La « douance intellectuelle » rime-t-elle réellement avec « maladresse relationnelle » et « détresse émotionnelle »? La question du fonctionnement social et émotionnel des personnes ayant une douance intellectuelle n'est pas simple, car elle requiert une réponse des plus nuancées.
En effet, les résultats des études sur le sujet sont plutôt contradictoires1, 2, 3. Si certains observent que les personnes douées présentent un moins bon fonctionnement social et émotionnel que leurs pairs non doués, d’autres notent l’inverse ou ne remarquent aucune différence significative1,2,3. Ces divergences dans les résultats scientifiques pourraient s’expliquer par certaines limites dans les approches méthodologiques, tel le biais d’échantillonnage1,4.
Ce biais émerge lorsque l’échantillon constitué n’est pas représentatif de la population étudiée5. Il peut influencer les résultats en surestimant ou sous-estimant certains effets. Par conséquent, il limite la validité des conclusions de l’étude.
Dans le cadre des travaux analysés, le biais d’échantillonnage peut prendre différentes formes :
Biais de représentativité : Ce biais survient lorsque certaines caractéristiques sont surreprésentées ou sous-représentées dans l’échantillon. Par exemple, si l’on recrute des enfants ayant une douance intellectuelle au sein de cliniques de soins psychologiques, il est possible que la présence de difficultés émotionnelles et comportementales soit surreprésentée au sein de l’échantillon. Si l'objectif de l'étude est d'examiner l'état psychologique des enfants doué·e·s, ce biais pourrait compromettre la validité des résultats en les orientant vers certaines conclusions au détriment d'autres.
Biais de participation : Ce biais se produit lorsque certaines populations sont plus susceptibles que d’autres de participer à l’étude. Par exemple, recruter des jeunes intellectuellement doué·e·s au sein de programmes scolaires enrichis risque d'exclure, ou de ne pas considérer de manière équitable, les élèves issu·e·s de la diversité culturelle et linguistique, ainsi que ceux et celles présentant des troubles d'apprentissage. Ces groupes sont souvent sous-représentés dans ces programmes1,6, 7.
La plupart des scientifiques s'accordent pour dire que la douance intellectuelle renvoie à des aptitudes intellectuelles qui se distinguent nettement de la moyenne. Selon la définition adoptée, la prévalence de la douance varie entre 2,5 % et 10 %8, 9.
Telle est notre mission, telle est notre étude
Dans ce contexte, notre équipe de recherche s’est donné la mission d’étudier le fonctionnement social et émotionnel des jeunes de 6 à 16 ans ayant une douance intellectuelle à l’aide d’une méthode de recrutement visant à réduire l’impact du biais d’échantillonnage afin que les résultats soient les plus représentatifs de la population étudiante réelle.
Pour ce faire, nous avons ouvert le recrutement à une plus large population, c’est-à-dire tant aux jeunes ayant déjà reçu une identification formelle de douance intellectuelle qu’à ceux et celles où elle était soupçonnée. L’évaluation de la douance était assumée par notre équipe de recherche. Celle-ci s’appuyait sur des outils psychométriques, tels que des tests de quotient intellectuel, de même que des entretiens ou des questionnaires autorapportés évaluant les caractéristiques fréquemment associées à la douance intellectuelle, telles que la curiosité, la créativité, le sens de l’observation et l’ouverture d’esprit10.
Dans le contexte québécois, où la demande d’évaluation psychologique est forte et son accessibilité très limitée en raison de son coût élevé11, ce processus d’identification rigoureux et exhaustif se voulait inclusif en encourageant la participation de jeunes provenant de familles défavorisées12. Cependant, nous avons rapidement constaté que nos premières actions de recrutement ne les atteignaient pas. En raison de la méfiance bien documentée des familles défavorisées envers les institutions gouvernementales et de recherche13, il est possible qu'elles aient été moins enclines à consulter les canaux de communication utilisés pour le recrutement : milieux familiaux et scolaires, établissements de santé et de services sociaux. Pour remédier à cette situation, nous avons noué plusieurs collaborations avec des professionnel·le·s du milieu scolaire, notamment en psychoéducation, en orthopédagogie et en réadaptation, qui ont agi comme intermédiaires de confiance entre notre équipe de recherche et les familles concernées. Les efforts de diffusion d'une agente de réadaptation scolaire engagée dans la cause de la neurodiversité on été particulièrement déterminants : elle a relayé notre étude au sein de ses réseaux à l’échelle du Québec, favorisant ainsi ces collaborations.
Concrètement, le personnel contactait d’abord avec les familles des jeunes ciblé·e·s, puis nous prenions le relais pour nous présenter personnellement et leur expliquer les objectifs et le déroulement de l’étude. Il est à noter qu'afin d’éviter la perpétration de préjugés classistes, ce personnel professionnel a été sensibilisé aux caractéristiques fréquemment observées chez les jeunes doué·e·s et à la manière dont leur environnement peut soit favoriser, soit entraver leur expression.
