[Propos recueillis par Yanick Villedieu, et publiés dans la version imprimée du présent magazine en mars-avril 1988]
Au cœur du droit, de la personne, de ses libertés et de la société qui délimite les dites libertés, les travaux de Bartha Maria Knoppers portent sur les problèmes juridiques posés par l’application des nouvelles technologies en génétique. Qui est le père d’un enfant né par insémination artificielle avec donneur? Quelle est la responsabilité civile des médecins dans le cadre de telles pratiques? Quels sont les droits d’une personne sur l’utilisation du matériel génétique qu’on lui a prélevé? La liste des questions est longue. Celles des réponses l’est moins. Il reste beaucoup à faire, et c’est urgent.
« Il y a dix ans, quand je faisais ma troisième année de droit à McGill et que je travaillais sur l’insémination artificielle avec donneur ou sur la fécondation in vitro, certains professeurs me regardaient comme si je nageais dans la science-fiction. En 1988, dans presque tous les pays occidentaux, les questions de reproduction humaine sont au programme de pratiquement toutes les commissions de réforme du droit... ».
Professeure à la Faculté de droit de l’Université de Montréal et chercheuse au Centre de droit public de la même université, Bartha Maria Knoppers peut effectivement se dire aujourd’hui qu’elle a eu une très bonne intuition quand elle s’est intéressée à ce qui allait devenir la « reproductique » ou la « procréatique », la procréation médicalement assistée.
C’était en 1977. Un an plus tard, en juillet 1978, le premier bébé-éprouvette faisait la une de tous les journaux du monde. Et suivait, très vite, la banalisation des bébés-éprouvette. Puis, à plus forte raison, celle de l’insémination artificielle. Vinrent alors les mères porteuses, rémunérées ou non, tantôt fournisseuses d’ovules et parfois « seulement » loueuses d’utérus. Puis les embryons « de trop », jetés ou congelés, vendus au plus offrant ou offerts à la science, adoptés ou, à l’occasion (tout s’est vu) orphelins. Bref, les bébés à deux ou trois mamans, ou un ou plusieurs pères, médecin et biologiste de service non inclus, ou même sans papa du tout. Et ce, dans la plus joyeuse atmosphère d’improvisation, dans la griserie de la recherche sans limites ou presque, souvent sur un fond de gros titres et de sous encore plus gros.
Les juristes ont-ils été dépassés par les événements? Bartha Maria Knoppers ne le croit pas. « Avant de formuler des lois, avant que la société ne prenne position, il faut que le débat avance, que l’opinion publique mûrisse, choisisse les valeurs qu’elle entend protéger, et finalement que les politiciens prennent des décisions. »
Ce que le chercheur en droit essaie de faire, c’est d’imaginer des solutions à des situations face auxquelles la loi ne s’est pas encore prononcée.
Ce qui ne veut pas dire, bien au contraire, que les juristes se tournent les pouces en attendant qu’un consensus ne se dégage de lui-même. La liste des livres, thèses, articles, mémoires et communications que Bartha Maria Knoppers a consacrés à ces questions occupe plus de six pages aux lignes bien tassées dans son curriculum vitae. Sans compter les comités spécialisés dont elle a été ou est encore membre, notamment les comités de bioéthique de plusieurs hôpitaux. Sans compter non plus les multiples consultations qu’elle a été et est appelée à donner, au Barreau du Québec ou au Conseil des sciences du Canada, à la Commission de réforme du droit du Canada ou au Réseau de médecine génétique du Québec.
« Ce que le chercheur en droit essaie de faire, explique Bartha Maria Knoppers, c’est d’imaginer des solutions à des situations face auxquelles la loi ne s’est pas encore prononcée. » Bien sûr, les grands principes de droit sont là — comme le respect de la dignité de la personne humaine. Le rôle du chercheur consiste à trouver comment mettre ces principes en pratique, comment résoudre les problèmes bien concrets qui naissent de l’application d’une nouvelle technologie. »
Quand, par exemple, notre chercheuse s’est attaquée à l’insémination artificielle avec donneur (IAD), cette technique se pratiquait déjà beaucoup, mais sans aucun cadre juridique précis. Se posait pourtant un problème de taille : celui de la reconnaissance de la filiation de l’enfant né par IAD, puisque le droit distinguait à l’époque entre enfant légitime et enfant illégitime. Se posait également un autre problème, celui de la responsabilité civile du médecin. De façon globale, enfin, on se demandait quelles pourraient être les conséquences d’une légitimation de l’insémination artificielle.
