Lors de l’édition 2021 du colloque « Penser l’après-COVID-19 » tenu lors du Congrès de l’Acfas, nous avons tenté collectivement de penser de quelles manières nos réflexions avaient « évolué » depuis la parution, en mai 2020, du dossier sur la pandémie globale. Notre premier sentiment lors de la rédaction de ce deuxième texte était l’inconfort : les mots, difficiles à trouver, et les réflexions, circulaires face à la situation planétaire du deuil. Un deuil est toujours politique, mais c’est aussi une condition de possibilité pour repenser la communauté, comme l’a si bien démontré la philosophe féministe Judith Butler.
Face à l’inconfort et aux nombreuses réflexions linéaires qui analysent la Covid d’une perspective purement économique ou sanitaire, nos réflexions sur les valeurs féministes étaient donc à contester : celles-ci se sont plutôt constituées dans les émotions, dans le sentir – un objet d’étude centrale que nous réclamons comme constitutif de la théorie féministe pour la justice sociale. En ce sens, si notre premier texte affirmait l’importance des valeurs féministes pour affronter la pandémie globale et ses effets sur les inégalités socio-économiques, nos arguments se sont plutôt radicalisés. Notre texte soutenait la nécessité de reconnaître notre vulnérabilité commune; malheureusement, un an plus tard, nous notons effectivement la résurgence et l’exacerbation des nationalismes des vaccins, de la nécropolitique des États, de la violence contre les femmes et de la précarité sociale et économique. Dans ce texte, nous réitérons et radicalisons la nécessité des valeurs féministes pour l’après-pandémie.
Le Québec et le système-monde : radicaliser la solidarité
L’immensité du problème et son impact direct sur nos vies – sur toutes nos vies, mais de manière très différenciée selon notre position sociale – nous ont menés à des questionnements profonds par rapport à la géo-corpo-politique du problème : il n’était pas possible de penser uniquement à partir du Québec. Le jour de notre communication au 88e Congrès de l’Acfas, 10 612 personnes ont perdu la vie dans le monde pour cause de pandémie. Durant l’heure de notre présentation, où nous partagions des savoirs sur la Covid-19, 120 personnes mouraient au Brésil et en Inde. Au moment où nous écrivons ces lignes, ces deux pays comptabilisent respectivement 554 000 et 423 000 décès de COVID-19. En ce sens, nous soulignons que la crise sanitaire n’est pas un objet d’étude que nous analysons à distance. Elle est plutôt une condition de précarité partagée qui nous atteint différemment comme personnes et comme société.
Dans le cas de l’Inde, ce sont les populations pauvres qui sont largement affectées et laissées pour compte, tandis que le pays exporte des vaccins dans plus de 80 pays, notamment occidentaux, montrant ainsi la perpétuation des inégalités nord-sud. Au Brésil, face au négationnisme du chef d’État et aux scandales de corruption, la négligence de l’État est une cause directe de mortalité dans sa population. Dans ce pays, comme dans plusieurs autres, le virus agit à l’intersectionnalité des systèmes d’oppression et exacerbe les différences sociales déjà existantes. Là-bas comme en Amérique du Nord, la plupart des victimes sont des personnes pauvres, noires, autochtones et des groupes marginalisés.
[...] le virus agit à l’intersectionnalité des systèmes d’oppression et exacerbe les différences sociales déjà existantes. Là-bas comme en Amérique du Nord, la plupart des victimes sont des personnes pauvres, noires, autochtones et des groupes marginalisés.
Si la pandémie dévaste des pays et des populations subalternisées, elle contribue à l’enrichissement des plus grandes fortunes. En effet, il a été estimé que la fortune gagnée par 10 milliardaires pendant la pandémie aurait été suffisante pour vacciner le monde entier, en plus d’aider 10 millions de personnes à sortir de la pauvreté. Alors que la Banque mondiale évalue à 200 millions le nombre de personnes qui seront en situation de pauvreté post-pandémie, le président d’Amazon s’offrait un voyage spatial, dans un déploiement androcentré et capitalistique, en pleine crise sanitaire. La COVID-19, même si elle explicite la vulnérabilité commune et partagée des sociétés, est un phénomène global auquel nous continuons de donner des solutions locales et déconnectées les unes des autres.
Ainsi, une critique féministe pour penser la « solidarité internationale » en temps de crise est fondamentale. Comme l’affirme Maïka Sondarjee dans son livre Perdre le Sud : décoloniser la solidarité internationale, nous devons nous engager vers un internationalisme radical, basé sur l’anticapitalisme, les féminismes et la décolonisation de nos manières de voir, de penser, de concevoir et d’agir sur le monde.
