Une fois gagnée « la bataille collective la plus importante de nos vies », selon les mots de François Legault, la société québécoise fera face à des défis énormes. Nous avons demandé à des chercheurs venus de différents horizons des sciences sociales et humaines de nous donner la mesure de ce qui attend le Québec dans un avenir rapproché.
Les articles du dossier sont réunis et publiés sous le titre Penser l'après-COVID-19 [PDF].
[Coordonné par Guy Laforest et Jean-Philippe Warren, le dossier Penser le Québec d’après-COVID-19 est publié dans le journal La Presse. Cette partie introductive a été publiée le 4 avril 2020, dans la section Débats.
Le dossier s'est déployé du 19 au 30 avril, toujours dans La Presse, où les mêmes auteurs ont développé leur pensée, cette fois en 700 mots. Aussi, un deuxième dossier, La relève pense le Québec d’après-COVID-19, est en mai toujours dans La Presse, sous la direction de Catherine Girard, d'Isabelle Laforest-Lapointe et de Félix Mathieu. Le Magazine de l'Acfas, en collaboration avec toutes les parties, republie tous ces contenus dont la diversité des points de vue dessert bien la réflexion sur les enjeux de l'heure.]
Climat : nos comportements peuvent changer
Avant la COVID-19, la planète avait la fièvre. Les émissions de GES progressaient à un rythme effréné, entraînant une hausse des températures mondiales, et ce, en dépit de l’adoption de plusieurs politiques pour lutter contre les changements climatiques. On expliquait ces échecs par les difficultés, voire l’impossibilité, de mettre en place des politiques trop contraignantes pour changer nos comportements. Cette pandémie a pourtant démontré le contraire. En quelques semaines, d’imposantes politiques ont été adoptées, bouleversant nos rapports au travail, à la communauté, à notre consommation et à notre alimentation, qui ont tous des impacts directs dans la lutte contre les changements climatiques. L’un des grands défis post-COVID-19 sera de voir de quelle manière nous pourrions tirer profit de ces transformations dans les rapports humains/société/nature pour en arriver à des sociétés plus durables.
— Annie Chaloux, directrice du Climatoscope, Université de Sherbrooke
La revanche de la santé publique
Avant que la COVID-19 ne bouleverse l’humanité, la santé publique allait mal. Victime, au Québec, comme presque partout dans le monde, de coupes budgétaires à répétition ainsi que d’un renforcement du contrôle politique exercé sur elle. À ce titre, 2020 est l’année de la revanche. C’est la santé publique qui, pour la première fois de l’histoire moderne, a pris le contrôle de l’agenda politique. La question pour le futur sera de comprendre si – et comment – ce retournement pourrait être mobilisé hors du contexte pandémique. Sera-t-il possible pour la santé publique de maintenir une influence et de l’utiliser face aux inégalités sociales ou aux changements climatiques ?
— Damien Contandriopoulos, titulaire de la Chaire de recherche appliquée en santé publique de 2014 à 2019, Université de Victoria
Une bioéthique axée sur la justice
Après la COVID-19, la bioéthique accordera plus d’attention aux questions liées à la justice, telles que l’allocation des ressources en santé et nos priorités en recherche biomédicale. La bioéthique, depuis sa naissance, a souligné l’autonomie, nos droits de décider comment nous voulons être traités. Cela a renforcé l’illusion collective que dans le domaine de la santé nous pouvons tout avoir. La COVID-19 a douloureusement fait éclater notre bulle en soulignant le fait que nos ressources sont limitées, que des choix difficiles sont nécessaires. Mais même sans pandémie, on ne peut pas répondre aux besoins de tous. La bioéthique post-COVID favorisera alors des valeurs telles que l’équité, la solidarité et la compassion. Ce serait l’héritage positif des moments déchirants que nous vivons actuellement.
— Vardit Ravitsky, présidente de l’Association internationale de bioéthique, Université de Montréal
Maintenir notre confiance envers les experts
Pendant et après la crise, notre essor collectif dépendra de notre capacité à allier savoir et solidarité, à jumeler les solutions offertes par nos experts et notre capacité collective à les réaliser. Toutefois, il y aura toujours des opportunistes qui chercheront leur propre gain en fragilisant la crédibilité des experts. Le risque qui nous guette est que la fatigue face aux contraintes ou la déception face à l’absence de solution miraculeuse soit transformée par des populistes en rejet de l’importance de prendre des décisions éclairées par l’expertise. Or, les experts ne décident pas, ils informent et guident. Comme nous le voyons ailleurs dans le monde en ce moment, sans cet éclairage, la prise de décision est l’otage du déni ou des pires pulsions. Malgré les revers momentanés qui pourraient advenir, rappelons-nous pour la suite des choses que sans nos experts, nous serions en pire état.
