Julie Guillemot et Elise Mayrand
Université de Moncton
DOSSIER Régions
16 novembre 2016
Sainte-Marie–Saint-Raphaël au bord du précipice…
Sainte-Marie–Saint-Raphaël est un village d’environ 900 habitants juché sur des falaises meubles, à l’extrémité de la péninsule acadienne, face au golfe du Saint-Laurent. Dans cette ommunauté de pêcheurs, comme en atteste la morue sur le blason municipal, la mer et ses caprices font partie de la vie quotidienne et de la mémoire collective. Mais les jeunes désertent le village, et le bureau local de la coopérative financière tout comme l’épicerie ont fermé leurs portes. L’église doit être rénovée et le budget de la municipalité est dans le rouge. À cette érosion sociale s’ajoute celle des côtes, qui s’accélère en menaçant plusieurs maisons. Certaines ont pourtant été construites, il y a plus de 100 ans, suffisamment en retrait de la côte « pour avoir, entre la maison et la mer, un jardin et des sheds à saler » (Photo I).
La situation de Sainte-Marie–Saint-Raphaël n’est pas unique dans la péninsule. Dans certains cas, comme à Le Goulet et à Shippagan (Photo II), ce sont surtout les inondations qui affectent les résidents. À quelques variantes près, on trouve des « Sainte-Marie–Saint-Raphaël » le long de toutes les côtes de l’est du Canada.
De 2010 à 2015, nous avons participé à un programme de recherche de l’ARUC-DCC1 portant sur l’étude et le renforcement de la résilience de ces communautés côtières. Nous utilisons ici notre expérience dans le cadre de ce projet interdisciplinaire et partenarial pour illustrer certaines particularités de la recherche en région.
Les côtes à risque
Dans la péninsule acadienne, les risques côtiers font partie du quotidien, mais, comme ailleurs, les dégâts matériels occasionnés par les tempêtes ont tendance à augmenter depuis quelques décennies. Les tempêtes de 2010, entre autres, ont entraîné des coûts très élevés. Les responsables locaux ont alors vu dans l’association avec des universitaires l’occasion d’avoir accès à une expertise qui les aiderait à développer des pistes d’adaptation. Les municipalités de Shippagan et de Sainte-Marie–Saint-Raphaël ont été les deux partenaires principaux, et un groupe environnemental de la région s’est également associé au projet.
L’objectif de notre processus d’accompagnement est d’amener les communautés à concevoir des démarches d’adaptation reflétant la situation propre à leur village. Pour ce, nous avons d’abord réalisé des collectes de données utilisables localement. Quels sont les impacts majeurs du changement climatique et qui les subit? Quels sont les besoins des membres de la communauté et vers quelles ressources ces derniers se tournent-ils pour trouver de l’aide? Comment les populations se représentent-elles les risques associés aux effets du changement climatique? Autant de questions à explorer pour que les démarches s’ancrent dans les réalités de chaque communauté. En parallèle, des activités de transfert de connaissances ont été organisées afin que les résidents comprennent mieux les effets du changement climatique, les enjeux locaux et les rôles des divers acteurs, et qu’ils soient ainsi mieux outillés pour prendre des décisions. Entre autres, des professionnels ont expliqué ce qu’est l’érosion côtière, suggéré des mesures d’urgence, ou encore, discuté des avantages et inconvénients de diverses approches pour protéger les côtes. Des documents de synthèse ont aussi été rédigés et distribués aux citoyens.
L’intersectoriel : une seconde nature des petites équipes
Un tel travail sur des enjeux environnementaux implique une approche intersectorielle. La petite taille du campus de Shippagan pose des défis pour certains aspects de notre travail de chercheuses : forte dépendance aux technologies des communications pour maintenir un réseau de recherche actif, difficulté à recruter des étudiants des cycles supérieurs, ressources matérielles et financières limitées. Elle a cependant l’avantage de faciliter les échanges spontanés entre collègues de diverses disciplines; ces échanges informels, on le sait, sont de solides bases sur lesquelles finissent par se bâtir des collaborations de recherche.
Notre projet a mis à contribution des expertises en biologie, en géographie et en sociologie. Il s’agissait de mieux comprendre les changements environnementaux qui avaient caractérisé la région de Shippagan au cours des dernières décennies. Le croisement des disciplines a élargi le regard sur la construction et l’usage des savoirs locaux à propos des effets du changement climatique, et facilité la communication dans le cadre du processus d’adaptation2. La présentation de données issues à la fois du savoir local et de sources scientifiques – sur la hausse du niveau de la mer, le taux d’érosion par secteur, la réduction de l’étendue et de la durée du couvert de glace, par exemple – rend les constats des travaux plus crédibles aux yeux de la communauté, ce qui l’aide à surmonter les réactions de déni face à une situation stressante.
Par la suite, l’utilisation simultanée de données sociales, notamment celles issues des savoirs locaux, et environnementales s’est avérée une stratégie gagnante. La prise en compte du changement climatique exige des décideurs qu’ils fassent des choix sur la base d’une science prédictive, n’offrant pas de certitudes. Les sciences sociales apportent une grande contribution aux communautés qui doivent prendre des décisions basées non seulement sur une modélisation des risques, mais aussi sur un dialogue entre toutes les parties prenantes. Elles facilitent le transfert des connaissances sur les dynamiques environnementales et sociales en cours et génèrent une réflexion sur les mécanismes décisionnels.