Une critique féministe appelle à la désolidarisation avec le capitalisme androcentré, nous invitant à une analyse structurelle des inégalités et des patriarcats locaux et globaux du « soin ». En effet, les féministes ont été à l’avant-plan d’une redéfinition du concept de soin et ce, bien avant la pandémie. Pour ces dernières, le soin n’est pas une relation réduite à « donner » ou « prendre » soin; plutôt, le soin est vu comme relationnel et saisi dans son caractère d’interdépendance. Dans le cas de la pandémie, cela signifie qu’il n’est pas souhaitable de revenir « à la normale », avec une vision étroite du soin, mais plutôt de viser une transformation sociale de celui-ci, par une éthique du soin (ethics of care).
Pour une approche intersectionnelle : radicaliser l’optimisme
Avons-nous perdu l’optimisme de notre premier texte? Il semble bien que oui. Notre optimisme initial pour une société qui ferait peut-être un retour sur elle-même s’est lentement reconfiguré en désespoir face à la nécropolitique et la précarité induite par plusieurs gouvernements durant la pandémie. La crise sanitaire a exacerbé les inégalités sociales, illustrant l’exposition différenciée aux conséquences de la pandémie, et donc à la mort.
Les données du portail Santé Montréal indiquent que Montréal-Nord est l’arrondissement le plus sévèrement touché par la COVID-19 avec près de 10 % de tous les cas confirmés à Montréal en date du 29 juin 2021. Les arrondissements Mercier-Hochelaga-Maisonneuve et Côte-des-Neiges-Notre-Dame-de-Grâce suivent de près Montréal-Nord : ce sont effectivement ces régions qui ont le revenu per capita le moins important sur l’île de Montréal.
De même, les femmes sont parmi les personnes le plus touchées par la pandémie. Selon l’OIT, en 2020 dans le monde, 63 millions des emplois perdus concernaient les femmes – ce qui correspond à une diminution de 5 %, tandis que cette baisse fut de 3,9 % pour les hommes. Au Québec, en janvier 2021, le recul d’emploi était deux fois plus élevé chez les femmes que chez les hommes. Aussi, étant majoritaires dans les secteurs d’activités comme l’enseignement et les garderies, elles sont surreprésentées parmi les cas d’infection à la COVID-19. Les femmes ont été particulièrement touchées dans le domaine de la santé, avec 79 % des cas répertoriés d’infections. Il importe de souligner qu’au Québec, plus du tiers du personnel aide-infirmier, préposé aux bénéficiaires et aide-soignant est composé de personnes immigrantes dont plus de 80 % de femmes. En ce sens, les femmes immigrantes se sont retrouvées à l’intersection de facteurs les rendant très vulnérables à la pandémie.
L’affectation différenciée au virus s’est couplée du fardeau socioéconomique que portent les femmes. La pandémie vient donc exposer le besoin d’opter pour des analyses spécifiques qui prennent en considération l’imbrication des positions sociales subalternisées dans lesquelles les femmes et certains groupes sociaux sont placés. Comme nous l’affirmions dans notre premier texte, « ça ne va pas bien aller » pour les personnes en situation de précarité dans le combat contre la pandémie.
L’affectation différenciée au virus s’est couplée du fardeau socioéconomique que portent les femmes. La pandémie vient donc exposer le besoin d’opter pour des analyses spécifiques qui prennent en considération l’imbrication des positions sociales subalternisées dans lesquelles les femmes et certains groupes sociaux sont placés.
Notre posture critique nous pousse donc à radicaliser l’optimisme : plus que jamais, il y a une urgence des valeurs féministes. Les réponses à la pandémie ont été des mesures individualisées, où chaque personne devait « respecter » et « s’acquitter » de tâches pour réduire la propagation : le fardeau de contamination reposait sur chaque corps. Au contraire, nous réitérons l’importance des réponses collectives qui sont centrales à l’agir concerté des féministes : le soin ne peut être pensé autrement qu’à partir d’un point de vue intersectionnel qui prend en compte les différents systèmes d’oppression – sexisme, classisme, racisme, âgisme, capacitisme – qui hiérarchise les corps et catégorise ce qu’est une « vie digne d’être pleurée ».
Sécurité et vulnérabilité : radicaliser le soin
L’après-pandémie nous invite à une reconceptualisation du soin, de son implication pour la société et de son caractère foncièrement politique. Les féministes sont celles qui ont d’ailleurs mis ce concept au centre de leurs analyses tout en considérant son lien avec les insécurités quotidiennes vécues par les femmes et l’importance de penser la hiérarchisation et la fragilité des corps.