Étant donné la méfiance parfois marquée de certaines familles à notre égard, le rythme effréné propre au milieu universitaire devait être mis de côté pour s’adapter au leur. Néanmoins, il arrivait que cette méfiance l’emporte sur le désir de participer à l’étude. Bien que ces efforts de recrutement puissent être exigeants et parfois non concluants, ils sont essentiels pour tendre vers une recherche plus inclusive, ce qui est loin d’être superflu.
Représentativité filles-garçons : difficile, mais certainement pas impossible
Notre équipe de recherche a rencontré des difficultés à équilibrer la représentation des garçons et des filles au sein de l’échantillon. Beaucoup plus de parents de garçons que de filles nous ont contactés pour participer à l’étude, soupçonnant une douance intellectuelle chez leur enfant. Une telle observation concorde avec les conclusions de travaux révélant que les garçons sont plus souvent soupçonnés d'être intellectuellement doués que les filles14, 15, 16. Cette situation résulte en partie de différences entre les filles et les garçons dans la manière de manifester leurs difficultés sociales et émotionnelles lorsque leurs besoins ne sont pas satisfaits par leur environnement. Tandis que les garçons doués tendent à exprimer ces difficultés de manière visible, notamment à travers des comportements qualifiés de « dérangeants » par les acteurs et les actrices scolaires, les filles douées, en revanche, passent souvent inaperçues. Cela peut être dû aux attentes sociales qui voient ces dernières comme calmes et douces, ce qui les fait paraître « mieux adaptées » à différents environnements, dont celui du milieu scolaire. Ainsi, pour un rendement scolaire similaire, le personnel enseignant aura davantage tendance à soupçonner les garçons d’être doués16.
Dans ce contexte, notre équipe a constamment veillé à équilibrer la composition de l’échantillon selon le genre tout au long du processus de recrutement. Cette vigilance nous a conduits à ralentir, puis à suspendre le recrutement des garçons une fois les quotas de représentativité de genre atteints. Si nous devions réitérer la phase de recrutement de notre étude, nous adapterions nos outils de communication en fonction du genre – par exemple, en élaborant des appels à participation distincts pour les garçons et les filles.
Vers une recherche plus inclusive
Bien qu’il soit impossible d’enrayer complètement tous les biais méthodologiques dans une recherche, on peut toutefois adopter une méthode de recrutement plus inclusive afin d'en limiter les effets. Une telle approche nécessite non seulement de considérer la diversité des personnes participantes, mais aussi de remettre en question les méthodes qui risquent d’exclure certaines perspectives. C’est ce que nous avons tenté d’accomplir ces dernières années grâce à une démarche réflexive.
Les résultats préliminaires de notre étude révèlent que les jeunes ayant une douance intellectuelle présentent un fonctionnement social et émotionnel similaire à celui de leurs pairs n’en ayant pas17. Ainsi, il apparaît que « douance intellectuelle » ne rime ni avec « maladresse relationnelle » ni avec « détresse émotionnelle ». La rime qui semble le mieux convenir est sans doute celle de « science » et « nuances »!
Bien qu’il soit impossible d’enrayer complètement tous les biais méthodologiques dans une recherche, on peut toutefois adopter une méthode de recrutement plus inclusive afin d'en limiter les effets.
Pour aller plus loin
Visionnez la communication libre de l'auteur·trice, présentée au 91e Congrès de l'Acfas
Cet article résulte d’une réflexion approfondie sur la méthode de recherche du projet L’adaptation psychosociale et scolaire des enfants et des adolescents qui présentent un haut potentiel intellectuel associé à un trouble du déficit de l’attention/hyperactivité, financé par le Fonds de recherche du Québec et dirigé par Mathieu Pilon, professeur au Département de psychologie de l’Université de Sherbrooke.
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- Juliette François-Sévigny
Université de Sherbrooke
Juliette François-Sévigny est chercheuse doctorante en psychologie à l’Université de Sherbrooke. Elle s’intéresse au fonctionnement psychosocial et comportemental des jeunes ayant une douance ou une double exceptionnalité, de même qu’au stress parental et au sentiment d’efficacité parentale de leurs parents, et ce, sous la supervision de Mathieu Pilon et de Anne Brault-Labbé. Ses travaux portent aussi sur le développement d’interventions scolaires, dont le mentorat, destinées aux jeunes doués afin de favoriser leur bien-être et leur réussite scolaire. Passionnée par la communication scientifique, elle a coécrit un ouvrage grand public sur la douance intellectuelle à l’adolescence et cofondé l’initiative Vérité ou Quoi ? – Douance, dont l'objectif est de promouvoir la science et de lutter contre la désinformation entourant la douance.
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