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Giuseppe Amatulli, Université de Carleton

J’ai commencé à faire de la recherche ethnographique pendant mon doctorat, pour comprendre les effets cumulatifs du développement industriel sur le style de vie des membres des Premières Nations de Doig River et de Blueberry River, au nord-est de la Colombie-Britannique. 

Jusqu’à leur séparation, en 1977, les Premières Nations de Doig River et de Blueberry River formaient une unique nation, nommée la Première Nation de Fort St. John. Les tensions générées dans les familles par l'exploitation des ressources naturelles ont joué un rôle important dans la séparation. Je me suis donc intéressé à ces communautés en raison de l’histoire d’exploitation des ressources dans leur territoire traditionnel, et de la poursuite civile que la Première Nation de Blueberry River a intentée contre le Gouvernement de la Colombie-Britannique en mars 2015.

Dans le cadre de mes travaux, j’ai souhaité examiner la façon dont les membres de ces communautés perçoivent l’avenir, ce qu’il est possible de réaliser sur leur territoire traditionnel et le type de développement qu’ils envisagent. Pour ce faire, j'ai choisi de mobiliser l'ethnographie, une méthode de recherche qui permet de décrire les cultures, les peuples et leurs habitudes. Une des raisons pour lesquelles j’ai mobilisé cette approche, c’est ma conviction que pour mieux comprendre les défis des gens dans des contextes spécifiques, il est important de se mettre dans la peau de l’autre, de vivre les mêmes expériences, dans le même lieu.

Le travail sur le terrain est donc un moteur important de cette méthode, qui se déroule en trois phases : entrer sur le terrain pour rencontrer les communautés, mener un travail significatif avec et pour les membres, et sortir du terrain avec un regard différent. 

Le défi d’entrer sur le terrain
A group of people on a stage

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Le camp culturel de la Première Nation de Blueberry River auquel j'ai participé au début de mon travail sur le terrain – Pink Mountain, juillet 2019 / Crédit photo : Giuseppe Amatulli

En tant que chercheur·euses, notre présence sur le terrain est souvent inattendue des communautés.  En 2019, j’ai soumis une requête pour mener mon projet de recherche avec la Première Nation Blueberry River. Pendant que j’attendais une réponse, j’ai commencé à m’impliquer dans les activités des membres de la Première Nation Doig River.

Pendant ces mois, j’errais entre les deux Premières Nations, en transition, sans statut au sein des deux communautés. Cette situation est dite « liminale », c’est-à-dire qu’une personne n’existe qu’entre deux statuts et n’appartient pas à un groupe précis. Elle vit une expérience liminale sur le terrain, dans une ambivalence (semi-)perpétuelle, où les sentiments de défaite et de solitude accompagnent le processus de croissance et de transformation personnelle1. Le travail sur le terrain, en soi, peut donc être décrit comme une période particulière, « où la réponse aux défis auxquels on doit faire face n’est tout simplement pas encadrée par une manière de faire prédéfinie » [Traduction libre2]3.

Pendant ces mois, j’errais entre les deux Premières Nations, en transition, sans statut au sein des deux communautés. Cette situation est dite « liminale », c’est-à-dire qu’une personne n’existe qu’entre deux statuts et n’appartient pas à un groupe précis. 

La recherche ethnographique peut être vue comme une série de transitions, de rites de passage dans cet état liminal. Cela fait parfaitement écho à ce que j'ai vécu :  une fois arrivé sur le terrain, je me suis arrêté à Fort St. John, et j'ai commencé à bâtir des relations de confiance avec des membres des communautés de Doig River et de Blueberry River, en attendant que cette dernière m’appelle pour savoir s’il était possible de mener une recherche avec elle. J'ai traversé une période de transition difficile, où il n'y avait aucune certitude ni aucun chemin clair à suivre avant d'être accepté. Puis, j’ai finalement reçu un autre appel : la nation autochtone de Blueberry River ne souhaitait pas collaborer au projet de recherche proposé.

À l’écoute de la communauté

Pour mener des recherches significatives avec les Premières Nations, il est fondamental d’être flexible, de respecter le protocole de chaque communauté, d’adapter notre recherche à leurs besoins, mais surtout, d’accepter qu’il soit possible qu’une communauté ne soit pas intéressée à travailler avec nous. Or, c’est une erreur que j’ai commise avec la Première Nation Blueberry River : j’avais décidé de construire ma recherche ethnographique avec cette communauté, en oubliant qu’elle n’était peut-être pas intéressée à collaborer. À l’époque, c’est ce que j’avais été incapable de comprendre. J’ai dû accepter cette réalité, et changer de direction.