« On a assez vite constaté, se rappelle Bartha Maria Knoppers, qu’on ne pouvait pas se contenter d’une approche technique-par-technique, l’insémination artificielle, puis la fécondation in vitro, puis une autre technique, puis une autre encore... Il fallait plutôt énoncer des principes généraux permettant de se donner des balises; par exemple, le principe du respect de la dignité de la personne. Ce principe veut qu’on ne puisse altérer ni modifier l’être humain, autrement qu’à des fins thérapeutiques précises, et cela depuis la première cellule. »
Ceux qui exercent la procréatique se sont donné des modes de fonctionnement et des normes d’éthique, une sorte de soft law qui tient lieu de règles du jeu. C’est empirique et volontaire, un peu élastique peut-être. Mais c’est ce dont on dispose en attendant que le public ne se fasse une idée sur la question, en attendant un « encadrement juridique articulé ».
Un encadrement qu’il est maintenant temps de se donner, estime la chercheure. « Ce qui m’a frappée le plus, depuis une dizaine d’années que durent les débats sur les nouvelles techniques de la reproduction, ce sont les positions extrêmes, pour ou contre, parce qu’elles démontrent chez leurs partisans un manque de respect de l’être humain, de sa complexité. À un extrême, je citerai la position du Vatican, qui refuse en bloc toutes ces technologies. À l’autre extrême, on a le laisser-aller à l’américaine. » Entre les deux, elle croit qu’il est de l’intérêt du pays d’arriver à encadrer ces activités par quelques principes fondamentaux.
« Je n’ai pas appris le droit comme un simple métier, mais comme un art, une profession libérale », dit Bartha Maria Knoppers. C’est pourquoi elle aime surtout la recherche, l’exploration de domaines où les réponses aux questions n’existent pas encore. La procréatique, à ses yeux, n’est plus tout à fait un domaine neuf. Sa nouvelle « cause », explique-t-elle, c’est la génétique. « Une fois la procréatique banalisée, et maintenant que la famille est éclatée, il se pourrait que notre véritable individualisation, ce soit notre code génétique, puisque chaque personne est génétiquement unique. »
Il y a urgence à sauvegarder le code génétique, à le protéger, à protéger la personne qu’il individualise.
Là encore, la science file à toute allure. Elle découvre les gènes de ceci ou de cela, fabrique des sondes moléculaires pour les explorer et en traquer le moindre défaut, imagine des façons de pallier leurs pannes, rêve déjà de les réparer, de les bricoler, de les commercialiser même. « Il y a urgence à sauvegarder ce code, à le protéger, à protéger la personne qu’il individualise », croit Bartha Maria Knoppers.
Et pour bien souligner qu’elle ne fait toujours pas de la science-fiction, elle rappelle le cas Moor, aux États-Unis. Ce monsieur poursuit des chercheurs et une compagnie pharmaceutique pour avoir mis sur le marché un produit immunologique fabriqué à partir de ses cellules (et d’ailleurs commercialisé sous l’appellation sans équivoque de « Moor Cell Line »). Commerce illicite ou vol de tissu? Voie de fait? Ou même... viol de droit d’auteur? Les avocats de M. Moor ont tout plaidé, pour l’instant sans succès. Mais qu’importe. Le problème reste entier : savoir à qui appartient quoi, et quels droits la personne conserve sur ce qu’elle a de plus spécifique et de plus intime, son code génétique.
La médecine génétique soulève ou soulèvera de plus en plus de problèmes de confidentialité, croit Bartha Maria Knoppers. On recueille déjà, à des fins de recherche ou de dépistage, des quantités énormes de matériel génétique. Il est vrai que les gens acceptent, en règle générale, de collaborer à ces opérations, toujours entreprises « pour la bonne cause ». Mais acceptent-ils pour autant d’être « fichés » dans des banques de gènes à confidentialité relative?
Le développement de la génétique prédictive, ou simplement de techniques permettant de déceler la susceptibilité génétique telle ou telle maladie, soulève d’autres interrogations. Les gens acceptent-ils vraiment de subir des tests pour dépister des maladies contre lesquelles on n’a pas de traitement? Veulent-ils toujours tout savoir? Et peuvent-ils décider de ce qu’ils veulent apprendre et ne pas apprendre? « Il y a des cas ou l’information génétique peut permettre certains choix, dit la chercheuse. Mais l’individu doit avoir la liberté de refuser de participer à l’étape suivante d’une recherche qui le concerne. »
Malgré nos chartes et nos lois qui essayent de donner des droits aux enfants, nous vivons dans une société anti-enfants.
Si « le droit de la médecine génétique » est entièrement à développer — une tâche à laquelle elle consacre désormais le plus gros de ses efforts —, Bartha Maria Knoppers n’en a pas moins une autre cause à cœur : la cause des enfants.
