La promotion faite aujourd’hui des nouveaux chiffres qui nous gouvernent est trompeuse. Ils sont habilement présentés comme permettant de mettre en valeur le singulier, de promouvoir librement les "bonnes pratiques" dont l’adoption serait laissée à la sagacité de chacun d’entre nous. [...]. Pourtant, l’horizon de la "performance" dans lequel ils s’inscrivent, ainsi que l’évaluation le plus souvent à court terme qu’ils permettent, constituent autant de limites aux marges de liberté annoncées.
Les chiffres nous gouvernent. La formule est rituelle et sans doute utile pour ce qu’elle engage à l’attention. Mais elle comporte aussi l’inconvénient de placer tous les chiffres « dans le même sac », et elle fait courir le risque de souhaiter les contester tous. Pourtant, la production de certaines statistiques a ouvert la voie à des avancées sociales considérables.
L’invention du taux de chômage par exemple a contribué à placer ce fléau au sommet de l’agenda des gouvernements des sociétés démocratiques. Vouloir le négliger serait funeste! La volonté par ailleurs de certains aujourd’hui de remplacer ce taux de chômage par de nouveaux indicateurs d’emploi cache mal leurs aspirations à mettre à mal les conquêtes anciennes de l’État Providence.
S’il ne s’agit donc pas de souhaiter un monde sans chiffres, il faut travailler à mieux les distinguer, à distinguer en particulier ceux qui sont capitaux de ceux, de plus en plus nombreux, qui détournent l’attention des citoyens.
S’il ne s’agit pas de souhaiter un monde sans chiffres, il faut travailler à mieux les distinguer, à distinguer en particulier ceux qui sont capitaux de ceux, de plus en plus nombreux, qui détournent l’attention des citoyens.
Comprendre « l’homme moyen » ou chiffrer les « individus »?
Si le chiffrage du chômage, des accidents de travail ou de l’épidémiologie mérite toute notre attention, que dire en revanche de quantifications toujours plus nombreuses qui ont envahi plus récemment le monde, et qui auscultent d’abord les individus ou les groupes restreints d’individus, comme celles qui visent :
- les temps passés par chacun d’entre nous sur les différentes tâches qui composent notre activité professionnelle;
- le nombre de clients à chaque caisse d’un supermarché;
- le temps d’attente aux urgences des hôpitaux, censée offrir un prisme de la qualité des services médicaux;
- le nombre de citations des articles scientifiques comme indicateur de leurs qualités intrinsèques;
- ou encore le rang occupé par une université dans les nombreux classements présentés comme évaluant leurs qualités, celles en particulier des enseignements qui y sont prodigués?
Des travaux de sociologie commencent à souligner à quel point ces quantifications posent, régulièrement, de très nombreux problèmes méthodologiques. Que compte-t-on exactement? Dans quel but? Avec quelles méthodes? Et quels effets induits sur les phénomènes observés? Bien souvent, ces problèmes devraient conduire à invalider leur production même, comme dans le cas de la plupart des classements d’universités par exemple, ou à tout le moins à relativiser la représentation de ce qu'elles produisent, comme dans les cas des indicateurs d’impact des chercheurs et de leurs travaux. Mais l’audience de ces travaux sociologiques critiques, si elle n’est plus minime, demeure malheureusement incomparablement modeste au regard du succès dont bénéficient les chiffres eux-mêmes, toujours présentés comme « marquants » dans les médias.
Le tournant « néo-libéral » de la quantification
Un premier constat doit être dressé concernant ces nouvelles quantifications dont les histoires débutent toutes, peu ou prou, pendant les années 1980. Si des classements d’universités voient le jour très tôt au 20e siècle aux États-Unis, ceux qui focalisent aujourd’hui l’attention ont une histoire très récente. Le plus célèbre, le classement de Shanghai date de 2003, celui des écoles de droits publié par US News est à peine plus ancien, publié annuellement depuis 1990. De quelques années antérieures encore est la quantification systématique des dépenses réalisées par les hôpitaux qui se développa dans les États-Unis des années 1980, avant d’être rapidement étendue à la plupart des pays de l’Union européenne, dont la France.
Si des classements d’universités voient le jour très tôt au 20e siècle aux États-Unis, ceux qui focalisent aujourd’hui l’attention ont une histoire très récente.
Et il serait possible de prolonger la liste : si la création de l’indice de citation des articles scientifiques date des années 1950, la généralisation de son usage et le rachat de l’Institut pour l’information scientifique (ISI) par Thomson Reuters datent du début des années 1990, tout comme l’expansion de l’installation dans les grandes entreprises des « progiciels de gestion intégrée » (ou Enterprise Resource Planning, ERP).