Le travail dans la forêt avec des membres de la Première Nation Doig River – Août 2019 / Crédit photo : Giuseppe Amatulli

Entre l’été et l’automne 2019, j’ai ainsi développé différemment ma relation avec la Première Nation de Doig River. Rapidement, j'ai participé à de nombreux camps culturels organisés par des membres de la communauté, ainsi qu'à des corvées avec eux dans la forêt. Je souhaitais mériter la confiance de la communauté, et toutes ces expériences ont été importantes.

J'ai mené ma recherche en utilisant une approche qualitative sous un style informel. Sur le terrain, j’ai constaté que les conversations informelles et les rencontres non planifiées sont souvent plus intéressantes que les situations formelles. Les conversations ouvertes et spontanées se sont révélées essentielles pour capter des nuances culturelles qui auraient échappé à l’entretien formel. Chaque conversation, qu'elle soit formelle ou informelle, peut ainsi devenir un entretien de recherche. Selon Tuhiwai Smith : « Les ainés font beaucoup de choses pendant un entretien. Ils racontent des histoires, émettent des réflexions, et posent des questions pièges. La qualité de l’interaction est plus importante que de cocher des cases ou de répondre à des questions fermées. » [Traduction libre4]5

Pour conduire une recherche éthique, il est important d’aller sur le terrain et de passer du temps avec les membres de la communauté, pour collecter des données signifiantes. Au lieu d’avoir un plan rigide pour mener des entretiens, il faut être flexible pour réellement connaître la vie des gens, leur défis et désirs. De la même manière, il est important de partager les données collectées avec la communauté. C’est là un élément que j’avais prévu dès le début de ma coopération avec la Première Nation Doig River. Pour redistribuer ce que j’avais appris en cours de route, j’ai notamment organisé un atelier de discussion après mon travail sur le terrain. À la fin de mon doctorat, je suis retourné pour présenter ma recherche, discuter et continuer à travailler avec eux et elles, en m’accordant aux besoins de la communauté.

Pour conduire une recherche éthique, il est important d’aller sur le terrain et de passer du temps avec les membres de la communauté, pour collecter des données signifiantes. Au lieu d’avoir un plan rigide pour mener des entretiens, il faut être flexible pour réellement connaître la vie des gens, leur défis et désirs. De la même manière, il est important de partager les données collectées avec la communauté. 

Sortie de terrain : l’heure des bilans

Je crois fermement que mon expérience sur le terrain a été exceptionnelle et extrêmement précieuse, tant sur le plan personnel que professionnel, et ce, non pas malgré tous les défis que j'ai rencontrés, mais grâce à eux! J'ai retenu tellement de leçons précieuses et impossibles à tirer dans un contexte différent. 

Excursion finale avec les membres de la communauté de Doig River - Août 2020 / Crédit photo : Giuseppe Amatulli

Vers la fin de mon travail sur le terrain, j'ai remarqué que nous avions développé ensemble, la communauté et moi, des relations significatives : plusieurs membres étaient très attachés à moi et ne voulaient pas me voir partir. Réciproquement, j’étais très triste de quitter ce lieu et ces personnes rencontrées authentiquement. Le « gestionnaire », ou band manager, et le chef de la nation m’ont dit que je pouvais rester et travailler avec les membres de la communauté autochtone de Doig River. J’étais vraiment heureux de cette invitation, surtout considérant toutes mes difficultés passées pour obtenir l'accès à cette autre communauté. Toutefois, j’ai réalisé que j’avais subi un choc culturel durant presque tout mon séjour sur le terrain. J'avais besoin de partir pour saisir pleinement l’importance des expériences vécues au cours d'une année de travail sur le terrain, pour intégrer les apprentissages, pour réfléchir et donner un sens à ce parcours. 

Sortir du terrain est une étape importante qui peut être perçue comme un rite de passage, nécessaire pour rentrer de nouveau dans la sphère universitaire pour compléter le travail commencé avant de partir. Néanmoins, il n’y a pas une seule façon de quitter le terrain. Et il est difficile de mettre une fin réelle à une recherche ethnographique. Ce travail ne s’arrête jamais, il est seulement mis en pause. Pour garder la relation avec une communauté autochtone, il est nécessaire de rester en contact avec elle en retournant visiter les personnes rencontrées, et de trouver de nouveaux moyens pour assurer la coopération entre autochtones et allochtones. Autrement dit, pour ne pas tomber dans l’extractivisme des connaissances, il est très important de maintenir des relations après la fin du travail sur le terrain ou de la recherche académique. On peut sortir les chercheur·euses du terrain… mais pas le terrain des chercheur·euses.

