Dans les recherches de Karen Messing, généticienne à l'Université du Québec à Montréal, c'est l'être humain qui compte d'abord et avant tout. Cette chercheuse a d'ailleurs obtenu une formation en sciences humaines (baccalauréat en psychologie de l'Université Harvard) avant d'opter pour les sciences appliquées (maîtrise en génétique et doctorat en biologie de l'Université McGill). Elle s'intéresse depuis plusieurs années aux effets des radiations ionisantes sur l'humain. Une humaniste (et féministe ...) à rencontrer.
[Propos recueillis par Yanick Villedieu, et publiés dans la version imprimée du présent magazine en janvier-février 1988]
Américaine, elle vit au Québec depuis que, en 1965, elle est « tombée en amour avec Montréal ». Anglophone, elle travaille en français. Issue d’une famille bourgeoise (mère artiste, père cadre supérieur dans une grande compagnie), elle fait de la recherche avec et pour des travailleuses et des travailleurs. Et comme cette spécialiste de la génétique des champignons n’en est pas à un paradoxe près, elle s’intéresse en fait à l’être humain en milieu de travail.
« Il y a pourtant des jours, avoue Karen Messing, où ce serait tentant de rester au laboratoire, à faire de la recherche classique, plutôt que d’aller sur la ligne de feu... »
Mais comme codirectrice du Groupe de recherche-action en biologie du travail (le GRABIT, pour faire court à défaut de faire joli), à l'Université du Québec à Montréal, la docteure Karen Messing s'y retrouve très souvent, sur la « ligne de feu ». Et même quand elle est dans son labo du pavillon des Sciences, à l'UQAM, elle ne fait pas seulement de la recherche classique. Elle fait de la recherche pour changer des choses.
Sa première expérience en milieu de travail? Elle date d'il y a une dizaine d'années. L'UQAM vient alors de signer un protocole de services (encore en vigueur aujourd'hui) avec les deux grandes centrales ouvrières du Québec, la CSN et la FTQ. Un syndicat, regroupant des travailleurs exposés à une poussière radioactive dans une usine d'affinage de métal, se prévaut de ce protocole pour demander une étude sur les problèmes de santé auxquels ses membres s'exposent en respirant cette poussière. Les travailleurs se demandent notamment s'ils ne risquent pas, à cause de cette exposition, d'avoir des enfants anormaux. Sur les quatre membres de l'exécutif syndical qui ont des enfants, quatre (vous avez bien lu : quatre sur quatre) ont eu des enfants souffrant d'une malformation congénitale plus ou moins grave. La femme d'un autre membre de l'exécutif est enceinte de jumeaux, à ce moment-là; un de ses deux bébés naîtra, lui aussi, avec une malformation congénitale!
« Ça a été mon premier contact avec la génétique appliquée à la santé au travail », se rappelle Karen Messing.
Un contact brutal : du coup, la génétique n'est plus seulement une belle science un peu abstraite. Et un contact difficile : allez dire à quelqu'un qu'il est en quelque sorte le « responsable » de la malformation congénitale de son enfant… L'étude commence tant bien que mal. On découvre un taux « élevé » de malformations chez les enfants des travailleurs exposés. Mais l'échantillon est très petit, probablement pas représentatif, et il serait hasardeux de tirer des conclusions solides sur le plan scientifique. L'équipe de l’UQAM voudrait faire une étude plus fouillée. Elle demande de l'aide à des collègues « Surprise! raconte Karen Messing. On voulait bien collaborer, mais personne ne voulait publiquement associer son nom à ce travail. »
Un contact brutal : du coup, la génétique n'est plus seulement une belle science un peu abstraite. Et un contact difficile : allez dire à quelqu'un qu'il est en quelque sorte le « responsable » de la malformation congénitale de son enfant…
Finalement, la compagnie réussit à renvoyer la recherche aux calendes grecques en proposant au syndicat (qui accepte, et on le comprend bien) d'installer un système de ventilation dans l'usine. On ne saura donc pas si les fameuses poussières radioactives causaient effectivement des malformations congénitales. Mais l'intervention aura débouché, indirectement, sur un résultat tangible : supprimer une nuisance à la source, ou à tout le moins la réduire.