Construire « ensemble » : pas facile
La démarche de recherche, avec sa composante d'accompagnement, s’est effectuée en collaboration avec les partenaires locaux, mais construire « ensemble » a parfois été difficile. Il faut du temps pour coordonner différentes visions. Par exemple, certains intervenants, valorisant surtout le volet technique de l’adaptation au détriment de sa dimension sociale, attendaient de nous des réponses de consultants en ingénierie. Pour sa part, le groupe environnemental, qui jouait le rôle d’intermédiaire entre les communautés et les chercheurs, a manqué de ressources humaines et s’est désinvesti du projet en cours de route. Heureusement, grâce à une collaboration avec l’Institut de recherche sur les zones côtières (IRZC)3, nous avons pu introduire dans ce jeu d’acteurs un intermédiaire avec lequel il est devenu plus facile de construire une démarche alliant recherche et accompagnement4. Ce type d’intermédiaire était d’autant plus essentiel que les petites collectivités côtières n’ont pas toujours le personnel compétent et suffisant pour s’investir pleinement dans de tels projets. De plus, si ces communautés remarquent bien les effets du changement climatique sur leur environnement immédiat, elles affrontent aussi des enjeux tels que le déclin démographique et l’exode des forces vives, et de fait, elles ne placent pas nécessairement le dossier de l’adaptation dans leurs priorités.
Quand la recherche trouve son sens dans le territoire
La démarche s’est ainsi poursuivie en tenant compte des contraintes de chaque communauté. Des aspects tels les représentations des risques, le rôle du capital social ou l’appropriation d’outils d’adaptation ont été explorés5. Du côté des communautés, on a vu des comités de citoyens, encadrés par des chercheurs, travailler à partir de cartes réalisées par des géographes et illustrant les risques futurs d’inondation et d’érosion, pour produire des outils d’aide à la décision sur les enjeux propres à chaque village. Ces outils ont ensuite été diffusés aux élus et à la population. Les décisions prises à la suite de cet exercice – par exemple, de surélever certaines infrastructures ou d’adopter des arrêtés de zonage intégrant les risques futurs – témoignent d’une prise en compte des effets du changement climatique à différentes échelles d’intervention.
À cet égard, la dynamique régionale est particulièrement intéressante. En 2012, des leaders locaux, en partenariat avec l’IRZC, ont décidé de mettre en commun leurs efforts pour travailler à un plan d’adaptation non plus local, mais régional, démarche à laquelle des chercheurs de l’UMCS se sont joints. Si, pour plusieurs, adaptation au changement climatique rime encore avec responsabilité individuelle et solutions techniques, nos observations et notre implication dans la péninsule acadienne nous conduisent à affirmer que d’autres visions plus collectives et diversifiées de l’adaptation gagnent du terrain.
Une approche partenariale suppose que les chercheurs concilient, dans un même projet, objectifs de recherche et besoins des communautés. Cet idéal de complémentarité n’est toutefois pas facile à atteindre. En contrepartie, l’implication dans ce type de recherche favorise l’ancrage territorial de l’institution universitaire, qui s’en trouve valorisée. Est-ce là une stratégie de survie viable pour les petits campus ruraux? La réponse dépendra probablement des critères utilisés pour évaluer la pertinence sociale de maintenir ces centres universitaires éloignés. Quoi qu’il en soit, au-delà des calculs stratégiques, contribuer, ne serait-ce que modestement, à la dynamique du développement local, ajoute du sens au travail du chercheur.
Références bibliographique :
- Guillemot, J., E. Mayrand, J. Gillet et M. Aubé (2014). « La perception du risque et l’engagement dans des stratégies d’adaptation au changement climatique dans deux communautés côtières de la péninsule acadienne ». VertigO 11 (2), 17 p. vertigo.revues.org/15164
- Guillemot, J., et M. Aubé (2016). « L’adaptation aux changements climatiques dans la péninsule acadienne : rôles d’acteurs clés dans l’émergence d’un dialogue articulé à l’échelle régionale ». VertigO, hors-série 23, https://vertigo.revues.org/16664
- Noblet, M., J. Guillemot et O. Chouinard (2016). « Rôle de l’action collective et du capital social dans les processus d’adaptation au changement climatique en zone côtière - Comparaison de deux études de cas au Nouveau-Brunswick (Canada) ». Développement Durable et Territoire developpementdurable.revues.org/11297
- Stervinou, V., E. Mayrand, O. Chouinard et A. Thiombiano (2013). « La perception des changements environnementaux : le cas de la collectivité côtière de Shippagan (Nouveau-Brunswick, Canada) », VertigO , vertigo.revues.org/13482
- 1ARUC-DCC : Alliance de Recherche Université-Communautés – Défis des Communautés Côtières (CRSH)
- 2Stervinou et autres, 2013
- 3L’IRZC était aussi impliqué depuis 2008 dans un programme portant sur l’adaptation au changement climatique dans la région du Canada atlantique (ACASA) https://atlanticadaptation.ca/fr
- 4Guillemot et Aubé, 2016
- 5Noblet et autres, 2016; Guillemot et autres, 2014.
- Julie Guillemot
Université de Moncton, campus de Shippagan
Julie Guillemot détient un doctorat en développement régional de l’Université du Québec à Rimouski. Elle enseigne depuis 2010 à l’Université de Moncton, campus de Shippagan et, depuis 2011, elle étudie l’adaptation aux effets du changement climatique au sein de petites communautés côtières. Elle s’intéresse également à la valorisation des ressources naturelles et à la gouvernance territoriale au Nouveau-Brunswick.
- Elise Mayrand
Université de Moncton, campus de Shippagan
Elyse Mayrand détient un doctorat en océanographie de l’Université du Québec à Rimouski. Elle est professeure titulaire à l’Université de Moncton, campus de Shippagan. Ses champs de recherche englobent l’écophysiologie d’invertébrés marins, d’une part, et, d’autre part, la perception des petites communautés côtières par rapport aux changements environnementaux qui se produisent à l’échelle locale et aux risques qui y sont associés.
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