Ces nouvelles quantifications semblent d’abord avoir en commun d’être liées au tournant dit néo-libéral des modes de gestion des affaires publiques, issu du succès que connaissent dès cette époque les thèses économiques du même nom. Une hypothèse que permet de confirmer le développement inédit que connaissent plus globalement à cette époque, dans les entreprises comme dans les organisations publiques, les quantifications comptables.
La création en 1976 de la revue comptable critique Accounting, Organizations and Society (AOS) offre un formidable observatoire de l’envahissement par les comptabilités, de nos sociétés. Les comptables qui y publient décrivent dès 1976 tout autant le développement de nouveaux domaines de la comptabilité, comme la « comptabilité managériale » qui permet le chiffrage généralisé des temps, des coûts, des performances, que l’extension des territoires de la comptabilité, celle-ci sortant progressivement des entreprises où elle s’était développée depuis des décennies, pour conquérir les administrations publiques.
Ce succès considérable des quantifications comptables qui s’est opéré à la fin du 20e siècle était loin de constituer le premier envahissement des sociétés par les chiffres. Comme le suggère l’exemple du chiffre du chômage, une autre grande famille de chiffres, les statistiques, avait conquis, plusieurs décennies plus tôt, une place centrale dans le gouvernement des sociétés. Cette première avalanche de chiffres avait d’ailleurs conduit certains observateurs, dès les années 1930, à formuler le diagnostic d’une société gagnée par la « quantophrénie ». Le terme continue à être employé aujourd’hui. Mais il est important de saisir que les chiffres aujourd’hui désignés ne sont pas du tout les mêmes que ceux qui avaient été à l’origine de la genèse du terme.
Lorsque cette notion de quantophrénie émerge, la science statistique était alors en cause, accusée de focaliser toutes les attentions sur la recherche des régularités - l’observation des phénomènes « normaux » – imposant la règle de la moyenne. Les historiens des sciences, qui jugèrent le mouvement suffisamment important pour le qualifier de « révolution scientifique » dite « probabiliste », ont proposé d’en situer les dynamiques principales sur une période allant de 1800 à 1930. On pourrait d’ailleurs repousser encore légèrement le moment de la clôture de cette révolution. Il apparaît en effet que le succès de l’évaluation des politiques publiques aux États-Unis dès les années 1960, alors installé sur les techniques statistiques d’« expérimentations randomisées contrôlées », pourrait constituer d’une certaine manière une forme d’apogée de la conquête par l’expertise statistique des instances névralgiques du gouvernement des sociétés.
L’espoir des nouvelles quantifications n’est plus de saisir l’homme moyen, mais plutôt d’identifier l’agent exceptionnel pour donner en exemple son excellence.
La nature des nouveaux chiffres
Mais au-delà de l’enjeu de datation de ces phénomènes historiques, il convient surtout aujourd’hui d’envisager que les chiffres qui ont conquis, au cours des dernières années, une place nouvelle dans le gouvernement des sociétés sont d’une nature différente.
D’abord, leurs producteurs ne sont plus des mathématiciens statisticiens, mais des comptables dont les formations diffèrent grandement d’un pays à l’autre. Ensuite, l’espoir des nouvelles quantifications n’est plus de saisir « l’homme moyen », mais plutôt d’identifier l’agent « exceptionnel » pour donner en exemple son « excellence ». Plus globalement, la recherche de données « structurelles » a cédé la place à celle de données actualisées « en temps réel », décomposables à l’échelle des individus. Ce que j’appelle la « contre-révolution comptable » pourrait ainsi se résumer par la montée en puissance des chiffres de la comptabilité au détriment peut-être de certains chiffres de la statistique, ces deux grandes familles de chiffres disposant de caractéristiques distinctes :
Le chiffre statistique :
- s’intéresse à la société dans son ensemble;
- s’intéresse à la société dans le long terme et décrit des phénomènes structurels ; il permet de décrire « l’homme moyen »;
- s’intéresse à des phénomènes sociaux.
Le chiffre comptable :
- s’intéresse aux coûts et bénéfices budgétaires d’un certain nombre d’activités;
- permet l’agrégation et la désagrégation aux plus petites échelles, celle des individus, en invitant à s’intéresser aux cas « exceptionnels »;
- permet la projection dans le long terme, mais aussi le très court terme.
La promotion faite aujourd’hui des nouveaux chiffres qui nous gouvernent est trompeuse. Ils sont habilement présentés comme permettant de mettre en valeur le singulier, de promouvoir librement les « bonnes pratiques » dont l’adoption serait laissée à la sagacité de chacun d’entre nous. Ils auraient permis au passage de se départir de démarches scientifiques qui fabriquaient une représentation trop standardisante de la société. Pourtant, l’horizon de la « performance » dans lequel ils s’inscrivent, ainsi que l’évaluation le plus souvent à court terme qu’ils permettent, constituent autant de limites aux marges de liberté annoncées.
