientifique et, ainsi, témoignent de barrières structurelles bien réelles. La communauté scientifique – et la société en général – se prive ainsi d’une partie de ses « cerveaux » et, en conséquence, des hypothèses et domaines de recherche entiers demeurent sous-étudiés.

Notes :

  • 1. Les données de cet article sont tirées d’un projet de recherche mené en collaboration avec l’Université de l’Indiana (Blaise Cronin, Chaoqun Ni et Cassidy Sugimoto) et l’Université du Québec (Yves Gingras). Détails sur le projet.
  • 2. Moss-Racusin, C. A., Dovidio, J. F., Brescoll, V. L., Graham, M. J., & Handelsman, J. (2012). « Science faculty’s subtle gender biases favor male students », Proceedings of the National Academy of Sciences, 109(41), 16474-16479.
  • 3. Zuckerman, H. (1977). Scientific elite: Nobel laureates in the United States, Transaction Publishers.
  • 4. Larivière, V., Ni, C., Gingras, Y., Cronin, B., & Sugimoto, C. R. (2013). « Bibliometrics: Global gender disparities in science », Nature (504), 211-213.
  • 5. L’effet Matilda est le corollaire de l’effet Matthieu. Alors que ce dernier décrit le mécanisme des avantages cumulatifs – « plus tu as, plus tu auras » –, l’effet Matilda montre l’inverse : « moins tu as, moins tu auras ». Voir Rossiter, M. W. (1993). « The Matilda Effect in Science », Social Studies of Science (23), 325–341
  • 6. Détails sur la méthode.

  • Vincent Larivière
    Université de Montréal

    Vincent Larivière est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les transformations de la communication savante, professeur adjoint à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal, membre régulier du CIRST et directeur scientifique adjoint de l’Observatoire des sciences et des technologies. Ses recherches s’intéressent aux caractéristiques des systèmes de la recherche québécois, canadien et mondial, ainsi qu’à la transformation, dans le monde numérique, des modes de production et de diffusion des connaissances scientifiques et technologiques. Il est titulaire d’un baccalauréat en Science, technologie et société (UQAM), d’une maîtrise en histoire (UQAM) et d’un Ph.D. en sciences de l’information (Université McGill).

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