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Eve Seguin, UQAM - Université du Québec à Montréal
"La science est largement devenue technoscience, de plus en plus proche du marché." Cette affirmation du Monde diplomatique contient deux éléments essentiels de la notion de technoscience telle qu’elle est utilisée par ses détracteurs : la soumission au marché et l’opposition à la vraie Science. Malheureusement, ils trahissent tous deux une profonde méconnaissance de l’histoire de la science moderne et de son fonctionnement social.

La légende veut que ce soit Bruno Latour qui ait inventé le terme « technoscience ». En réalité, le créateur de ce mot qui allait connaître une exceptionnelle popularité est Gilbert Hottois. Le philosophe des sciences et des techniques a utilisé ce terme pour la première fois dans son ouvrage Le signe et la technique. Tout porte donc à croire que, comme cela arrive (ô si peu souvent!) dans le monde universitaire, Latour a fait un emprunt en omettant… de le reconnaître. 

Ceci étant, c’est sans doute le livre de Latour Science in Action qui est à l’origine de l’intense circulation du terme et de son entrée dans le dictionnaire. Chez Latour, l’utilisation du mot servait deux objectifs. Premièrement, il indiquait que la fabrication des faits scientifiques et des artefacts techniques obéissait à la même dynamique et que, conséquemment, les deux activités devaient être étudiées par les chercheurs de sciences sociales selon les mêmes méthodes. Deuxièmement, il réhabilitait le travail des ingénieurs face à la supériorité affichée des scientifiques.

L’usage que Latour fait du terme est descriptif, et c’est dans le même esprit qu’on continue à utiliser ce mot un peu partout dans la littérature. À une exception près : dans le propre pays de l’auteur. En France, en effet, le terme a progressivement acquis une connotation entièrement négative. L’adversaire le plus illustre de la technoscience est sans conteste le biologiste de la reproduction Jacques Testart, père d’Amandine, premier « bébé-éprouvette » français. Mais il n’est pas le seul, tant s’en faut. 

Un numéro de Manière de voir publié en 1998 par Le Monde diplomatique et intitulé « Ravages de la technoscience », affirmait ainsi : « La science est largement devenue technoscience, de plus en plus proche du marché. » Cette affirmation contient deux éléments essentiels de la notion de technoscience  telle qu’elle est utilisée par ses détracteurs : la soumission au marché et l’opposition à la vraie Science. Malheureusement, ils trahissent tous deux une profonde méconnaissance de l’histoire de la science moderne et de son fonctionnement social. 

Le Québec ayant encore le réflexe d’émuler les modes intellectuelles françaises, on  trouve sous la plume d’auteurs québécois la panoplie des poncifs qui fondent cette version négative de la technoscience. Le numéro de Relations publié en 2009 sous le titre « Technoscience : la boîte de Pandore », en constitue une excellente illustration. Le texte du sociologue Jean-François Filion, qui prétend cerner les traits distinctifs de la Science, est tout à fait emblématique du genre et mérite qu’on s’y arrête. 

Comme il se doit, la naissance de la technoscience est d’abord située dans le temps. Le passage, ou plutôt la dégradation, de la vraie Science en technoscience daterait du milieu du 20e siècle. Aucune surprise ici : avec son projet Manhattan, la Deuxième Guerre mondiale fait partie, tout comme les années 1970 et le 19e siècle, des dates de prédilection des pourfendeurs de la « technoscience ». Apparemment, cette divergence dans la périodisation ne les trouble pas le moins du monde.

Vient ensuite, la caractérisation de l’essence même de la vraie Science. Celle-ci se consacrerait à « la découverte des lois universelles de la nature ». Ce type de formulation porté par l’optimisme des Lumières parait étrangement suranné quand on considère, d’abord, que la nature n’est pas une donnée empirique, mais une catégorie métaphysique culturellement située; puis, que les fameuses lois universelles changent selon le paradigme scientifique en vigueur; enfin, que l’idéologie de la découverte masque un lent et patient travail de fabrication très bien mis en lumière par l’ethnographie de laboratoire. Ian Hacking est celui qui l’a le mieux formulé : les faits scientifiques n’attendent pas d’être cueillis comme des fraises en été. 

L’idéologie de la découverte masque un lent et patient travail de fabrication très bien mis en lumière par l’ethnographie de laboratoire.

Une mission aussi admirable que la découverte des lois universelles de la nature ne saurait s’accomplir dans la facilité. Ainsi, nous est donc donnée l’assurance que les découvertes scientifiques bouleversent les croyances et préjugés socialement partagés. On a ici une allusion on ne peut plus claire à Galilée et à sa défense héroïque de l’héliocentrisme face à l’obscurantisme de l’Église catholique. Malheureusement, les historiens des sciences ont depuis longtemps mis en évidence ce qu’il faut bien appeler « le mythe Galilée ». Loin d’être une victime sacrificielle de la Vérité, notre homme avait tous les attributs du courtisan.

Le tableau ne serait pas complet sans la liste des conditions de possibilité de la vraie Science : « L’histoire des sciences nous enseigne que cette autonomie s’est développée quand des sociétés ont adhéré aux idéaux de la raison universelle. C’est ainsi que dans la foulée des révolutions modernes, des institutions sociales vouées à la connaissance ont été érigées, notamment avec des systèmes éducatif et universitaire protégés et soutenus par des États démocratiques. » Ce passage nécessiterait à lui seul un très long commentaire. On se contentera ici de deux remarques. 

D’une part, les institutions vouées à la connaissance sont apparues dans – et ont été autorisées par – des régimes monarchiques. En France, c’est même la royauté qui, par l’intermédiaire de Colbert, a créé l’Académie des sciences. Celle-ci, on ne s’en étonnera guère, a été d’emblée placée au service de deux maitres : Minerve, déesse de la sagesse, et… le roi. D’autre part, le summum de « l’autonomie » a pris place dans la période 1945-1975, ce qu’ignore apparemment l’auteur, puisqu’il situe la naissance de la « technoscience » au milieu du 20e siècle… La période des trente glorieuses a en effet été marquée par la création d’organismes publics de financement de la recherche dite fondamentale. Il va sans dire que cette « autonomie » n’a pas empêché la collaboration entre armées et chercheurs universitaires dans la plupart des pays, les États-Unis faisant bien entendu figure de modèle. La notion d’autonomie est une idéologie à plusieurs fonctions, qui a notamment assuré aux États l’existence d’une armée scientifique de réserve. 

On voit à ce qui précède que la notion de « technoscience » telle qu’utilisée par des penseurs qui se veulent « critiques » est pour le moins problématique. Nous poursuivrons notre exploration dans notre prochaine chronique.


  • Eve Seguin
    UQAM - Université du Québec à Montréal

    Eve Seguin détient un doctorat en sciences politiques et sociales de l’Université de Londres (Royaume-Uni). Spécialiste du rapport entre politique et sciences, elle est professeure de science politique et d’études sociales sur les sciences et les technologies à l’UQAM. Ses recherches portent sur les controverses technoscientifiques publiques, l’interface État/sciences/technologies, et les théories politiques des sciences.

     

    Note de la rédaction : Les textes publiés et les opinions exprimées dans Découvrir n’engagent que les auteurs, et ne représentent pas nécessairement les positions de l’Acfas.

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