Depuis cette première recherche, Karen Messing et ses collègues du GRABIT ont fait beaucoup de chemin. Pour s'imposer, au fil des années, comme une des équipes les plus musclées – et les plus respectées – dans le domaine de la santé au travail. Articles dans des revues internationales, subventions généreuses, personnel nombreux (30 personnes, dont 5 chercheuses principales) : la « machine » tourne à plein rendement. Le GRABIT a le statut d'équipe associée à l'IRSST (Institut de recherche en santé et sécurité du travail), ce qui lui vaut une subvention de plus d'un demi-million de dollars pour deux ans et demi. Pas mal, il faut le reconnaître, pour des travaux qui n'auraient pas suscité pour cinq cents d'intérêt il y a seulement quinze ans!
Dossier principal de Karen Messing depuis dix ans : l'effet des radiations ionisantes sur l'humain, à forte mais aussi à faible dose. L'étude est menée en parallèle chez les travailleurs de la centrale nucléaire de Gentilly et chez les techniciennes d'un hôpital de Montréal. Le problème est analysé de deux façons : en laboratoire, sur des globules blancs prélevés chez les personnes exposées, et sur le terrain, grâce à un questionnaire sur les suites des grossesses des travailleuses exposées à des radiations en milieu hospitalier.
La première approche est plutôt complexe. Elle fait appel à une technique très nouvelle qui permet de caractériser, au niveau moléculaire, une mutation génétique bien particulière, la mutation HPRT. Une prise de sang et on rentre tranquillement travailler au laboratoire, au milieu des éprouvettes et des ordinateurs! Après avoir isolé les lymphocytes, on les fait pousser dans un milieu qui ne laisse vivre que les cellules mutantes. Et le tour est joué. C'est ce qu'on appelle de la science pointue, séduisante, au goût du jour. Et c’est de la science bien financée, non seulement par l'IRSST, mais aussi par les organismes subventionnaires habituels.
L'autre approche, où on utilise un questionnaire, est un peu moins spectaculaire sur le plan scientifique. D'ailleurs, elle n'est pas subventionnée comme telle, quoique l'IRSST accepte que cette recherche soit exécutée dans le cadre du projet sur les radiations. Aussi progresse-t-elle moins rapidement que la recherche sur les mutations génétiques des globules blancs.
Cette seconde approche a cependant déjà donné lieu à des observations intéressantes pour ce qui touche les problèmes dont souffrent effectivement les travailleuses interrogées, qui parlent plus volontiers des cadences de la production ou des masses à soulever que des radiations. « Nous n'aurions jamais su ça si nous nous étions contentées d'étudier des lymphocytes », commente Karen Messing, notant au passage à quel point il est difficile de financer certaines recherches. « Plus on s'intéresse à l'expérience quotidienne des gens, à leurs conditions de travail concrètes, moins il est facile d'obtenir des subventions. »
Plus on s'intéresse à l'expérience quotidienne des gens, à leurs conditions de travail concrètes, moins il est facile d'obtenir des subventions.
Cela dit, le laboratoire continue de passionner la scientifique. Son année sabbatique, elle l'a passée à l'Institut du cancer de Montréal, au sein de l'équipe du Dr Bradley, à élaborer la méthode de dépistage de la mutation HPRT. « C'est une technique excellente, dit-elle, la seule actuellement qui permette d'étudier des cellules vivantes. Il s'agit d'un indicateur d'exposition qui peut éventuellement permettre d'identifier l'agent responsable d'une mutation. Mais c'est une technique très complexe, délicate. De plus, cette mutation HPRT n'est associée à aucun cancer. Le test ne permet pas de dire quoi que ce soit à un individu sur ses risques personnels d'être atteint du cancer. »
Les premières études ont porté sur des groupes de personnes exposées à des doses élevées de radiations. On a alors trouvé, comme dans toutes les études du genre, une relation entre la dose reçue et l'importance de l'effet mutagène. Les études ont ensuite porté sur des personnes exposées à des petites doses de rayonnements ionisants. Résultat étonnant et toujours inexpliqué : l'effet mutagène est beaucoup plus élevé que prévu. Il semble proportionnellement plus fort pour des expositions à des doses faibles que pour des expositions à des doses importantes de radiations. Curieux? « Sans doute, admet la chercheuse. Mais ce n'est pas étonnant que nous avons trouvé quelque chose de nouveau : nous sommes les seules à posséder une technique pour étudier spécifiquement l'effet génétique d'une exposition à de si faibles doses de radiations. »
Karen Messing – et le nom du groupe qu'elle dirige conjointement avec la neurophysiologiste Donna Mergler le dit bien (les trois autres chercheuses principales sont la généticienne Hélène Dubeau, l'ergonome Nicole Vézina et l'épidémiologiste Jennifer Ratcliffe) – Karen Messing fait de la recherche-action, de la recherche engagée. « Pas de la recherche suivie d'action, spécifie-t-elle, mais de la recherche qui intègre, à toutes les étapes, les sujets de la recherche. »
N'y a-t-il pas un risque de biaiser les résultats, de trouver des problèmes là où il n'y a même pas de « bobos »? « On ne peut nier que ce risque existe, admet la chercheuse, mais je crois qu'il est surestimé. Par exemple, les travailleuses d'hôpital sont autant et même plus intéressées à apprendre qu'elles ne risquent rien avec les radiations, plutôt que d'apprendre le contraire. Elles n'ont donc pas nécessairement tendance à déclarer plus de problèmes de santé qu'elles n'en éprouvent. »
Il faut dire aussi que cette recherche engagée permet parfois de poser les questions sous un éclairage nouveau. C'est d'ailleurs ce que les chercheuses du GRABIT ont fait en « revisitant » ce vieux problème des ghettos d'emploi féminins.
