À 43 ans, Hélène Carbonneau amorce des études doctorales pour comprendre les phénomènes vécus lors de sa carrière de praticienne en loisir. Devenir chercheuse s’est présenté comme une suite logique de son parcours, et c’est aussi ce qui s’est produit de mon côté. J’ai la chance d’être dirigée par Hélène et d’avancer en recherche à ses côtés. Cette aventure se conjugue avec transversalité, partenariat, collaboration, cocréation, recherche-action, interdisciplinarité et surtout engagement pour une cause. Cette expérience inspirante (re)questionne à la fois le rôle, la mission et la posture épistémologique de toute chercheuse ou chercheur.
Amélie Garban : Bonjour Hélène, allons-y simplement en t’invitant d’abord à te présenter.
Hélène Carbonneau : Avec plaisir. Je suis professeure au département d’études en loisir, culture, tourisme à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Je suis, comme je fais souvent la blague, « une jeune vieille professeure » parce que j’ai travaillé pendant une vingtaine d’années dans le réseau de la santé avant de décider à 43 ans de faire un doctorat, suite à un problème de santé. C’était un rêve, la situation a provoqué l’occasion. Puis, cinq ans plus tard, je reçois un appel de l’université, on m’invitait à passer une entrevue. Je suis devenue professeure à ce moment-là.
Pourrais-tu nous présenter brièvement tes travaux de recherche pour ceux et celles qui ne te connaissent pas?
Oui, tout à fait. Mes intérêts de recherche portent sur les loisirs, entre autres, sur les dimensions de participation sociale, les mesures de soutien à l’inclusion et l’accompagnement en loisir à destination des jeunes à besoins spécifiques.
J’ai entre autres développé le programme « Ensemble pour le plaisir! » qui a pour but de permettre à une personne atteinte d’un trouble de mémoire et à ses proches de retrouver des moments de partage agréable à travers d’activités significatives. J’ai également contribué à élaborer des programmes inclusifs dans différents milieux de loisir : plein air, bibliothèques, sport. J’ai aussi créé le modèle de l’expérience inclusive de loisir qui permet de considérer les personnes en situation de handicap dans leurs capacités et non leurs incapacités pour qu’elles puissent davantage, et pleinement, prendre leur place dans leur société.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de faire de la recherche?
J’avais environ 30 ans, et j’étais enceinte de mon plus jeune. Je travaillais depuis une dizaine d’années dans le milieu de la santé, et j’avais besoin d’aller plus loin, de contribuer en développant de meilleures pratiques. Je me suis donc décidé à faire une maîtrise en gérontologie.
Quelle est ta conception de la recherche et comment ton parcours professionnel l’a-t-il influencée?
La recherche est essentiellement financée avec des fonds publics. Cela va donc de soi pour moi, qu’elle serve la collectivité par la compréhension des phénomènes et en proposant des solutions aux enjeux rencontrés.
J’ai travaillé en soins de longue durée, au Cap-de-la-Madeleine puis, j’ai été engagée à Sherbrooke. J’ai vécu la transition d’un hôpital de soins de longue durée, l’Hôpital d’Youville, vers un centre universitaire, soit l’Institut universitaire de gériatrie de Sherbrooke.
De fil en aiguille, je me suis retrouvée à travailler comme clinicienne, et là, je me suis dit : « Expérimentons la clinique pour approfondir les bonnes pratiques ». J’avoue aujourd’hui que c’est la meilleure décision que j’ai prise de ma vie. Cela m’a amenée à toujours me poser des questions sur la manière dont on pouvait permettre aux gens d’être plus heureux malgré la maladie, malgré leur handicap, malgré la perte d’autonomie. Toute ma démarche s’en est trouvée inspirée.
Par exemple, lorsque j’étais en présence d’une personne âgée en perte d’autonomie, isolée à domicile, je me demandais : « Qu’est-ce qu’on peut faire, qu’est-ce qui existe? ». Là, je lisais, je réfléchissais, je discutais avec des collègues.
Comment vois-tu le rôle d’une chercheuse ou d’un chercheur?
Il y a ceux et celles qui font de la recherche plus fondamentale, et je les en remercie, car je fais appel continuellement à leurs travaux pour en tirer des concepts, des données. Pour ma part, je suis davantage du côté de la recherche-action, de la recherche participative. Œuvrant en partenariat avec le milieu de la pratique, mes questions de recherche trouvent leur source dans les demandes et les besoins de ce milieu.
Dans le milieu de la pratique, de nombreuses initiatives sont initiées spontanément sans que les responsables puissent l’expliciter. Mon rôle de chercheuse sera alors d’identifier ces pratiques inspirantes, de les regrouper, de les analyser afin, par exemple, de contribuer au développement d’outils qui permettront de les partager largement.