« Je constate, dit-elle, que malgré nos chartes et nos lois qui essayent de donner des droits aux enfants, nous vivons dans une société anti-enfants. Toutes nos politiques économiques, fiscales, sociales, l’absence de garderies, les horaires de travail peu ou pas flexibles, les allocations familiales dérisoires, les écoles où l’on n’est même pas capable de servir un repas chaud aux élèves, tout cela et mille autres choses montrent qu’on est de fait contre les enfants. Ils ont des droits, mais des droits vides. Ils ne sont pas entendus, sauf en cas de crise : la société s’intéresse aux enfants post facto, après le drame. »
Bartha Maria Knoppers est-elle loin de son métier de juriste et de son travail de professeure-chercheure en prenant ainsi fait et cause pour « une politique où les enfants seraient vraiment la responsabilité de la société »? Pas vraiment, répond-elle. « Comme professeure, je peux chercher à former des avocats et des avocates spécialisés dans la représentation des enfants, dans l’aide aux enfants captifs de conflits entre adultes. Je peux aussi essayer de sensibiliser le milieu juridique à ces problèmes-là. Et comme chercheure, je sais qu’il y a encore beaucoup à trouver sur les enfants comme sujets de droit... Alors là aussi, il y a de quoi travailler, et c’est mon projet à moyen terme. »
J’ai choisi le droit parce que je le voyais comme un outil pour faire de l’action sociale, pour changer des choses.
Avant de me faire part de ses nouvelles « causes », de son plan de recherche pour les prochaines années, Bartha Maria Knoppers m’avait expliqué comment — et surtout pourquoi — elle en était arrivée au droit après des études en... littérature.
« C’est vrai, dit cette fille d’immigrants hollandais arrivée au Canada encore tout enfant, c’est vrai que j’ai fait sept années d’études en littérature française et anglaise, en Ontario et en Alberta. Ma spécialité : la poésie du tiers-monde. J’ai fait un bac, une maîtrise, un début de doctorat. Un peu écrit, aussi... Mais je me suis vue devenir professeure de littérature et le rester toute ma vie. Je voulais m’engager davantage dans la société. En 1975, j’ai donc commencé mon droit. »
Pourquoi le droit? « Parce que je le voyais comme un outil pour faire de l’action sociale, pour changer des choses », répond Bartha Maria Knoppers sans détour. Ce qui l’intéresse dans le droit, c’est l’être humain, ses libertés, la société qui délimite lesdites libertés, pas la partie technicojuridique, pas le droit dans un sens limité.
Ce qui l’intéresse dans le droit, c’est l’être humain, ses libertés, la société qui délimite lesdites libertés, pas la partie technicojuridique, pas le droit dans un sens limité.
Et pourquoi, quand on est anglophone de formation, se retrouver à l’Université de Montréal? À cause des hasards du métier, bien sûr. Mais à cause aussi d’un double intérêt : pour la Common Law et pour le droit civil, « (...) deux systèmes qui m’ont toujours intéressée ». Jeune étudiante en droit en Alberta, Bartha Maria Knoppers avait bénéficié d’une bourse d’été du ministère fédéral de la Justice, en 1976, pour s’initier au droit civil à Sherbrooke. Ce fut le coup de foudre. Et le transfert à McGill, où elle obtiendra son premier diplôme universitaire pour ses travaux de « science-fiction » sur l’insémination artificielle avec donneur.
Aiguillée vers le droit médical par « son premier mentor », le professeur Paul-Andre Crépeau, et passionnée de droit comparé, elle poursuit ses études en France, puis encore à McGill, puis en Angleterre. De retour à Paris, elle obtient son doctorat pour une thèse sur La Responsabilité civile du médecin et la conception artificielle (droit civil français et québécois, Common Law anglaise, canadienne et américaine) — tout cela en multipliant livres et articles sur le droit familial, le statut juridique du fœtus, le diagnostic prénatal, l’éthique médicale, la médecine génétique, l’avortement et, bien sûr, les nouvelles technologies de la reproduction. Un programme plutôt chargé pour seulement une dizaine d’années de recherche!
Regrette-t-elle parfois la littérature engagée et ;apoésie tiers-mondiste? Pas vraiment, semble-t-il — ne serait-ce que parce qu’elle n’en a guère le temps.
« Il est vrai que le droit, dit Bartha Maria Knoppers, et surtout l’apprentissage du droit, ce n’est pas toujours très drôle. Et que le monde des juristes est plus stressant que celui des poètes. Mais la structuration et la discipline du droit ne sont pas nécessairement très éloignées de la poésie. »
Et souriant face à mon étonnement, Bartha Maria Knoppers ajoute : « Vous savez, j’ai trouvé une certaine poésie dans la logique du droit, dans les mots et les expressions, dans l’articulation des idées... »
- Propos recueillis par Yanick Villedieu, 1988
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