— Frédéric Bouchard, doyen de la faculté des arts et des sciences, Université de Montréal
Et si (enfin), on investissait dans les réseaux locaux d’action collective
La crise économique risque malheureusement d’amplifier et d’exacerber les problèmes sociaux, tels que l’itinérance, la négligence des enfants, l’insécurité alimentaire, la violence conjugale, etc., découlant, entre autres, de l’appauvrissement de certains groupes de population. Les réseaux locaux d’action collective, en impliquant des acteurs de la société civile, du secteur public et privé, sont plus que jamais incontournables si on veut faire face à ces problèmes complexes. Or, l’analyse de l’expérience du Québec montre que ces réseaux n’ont pas toujours bénéficié des conditions et pratiques optimales nécessaires à leur efficacité. Le principal défi de l’après-COVID sera de pallier cet état de situation.
— Nassera Touati, directrice scientifique de l’équipe de recherche sur la gouvernance et l’articulation des réseaux de solidarité, ENAP
Des finances publiques sous pression
Une fois la crise sanitaire passée, en dépit du soutien massif de l’État envers les individus et les entreprises, le Québec sera plongé dans une importante récession. Une fois encore, l’État devra stimuler l’économie pour faciliter la reprise. Or, une économie tournant au ralenti, des revenus de l’État en baisse et des interventions gouvernementales accrues, voilà des éléments jouant négativement sur l’évolution des finances publiques. Des déficits record apparaissent inévitables. Heureusement, les finances publiques du Québec n’étaient jamais apparues aussi saines et nos efforts réalisés ces dernières années pour diminuer l’endettement apparaissent aujourd’hui salutaires. Cela dit, l’État devra rester vigilant afin d’éviter que le tout culmine en une crise des finances publiques.
— Luc Godbout, titulaire de la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques, Université de Sherbrooke
Mieux partager les risques
La pandémie actuelle menace tous les Québécois, directement ou indirectement. Mais ses effets sont loin d’être équitablement répartis. Pendant que certains maintiennent leurs revenus et font du télétravail bien à l’abri, d’autres perdent leur emploi ou s’exposent davantage, souvent pour de petits salaires. La mise sur pause de l’économie québécoise fait ressortir les lacunes de nos mécanismes de distribution et de redistribution du revenu. Les gouvernements improvisent pour colmater les brèches, mais à l’autre bout de l’arc-en-ciel, il faudra revoir tout ça, en gardant à l’esprit que c’est « tous ensemble » que nous aurons passé au travers.
— Alain Noël, président du Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion de 2006 à 2014, Université de Montréal
La mise en œuvre impérative des droits économiques sociaux et culturels
Les droits économiques, sociaux et culturels, tels le droit à la santé et le droit à un niveau de vie suffisant, lequel englobe le logement et l’alimentation, demeurent des droits de seconde zone tant au sein du système de justice que chez les autorités gouvernementales chargées de leur mise en œuvre. La pandémie révèle les violations de ces droits, telles qu’elles sont vécues par les personnes les plus vulnérables de la société. Elle exige que l’État s’acquitte de ses obligations, lesquelles commandent notamment de mobiliser les ressources disponibles, y compris par la taxation et la lutte contre l’évasion fiscale.
— Christine Vézina, coresponsable du Groupe d’étude en droits et libertés (GEDEL), Université Laval
Éviter le repli sur soi
Durant la période post-COVID-19, le retour à notre routine quotidienne engendrera des défis particuliers. Après une période de distanciation physique, il faudra créer des espaces d’échange et de partage afin de renforcer le sentiment d’appartenance à notre communauté, et ainsi d’éviter le repli sur soi et la peur de l’autre. En outre, cette pandémie risque d’ébranler le sentiment de sécurité chez certaines personnes. Comment agir pour favoriser leur santé mentale ? De plus, alors que nombre d’entre nous se tournent vers la télévision, la nourriture et la SAQ/SQDC pour gérer le stress et l’ennui, comment pourrons-nous promouvoir le maintien d’habitudes de vie saines ?
— Jean-Philippe Gouin, titulaire de la Chaire de recherche sur le stress chronique et la santé, Université Concordia
Rester ouverts à l’immigration
La régulation et le contrôle des mobilités humaines – à l’échelle locale et internationale – sont au cœur des réponses étatiques à la COVID-19. Au sortir de cette période, il faudra rester vigilant pour mesurer non seulement les avantages, mais aussi les drames issus des confinements en camps de réfugiés et, plus largement, des inégalités mondiales en matière de privilèges migratoires entre le Nord et le Sud global. Pour le Québec, le défi sera avant tout de trouver la force de demeurer ouvert à l’immigration face à une population anxieuse, et ce, surtout si l’argument des pénuries de main-d’œuvre est démenti par une crise économique.