Ce que j’appelle la "contre-révolution comptable" pourrait ainsi se résumer par la montée en puissance des chiffres de la comptabilité au détriment peut-être de certains chiffres de la statistique.
Perspectives d’analyse
Il faut se garder à ce stade d’une lecture trop manichéenne des choses. D’abord les frontières entre les catégories de chiffres que nous dessinons ne sont pas toujours clairement établies. Comment classer par exemple des indicateurs bâtis dans le cadre des réformes hospitalières réalisées au cours des trente dernières années? Sans doute les premiers outils ont-ils été largement budgétaires et comptables. Mais les systèmes d’information médicalisée se sont beaucoup sophistiqués, recourant très souvent à l’expertise de statisticiens, rendant délicat le classement.
Que penser également des nouvelles données produites à l’occasion du renouveau des politiques de développement porté depuis une quinzaine d’années par les promoteurs de l’expérimentation sociale, notamment le très écouté laboratoire J-PAL au MIT (The Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab, un réseau de chercheurs « veillant à ce que les politiques sociales s'appuient sur des preuves scientifiques »). Issues de la science probabiliste, les données de ces expérimentations sont largement exploitées en lien avec des arguments budgétaires qui ont, in fine, sans doute bâti leur notoriété. Par ailleurs, loin de promouvoir des représentations structurelles des sociétés étudiées, ces expérimentations revendiquent une effectivité immédiate dont la pérennité et les effets sur le long terme sont pour le moins incertains.
Le même genre de commentaires peut être réalisé concernant les données produites dans le cadre des politiques de prévention judiciaire, en plein développement, à partir du profilage des « populations à risque ». Là encore, la science statistique est largement mobilisée, fournissant d’ailleurs le gage de scientificité qui légitime la démarche. Pour autant, les cadres d’analyse sont plus descriptifs qu’explicatifs – la recherche de corrélations ayant remplacé celle des causes – proposant des résultats plus conjoncturels que structurels.
Qui gouverne les politiques de quantification?
La distinction des deux grandes familles de chiffres que constituent les comptabilités et les statistiques ne suffit sans doute pas à produire une cartographie des chiffres qui aujourd’hui pèsent dans le gouvernement des sociétés. Où ranger par exemple les notations réalisées par les agences dites indépendantes qui font aujourd’hui la pluie et le beau temps dans l’orientation des politiques économiques des gouvernements des pays les plus riches? Dans une relative indifférence, les spécialistes de la comptabilité travaillent depuis des années à défendre, face au vent de la financiarisation, leurs outils d’évaluation plus anciennement établis, dans les modèles de comptabilité dits en « coûts historiques ». Malgré ces résistances, la notion de fair value continue de s’imposer toujours plus largement dans les techniques comptables, témoignant que si, dans certains domaines, les comptabilités ont remplacé les statistiques, dans d’autres, les évaluations financières s’imposent aujourd’hui aux outils de la comptabilité. Qui prête attention à ces guerres de positions chiffrées?
L’évolution perpétuelle des frontières entre les différentes formes de quantification ne fait que renforcer l’impératif de catégorisation des chiffres qui nous gouvernent. À l’heure de la numérisation généralisée des sociétés, il est urgent d’entretenir ou de développer un regard critique sur les chiffres, pour mieux les distinguer, identifier leurs qualités ou leurs limites respectives, et mieux les hiérarchiser en fonction de leur utilité ou de leur lien avec des problématiques sociétales que nous souhaitons favoriser. Pour se faire, le plus efficace est sans doute de considérer les chiffres comme les objets de véritables politiques de quantification et de se poser la question simple : qui gouverne les politiques de quantification? Quels financeurs? Quels experts?
Où ranger les notations réalisées par les agences dites indépendantes qui font aujourd’hui la pluie et le beau temps dans l’orientation des politiques économiques des gouvernements des pays les plus riches?
- Fabrice Bardet
Université de Lyon
Fabrice Bardet est directeur de recherches à Université de Lyon, ENTPE, au sein du laboratoire EVS-RIVES. Il est corédacteur en chef de la revue Métropoles. Il travaille au développement d’une sociologie des indicateurs quantitatifs du pilotage de l’action publique, dans les secteurs liés au développement durable des territoires (aménagement, transports, logement, énergie). Il a récemment publié sur ce thème un ouvrage, La contre-révolution comptable. Ces chiffres qui (nous) gouvernent, qui fait l’hypothèse d’une mutation des formes de quantification dans les sociétés contemporaines à l’origine de la focalisation des attentions et des exigences sur les individus plus que sur les collectifs. Il consacre un enseignement à ce sujet à la Paris School of International Affairs (PSIA) de Sciences Po.
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