C’est de cette manière que, lors de mes différents travaux de recherches, j’ai cherché à repérer des approches inspirantes et des espaces qui pourraient en bénéficier, comme les camps de jours pour les jeunes. Cela nous a permis de trouver des « ingrédients » pour rendre les camps de jour toujours plus inclusifs. Les résultats de cette recherche ont contribué avec l’Association québécoise pour le loisir des personnes handicapées (AQLPH), au développement d’une formation dont ils se servent aujourd’hui pour la préparation des camps de jour.
Passer de pratiques sociales à une intégration en loisir notamment, ce n’est pas si simple. Il faut réussir à dégager les multiples déterminants. Par exemple, avec mon équipe, nous travaillons actuellement sur une approche basée sur la création de liens pour mieux appréhender les différences et favoriser l’inclusion des jeunes ayant des besoins particuliers en camps de jour (approche en médiation créatrice de liens par les pairs). Ce projet est né d’une observation fortuite. Il y a plusieurs années au sein d’un camp de jour, lors d’une observation dans le cadre d’une recherche sur une approche inspirante en camp de jour, je ne pouvais distinguer les enfants qui étaient accompagnés. De retour à mon bureau, j’ai cherché comment cela était possible et j’ai fait des liens avec l’approche de médiation créatrice de liens. Aujourd’hui, nous identifions les déterminants et coconstruisons des outils avec toutes les parties prenantes, parents, coordonnateurs, animateurs, organismes et chercheurs. Puis nous les expérimentons durant l’été pour formaliser la démarche et l’implanter dans les camps de jours du Québec où cela est souhaité.
Avec mon équipe, nous travaillons actuellement sur une approche basée sur la création de liens pour mieux appréhender les différences et favoriser l’inclusion des jeunes ayant des besoins particuliers en camps de jour (approche en médiation créatrice de liens par les pairs).
Le rôle de la chercheuse c’est donc également ce travail en partenariat?
Je dis toujours que ma plus grande force, c’est de connaître mes faiblesses. Puis, de savoir identifier les bonnes personnes pour les compenser. Lorsqu’on me sollicite sur une question, j’évalue qui serait la meilleure personne pour y répondre. Parfois, je relaie vers une autre équipe, si ce n’est pas mon champ d’expertise. D’autres fois, je monte une équipe de projet et prends en charge.
J’ai une collègue qui m’appelle la « gentille organisatrice » de la recherche. Et je pense en effet que c’est une de mes forces. J’arrive à réunir autour d’un même objectif des chercheurs, des praticiens, des cliniciens, des gens des milieux de la pratique, des organisations.
D’ailleurs, ma préoccupation majeure actuellement, c’est de faire en sorte que les individus s’approprient les savoirs que nous développons, afin qu’ils puissent en faire un usage approprié et pérenne pour leur communauté. Il s’agit d’un autre champ d’expertise sur lequel je veux travailler.
Donc pour moi faire de la recherche, c’est identifier et documenter les enjeux et les besoins. Coconstruire avec les gens pour trouver des solutions, les mettre en place et accompagner les gens dans cette appropriation. Et je dirais même étudier les facteurs qui feront que ces connaissances s’implanteront ou non.
Cela résonne avec une des premières phrases que m’avait dit le recteur lors de ma prise de fonction en tant que professeure : « On sait tous que vous êtes des gens intelligents, maintenant on espère que vous allez devenir intelligibles. »
Tu viens de la gérontologie et du loisir et puis souvent, tu t’associes avec des personnes en ergothérapie, en santé, en kinésiologie. Tu as donc une pratique multidisciplinaire, tout en étant à l’écoute du savoir expérientiel des personnes du terrain?
Interdisciplinaire, je dirais même. Parce qu’on est dans un croisement de savoirs. Pour moi, c’est essentiel pour comprendre un objet d’étude dans sa globalité et en profondeur.
C’est dans l’interdisciplinarité en collaboration avec les autres chercheurs, mais aussi avec le monde de la pratique qu’on arrive à cela.
Les personnes directement concernées permettent de prendre du recul, par exemple, quant à notre jargon. J’ajuste alors peu à peu, puis, à un moment donné ils me disent : « Mon Dieu, tu n’es pas découragée qu’on te dise tout ça ? On critique sans arrêt ton document. », et je réponds qu’ils le bonifient plutôt comme d’autres contribuent de manière plus théorique.
Nos approches sont assez complémentaires. Leur job n’est pas d’objectiver ce qu’ils font. Ma job, c’est de comprendre pourquoi ils ont du succès ou pas. Puis de voir comment, à partir de leur cas singulier comment je peux les faire cheminer, et en tirer des éléments transmissibles.
On peut faire confiance aux gens sur le terrain qui ont une intelligence et un savoir d’expérience incontournable.