— Mireille Paquet, titulaire de la Chaire de recherche sur la politique de l’immigration, Université Concordia
— Catherine Xhardez, du Centre pour l’étude de la politique et de l’immigration, Université Concordia
Pour une recherche accessible
Alors que les technologies numériques auraient dû faciliter l’accès aux connaissances scientifiques, d’importantes barrières subsistent. En effet, la majorité de la littérature publiée dans les revues scientifiques demeure verrouillée derrière un mur payant (paywall), et ce, tant pour les chercheurs et les praticiens que pour le grand public – lequel finance par ailleurs la très grande majorité des travaux de recherche. La crise actuelle démontre l’importance de la libre circulation des résultats et données de la recherche, et l’après-COVID-19 verra la mise en place d’incitatifs et politiques assurant que la recherche financée par les fonds publics soit disponible pour tous.
— Vincent Larivière, titulaire de la Chaire de recherche sur les transformations de la communication savante, Université de Montréal
Fédéralisme et concertation
Le Québec est-il mieux équipé que d’autres espaces nationaux pour répondre à la crise sanitaire ? Le partage des pouvoirs au sein de fédération fait en sorte que les responsabilités sociales relèvent prioritairement du gouvernement du Québec. Dans ce contexte, il importe d’identifier les facteurs les plus à même de favoriser une bonne gestion de la crise en réévaluant les relations fédérales-provinciales. Parmi ces facteurs, quatre semblent devoir s’imposer : le retour de la souveraineté nationale ; l’arrêt des pratiques favorisant le profit sans égard pour les risques sanitaires ; l’inversion des processus de mondialisation et la valorisation des décisions prises à l’échelle locale et régionale.
— Alain-G. Gagnon, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes, Université du Québec à Montréal
Briser les solitudes
Depuis plusieurs années, on parle d’une « épidémie de solitude ». Le Québec en a été frappé comme les autres sociétés occidentales : désormais, ici même, c’est le tiers des gens qui vivent seuls. Il est vrai que la crise actuelle de la COVID-19 a favorisé un immense élan de solidarité. Toutefois, en même temps, elle a poussé les gens à s’isoler et à pratiquer une sévère distanciation sociale. La peur du contact humain persistera-t-elle dans les années à venir ? Les écrans remplaceront-ils durablement les interactions directes ? Face à ces questions, il faut considérer plus que jamais la solitude comme un problème de santé publique.
— Guy Laforest, directeur général de l’ENAP et Jean-Philippe Warren, titulaire de la Chaire d’études sur le Québec, Université Concordia
- Dossier coordonné par Guy Laforest et Jean-Philippe Warren
École nationale d’administration publique (ÉNAP) et Université Concordia
Directeur général de l’ÉNAP depuis juillet 2017 et professeur de science politique à l’Université Laval pendant 29 ans, Guy Laforest a aussi œuvré comme directeur de département, directeur de programmes d’études et codirecteur de revue. Il s’est également impliqué comme vice-président administration-finances de l’Association internationale des études québécoises (AIEQ). Il agit actuellement comme responsable du comité de suivi du congrès au conseil d’administration de l’Acfas et comme président élu de la Fédération des sciences humaines du Canada. M. Laforest détient un doctorat en science politique de l’Université McGill ainsi qu’un postdoctorat dans la même discipline de l’Université de Calgary. Il a publié plusieurs ouvrages et articles scientifiques, en plus de participer à de nombreuses communications savantes.
Titulaire d'une chaire d'études sur le Québec, Jean-Philippe Warren est professeur au Département de sociologie et d'anthropologie de l'Université Concordia. Il a publié de nombreux ouvrages sur l'histoire intellectuelle et culturelle au Québec -- dont Edmond de Nevers, portrait d'un intellectuel (Boréal, 2005); Hourra pour Santa Claus. La commercialisation de la saison des fêtes au Québec (Boréal, 2006); Ils voulaient changer le monde. Le militantisme marxiste-léniniste au Québec (VLB, 2007); Une Douce anarchie. Les années 68 au Québec (Boréal, 2008). Il est aussi l’auteur de plus d'une centaine d'articles dans des revues savantes et intellectuelles. Ces travaux l'ont mené à s'interroger sur l'institutionnalisation politique et sociale de la modernité au Québec.
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