Leurs recherches au sein de l'industrie du poisson et des abattoirs de volaille avaient montré que les postes féminins sont surtout des postes où les cadences sont rapides, le travail répétitif et la posture : « debout-immobile ». Les effets de ces conditions de travail sur la santé sont notoires : épuisement, nervosité, stress, maux de dos, de bras, de jambes ... Tout cela parce que les femmes n'ont pas de chromosome Y? Tout cela parce qu'elles rapportent plus de symptômes que les hommes, parce qu'elles se plaignent davantage? « Pas du tout, explique la généticienne. Nous avons examiné les postes de travail dits désexisés et nous avons vu que les hommes qui font le même travail que les femmes se plaignent des mêmes maux que les femmes. » Comme on dit : à travail égal, souffrance égale…
Karen Messing évoque encore et encore d'autres recherches, d'autres enthousiasmes, d'autres projets - comme celui de travailler au sein d'une équipe solide, chaleureuse, composée à 90 p. cent de femmes toujours prêtes à collaborer entre elles. Ou le souhait de voir plus de fonds de recherche réservés aux problématiques définies par des groupes sociaux – comme c'est le cas avec les syndicats dans le cadre du protocole UQAM-CSN-FTQ. Les questions posées par ces groupes ne sont pas toujours « orthodoxes », mais elles assurent un renouvellement de la créativité de la recherche.
Toutefois, Karen Messing ne saurait éviter d'évoquer au moins une déception, et de taille : l'abandon, en 1986, du beau et important projet de la Maison des sciences et des techniques de Montréal. Nommée membre du conseil d'administration deux ans auparavant – « (…) sans doute parce qu'on nommait d'un même coup une féministe, une syndicaliste, une scientifique en exercice, une femme et une anglophone », dit-elle en souriant –, elle s'était engagée à fond dans le projet. « Je voyais déjà ce musée comme une maison où tout le monde se sentirait à son aise. Je ne l'imaginais pas comme un gadget merveilleux, mais comme un endroit confortable, familial. Je croyais aussi que ce serait un moyen, pour les femmes, de ne plus être bloquées devant les sciences ... »
Non pas que j'aie été féministe au départ, dit Karen Messing. Je le suis devenue à la longue, et passionnément. Mais au début, je voulais, tout simplement, relever le défi de faire de la science.
Il y a dix ans, en 1978, Karen Messing lançait le cours Biologie et condition féminine. La moitié du cours portait sur les bases biologiques de la différence entre les deux sexes, l'autre moitié sur des applications (par exemple : femme et médecine, femme et sport). Une presque première : ce cours était le deuxième du genre en Amérique du Nord, « (…) mais à quelques jours près à peine », précise-t-elle. « Non pas que j'aie été féministe au départ, dit Karen Messing. Je le suis devenue à la longue, et passionnément. Mais au début, je voulais, tout simplement, relever le défi de faire de la science. »
Un défi qu'elle s'était donné comme on l'aurait fait dans un roman. Bachelière en psychologie de Harvard, chercheuse dans le même domaine, toute jeune mère de famille, elle lisait un jour La Femme mystifiée de Betty Friedan tout en allaitant son premier enfant. Une petite phrase retint son attention : « Les femmes ont peur de la science. » Elle décida de faire de la science ...
De la chimie, elle passa à la physique, puis à la biologie, et surtout à la génétique, une discipline « très logique ».
C'est comme ça et pour ça que Karen Messing est devenue femme de science.
- Propos recueillis par Yanick Villedieu, 1988
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