[...] pour ne pas tomber dans l’extractivisme des connaissances, il est très important de maintenir des relations après la fin du travail sur le terrain ou de la recherche académique. On peut sortir les chercheur·euses du terrain… mais pas le terrain des chercheur·euses.

Le travail ethnographique aujourd’hui

Quand j’ai commencé mon travail sur le terrain, j’avais une conception vraiment différente de ma méthode de collecte de données. J’ai d’abord été obsédé par l’idée de faire des entretiens semi-structurés. Toutefois, j'ai rapidement compris que je ne pouvais pas me limiter à ce type de collecte, puisque la plupart des données existent sous la forme de connaissances expérientielles sur le terrain de recherche. D’une certaine manière, me détacher de cette idée préconçue de la construction des connaissances me conduit à décoloniser ma pratique de recherche.

Pour expliquer comment les expériences, les croyances et les hypothèses peuvent influencer le processus de recherche, j’ai également mobilisé la démarche métacognitive de la réflexivité. La réflexivité, en sciences sociales, est liée au rôle et au positionnement du chercheur ou de la chercheuse. Elle permet d’explorer comment les expériences antérieures, les croyances et les hypothèses peuvent influencer le processus. De plus, pour mener des entretiens de qualité, il est nécessaire que la personne qui pose les questions et celle qui y répond aient une relation, qu’elles se connaissent déjà un peu. 

Faire de la recherche qualitative et comprendre les données collectées sur le terrain n'est pas un processus mécanique; il n'y a pas de formule parfaite pour y arriver et cela prend du temps. Il faut rester flexible. Voici mon conseil aux chercheur·euses qui se lance(ro)nt dans la recherche ethnographique : prenez le temps de vivre avec la communauté, de nouer des relations avec ses membres, et de comprendre comment vous pouvez réaliser un travail significatif pour et avec cette population.

Voici mon conseil aux chercheur·euses qui se lance(ro)nt dans la recherche ethnographique : prenez le temps de vivre avec la communauté, de nouer des relations avec ses membres, et de comprendre comment vous pouvez réaliser un travail significatif pour et avec cette population.


Pour aller plus loin
Visionnez la communication libre de l'auteur·trice, présentée au 91e Congrès de l'Acfas
  • 1

    Turner, V. W. (Victor W. (1967). The forest of symbols: Aspects of Ndembu ritual. Ithaca: Cornell Univ. Press, p. 99)

  • 2

    « Where the answers to the challenges one needs to face are simply not offered by any predefined structure. »

  • 3

    Thomassen, B. (2009). The uses and meanings of liminality. International Political Anthropology, 2(1) p. 18).

  • 4

    « Indigenous elders can do wonderful things with an ‘interview’. They tell stories, tease, question, think, observe, tell riddles, test and give trick answers […] The quality of the interaction is more important than ticking boxes or answering closed questions. »

  • 5

    Tuhiwai Smith, L. (2012). Decolonizing Methodologies: Research and Indigenous Peoples. Zed Books, p. 229


  • Giuseppe Amatulli
    Université de Carleton

    Giuseppe Amatulli est un chercheur postdoctoral membre de l’équipe du projet Rebuilding First Nations Governance à l’Université de Carleton, à Ottawa. Avant de rejoindre Carleton, il était chercheur postdoctoral invité à l'Université de l’Arctique à Tromsø, en Norvège, où il était affilié au projet Arctic Silk Road, pour lequel il a effectué des travaux sur le terrain à Prince Rupert, en Colombie-Britannique, en juillet 2022. Dans le cadre de son doctorat à l'Université de Durham, au Royaume-Uni, ses recherches se sont concentrées sur l’impact des effets cumulatifs du développement industriel sur la culture, le mode de vie et l'organisation socio-économique de deux communautés des Premières Nations de la Colombie-Britannique (Première Nation de Doig River et de Blueberry River). Tout en suivant l'évolution du procès Blueberry River First Nation v. British-Columbia concernant les effets cumulatifs et la violation du Traité 8, Giuseppe Amatulli a effectué un travail ethnographique visant à comprendre comment les membres de la communauté ont été capables de faire face au développement en s'adaptant au mode de vie moderne, tout en continuant à exercer leurs activités traditionnelles.

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