La hausse significative [de doctorants] a mené à l’emploi, dans les processus de sélection, de seuils arithmétiques qui, bien que statistiquement corrélés avec la qualité des dossiers, imposent des contraintes absolues qui ne favorisent pas l’hétérogénéité des parcours.
C’est maintenant un lieu commun de dire que la très grande majorité des diplômés de Ph. D. ne font pas carrière dans l’enseignement universitaire (voir [1] pour les données canadiennes les plus récentes) : une « désincitation » à la poursuite des études doctorales a d’ailleurs paru dans la presse internationale [2]. Les établissements universitaires ont-ils adapté leurs mécanismes d’évaluation et de reconnaissance à cette évolution? La courte réponse est : « Pas vraiment ».
Parallèlement à la diversification des débouchés, le nombre d’étudiants de troisième cycle a considérablement augmenté. Ceci expliquant cela sur une simple base arithmétique, cette hausse significative a mené à l’emploi, dans les processus de sélection, de seuils arithmétiques qui, bien que statistiquement corrélés avec la qualité des dossiers, imposent des contraintes absolues qui ne favorisent pas l’hétérogénéité des parcours. Cet encouragement à l’homogénéité est contreproductif, dans la mesure où les débouchés « non traditionnels » demandent des aptitudes et attitudes moins systématiquement associées avec les cheminements traditionnels.
Cet encouragement à l’homogénéité est contreproductif, dans la mesure où les débouchés "non traditionnels" demandent des aptitudes et attitudes moins systématiquement associées avec les cheminements traditionnels.
La théorie des tournois
Les mécanismes de reconnaissance, particulièrement en sciences biomédicales, ont été décrits comme suivant le principe économique de la théorie des tournois [3]; tournois qui ont la particularité d’être hautement inégalitaires, avec une prime significative octroyée au gagnant, celle-ci étant considérée comme le moteur principal de la motivation, garante d’une grande productivité. Ce principe est particulièrement utilisé dans le contexte où il n’y a guère de mesure absolue de la valeur des individus, et l’on doit donc s’en remettre à des indicateurs substituts (« proxys ») pour procéder à cette comparaison.
Il devient alors naturel pour les membres des comités de sélection de remplacer l’étude détaillée du contenu des dossiers (choix et contenu des cours suivis, nature des expériences de travail, par exemple) par une mise en ordre des valeurs de ces indicateurs. Ainsi, pour les relevés de notes, on utilisera la moyenne cumulative, indépendamment des cours suivis – un parcours homogène étant le plus souvent récompensé, ce qui n’est pas de nature à encourager l’interdisciplinarité. On valorisera aussi l’obtention antérieure de bourses en milieu universitaire, sous le prétexte qu’elles sont plus « prestigieuses », et malheur à l’étudiant qui cherche à diversifier ses compétences et à acquérir, au premier cycle, une expérience en milieu industriel.
Il devient naturel pour les membres des comités de sélection de remplacer l’étude détaillée du contenu des dossiers par une mise en ordre des valeurs des indicateurs.
Calculer ou lire un dossier de candidature
Dans des programmes particulièrement sollicités, dont certains donnent accès à l’exercice d’une profession, la sélection initiale, celle déterminant et précédant la lecture détaillée du dossier, est effectuée à partir de la moyenne cumulative du programme servant de base à l’admission, moyenne pouvant être très élevée (par exemple, 3,7 sur une échelle de 4,3).
Bien des responsables de programmes appuient ce filtre a priori [5-8], justifié dans la plus large mesure par le trop grand nombre de dossiers à étudier. On renonce ainsi à même lire un dossier non traditionnel : un étudiant peu performant au premier cycle – par manque de motivation, par exemple – ne pourra même pas faire valoir des expériences ultérieures, quelle qu’en soit la nature.
Diriger des étudiants poids léger
Ce problème des « indicateurs » se pose aussi dans l’évaluation des dossiers de chercheurs, eu égard à leurs activités d’encadrement aux études supérieures. Ainsi, on donnera plus de poids à la direction d’un diplômé de doctorat devenu professeur d’université, et on dévaluera la direction d’étudiants inscrits dans des parcours plus professionnels (maîtrises avec stage, par exemple), même si la demande pour ces dernières formations excède celle pour les formations plus traditionnelles comportant un mémoire de recherche.
Étant donnée la mutation des champs d’intérêt et des aspirations des étudiants, et par la simple arithmétique démographique du corps professoral universitaire, les objectifs pédagogiques et la structure profonde des programmes d’études supérieures doivent eux-mêmes évoluer : il n’apparaît pas comme évident que les échelles de temps de transformations des uns et des autres soient actuellement compatibles.
Gazelle ou dinosaure?
Les universités sont peut-être dans la position de John Landy au dernier virage de la course du mille des Jeux de l’Empire de 1954 [9] : pendant que toutes nos préoccupations sont concentrées sur le sous-financement, à gauche, la pertinence nouvelle et les nécessaires transformations nous doublent par la droite. Sous forme plus colloquiale, les dinosaures sont les derniers informés de l’arrivée de la météorite.
[...] pendant que toutes nos préoccupations sont concentrées sur le sous-financement, à gauche, la pertinence nouvelle et les nécessaires transformations nous doublent par la droite. Sous forme plus colloquiale, les dinosaures sont les derniers informés de l’arrivée de la météorite.
- 1. "Where are Canada 'PhDs employed", Affaires universitaires, février 2016, 31.
- 2. "The Disposable Academic - Why Doing a PhD is Often a Waste of Time", The Economist, Dec. 16, 2010 (www.economist.com/node/17723223 - consulté le 23 janvier 2016).
- 3. D. Kennedy, "Tournaments, Prizes - and US", Science 295 (2002) 1193.
- 4. Y. Xie, "‘Undemocracy’: Inequalities in Science", Science 344 (2014) 809-810.
- 5. J. Burmeister, E. McSpadden et al., "Correlation of Admissions Statistics to Graduate Student Success in Medical Physics", J. Applied Clinical Medical Physics 15 (1) (2014) 375-385.
- 6. R.E. Landrum and J. Clark, "Graduate Admissions Criteria on Psychology: an Update", Psychological Reports 97 (2005) 481-484.
- 7. O.D. Weiner, "How Should we be Selecting our Graduate Students?", Mol. Biol. Cell. 25 (2014) 429-430.
- 8. S.M. Bell, J. Blumstein et al., "Defining Success in Graduate School", Mol. Biol. Cell. 25 (2014) 1942-1945.
- 9. www.youtube.com/watch?v=jP_NzZP_LK0 - consulté le 23 janvier 2016.
- Jacques Bélair
Université de Montréal
Jacques Bélair est professeur titulaire au Département de mathématiques et de statistique de l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur le développement de modèles mathématiques des processus physiologiques – au cours des années : rythmes cardiaques, oscillations neurologiques, fluctuations de cellules sanguines (globules rouges, plaquettes) et optimisation des traitements oncologiques. Il a occupé durant presque une décennie un poste de vice-doyen à la Faculté des études supérieures et postdoctorales.
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