Ainsi, bien avant la COVID-19, les féministes ont mis la division sexuée du travail et l’importance de penser au travail reproductif qui pèse sur les épaules des femmes, qui est au centre de leurs questionnements, et ce, en termes tant individuels que politiques. Les femmes et les filles sont les plus grandes responsables des soins non-rémunérés et rémunérés. Cette tendance s’est aggravée durant la pandémie dans la mesure où le besoin de soin gratuit et mal rémunéré a considérablement augmenté. La pandémie expose ainsi nos sociétés à une crise du soin qui met en évidence la précarité des réseaux, des salaires et des conditions de travail dans le domaine de santé, dans lequel les postes sont majoritairement occupés par des femmes. Également, les féministes ont réitéré l’urgence de prendre des mesures concrètes pour réduire la charge mentale et le travail reproductif qui, notamment en raison de l’injonction à la conciliation famille-travail, pèse lourdement sur plusieurs femmes.
La pandémie expose ainsi nos sociétés à une crise du soin qui met en évidence la précarité des réseaux, des salaires et des conditions de travail dans le domaine de santé, dans lequel les postes sont majoritairement occupés par des femmes. Également, les féministes ont réitéré l’urgence de prendre des mesures concrètes pour réduire la charge mentale et le travail reproductif qui, notamment en raison de l’injonction à la conciliation famille-travail, pèse lourdement sur plusieurs femmes.
Penser aux soins vient avec les interrogations sur la fragilité des corps. Il s’agit de voir de quelles manières les systèmes d’oppression ont et ont eu un impact différencié sur ceux-ci : les mesures adoptées durant la pandémie ont isolé les personnes affectées par d’autres maladies chroniques ou encore, ont criminalisé les « corps déviants » des normes sociales – pensons notamment au couvre-feu et à la situation d’itinérance. Le confinement imposé fut certes nécessaire pour contrer la propagation du virus. Mais, il a aussi confiné les femmes et les enfants avec leurs agresseurs – comme nous montrent les données du SOS violence conjugale, dont les appels ont augmenté de 7000 cas, passant de 90 à 200 par jour entre 2019 et 2020.
La postpandémie en termes féministes appelle à transformer radicalement notre rapport au soin. Le Care Collective, dans l’ouvrage The Care Manifesto: The Politics of Interdependence, nous invite à repenser nos sociétés où règne l’absence du soin. Ce manifeste politique (queer, féministe, antiraciste et écosocialiste), prône une vision collective et communale du soin qui adopte des modèles alternatifs d’économies. La pandémie est donc un interstice pour raviver la conversation sur le soin collectif.
Agir collectivement : radicaliser le pessimisme
La normalité « avant la pandémie » ne doit pas être notre ethos collectif « qui va de soi » : celle-ci est raciste, sexiste, classiste et perpétue les inégalités sociales. Redirigeons plutôt nos luttes vers des valeurs féministes intersectionnelles qui soulignent le besoin radical de reconnaître que les systèmes d’oppression et les crises sociales et économiques exacerbent les inégalités qui sous-tendent nos sociétés et le système capitaliste. Valorisons les vies perdues et prenons conscience de notre vulnérabilité commune et partagée pour agir ensemble. Ouvrons un espace au sentir, à vivre le deuil, à accueillir les personnes, les familles et les pays dévastés par cette pandémie. Que le pessimisme qui nous entoure aujourd’hui puisse être transformé en force politique pour construire ensemble des sociétés véritablement justes et égalitaires.
- Danielle Coenga-Oliveira
Université du Québec à Montréal
Danielle Coenga-Oliveira est candidate au doctorat en science politique et études féministes à l’Université du Québec à Montréal. Elle est boursière CRSH Joseph-Armand-Bombardier et dans le cadre de sa thèse doctorale, elle analyse les effets des discours antiféministes «anti-genre» de l’État sur la démocratie au Brésil. Elle s’implique activement dans les activités de la Fondation Lüvo, une collective féministe et antiraciste.
- Priscyll Anctil Avoine
Université du Québec à Montréal
Priscyll Anctil Avoine est candidate au doctorat en science politique et études féministes à l’UQAM. Ses recherches portent sur les études féministes de la sécurité, en particulier sur les processus corporels et émotionnels dans les guerres contemporaines. En septembre 2021, elle entamera un post-doctorat au Département de science politique à Lund University (Suède). Elle s’implique activement dans les activités de la Fondation Lüvo, une collective féministe et antiraciste.
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