Quel impact, ta conception de la recherche et ton rôle de chercheuse ont-ils sur ta position épistémologique et tes approches méthodologiques?
J’ai été amené à adopter une posture de recherche participative qui prend différentes formes. Parfois, il s’agit de recherche-action, mais pas toujours. Cette approche nécessite une implication active et forte du milieu de pratique à toutes les étapes du processus de recherche, et il faut donc s’assurer qu’ils auront cette disponibilité, mais ce n’est pas toujours le cas. Cependant, la recherche peut être participative à d’autres niveaux, et elle peut se faire à différentes étapes.
Les méthodes de recherche sont beaucoup déterminées par l’objet d’étude. Je m’inscris donc dans une posture épistémologique pragmatique. Parfois, ce sera de la recherche qualitative, quand je suis en mode exploration. Parfois, la recherche quantitative servira à produire le portrait d’une situation. Ou encore, une méthode mixe alliant qualitatif et quantitatif fera parler ces deux types de données.
Est-ce que cette posture a évolué au fil de ta carrière?
Quand j’ai fait ma maîtrise en 1989, nous étions une cohorte de seize. De mon souvenir, il n’y avait qu’une seule personne qui faisait purement du quali. Mais dès que j’ai découvert cette approche, j’ai voulu l’expérimenter. Cela apporte de la profondeur à la compréhension d’un objet. Ma curiosité, mon désir de bien comprendre m’ont toujours amenée à expérimenter diverses méthodes. Mais faire du qualitatif, ça prend du temps pour bien comprendre, et il faut s’entourer des bonnes personnes pour s’assurer d’un devis de qualité.
« Si vous pensez que faire du quali ce sera plus facile, c’est une erreur », j’aime rappeler à mes étudiants. Les entrevues semblent simples et le quantitatif avec ses statistiques fait peur. Cependant, si avec le quanti tu rentres tes données et le logiciel t’offrent les réponses, avec du quali, tu dois trouver du sens dans des masses de mots, c’est un beau casse-tête. Cela nous fait passer par plein d’états émotionnels. C’est long, mais c’est riche.
Il n’y a pas de méthodes « faciles » en recherche. Il y a juste une bonne méthode pour une bonne question.
Ma curiosité, mon désir de bien comprendre m’ont toujours amenée à expérimenter diverses méthodes. Mais faire du qualitatif, ça prend du temps pour bien comprendre, et il faut s’entourer des bonnes personnes pour s’assurer d’un devis de qualité.
Justement, on a parlé de ton travail avec les partenaires de terrain, avec les autres chercheurs, qu’est-il de ton approche de travail avec les étudiants?
La première job d’un professeur, c’est de former la relève. Je ne travaille pas en solo, je travaille avec les étudiants. Ils contribuent et poursuivent le travail à leur manière. J’accompagne et je les aide à acquérir des connaissances et de la méthode.
Former des étudiants, c’est contribuer à l’avancement de la science.
Aujourd’hui, il y a plein de personnes brillantes que j’ai mobilisées autour de la notion d’expérience inclusive de loisir qui font évoluer cette dimension. Autre exemple, le cadre conceptuel sur les aspects positifs du rôle d’aidant que j’ai développé. Il a été abondamment cité par plusieurs d’équipes de recherche qui ne me connaissent pas. Ce qui importe c’est de créer des approches qui inspirent.
En t’écoutant, on sent que c’est une forme de vocation, ce n’est pas juste un job. Chercher, ça fait partie de ta vie finalement.
Je pense que je vais toujours demeurer chercheuse, même à la retraite. Je suis certaine que j’y poursuivrai des engagements, dans un rôle de mentor, par exemple, qui accompagne sans prescrire.
Quels seraient les forces et les enjeux d’un parcours atypique comme le tien?
Mes 20 ans de pratique m’ont amené à saisir profondément la réalité terrain et à développer des liens avec le milieu de la pratique. Ce parcours en milieu de santé m’a appris à travailler avec d’autres spécialistes, à trouver collectivement les meilleures solutions pour les personnes.
Cette expérience de terrain a servi ma pratique de recherche, où j’ai su me fondre au sein des équipes, sans instaurer la hiérarchie qui vient avec le statut de chercheur.
Mais le fait d’avoir commencé sur le tard, j’ai le sentiment de manquer de temps pour accomplir les projets souhaités.
J’espère surtout avoir réussi dans mon parcours de recherche à apporter une pierre à l’édifice qui sert de base pour bâtir d’autres choses.
Aurais-tu un conseil à donner aux étudiants qui sont à la maîtrise ou au doctorat?
D’abord, être à l’écoute des autres et aussi, connaître ses propres forces et faiblesses. Je pense que ça prend une certaine confiance en soi pour dire « je ne connais pas », sans avoir peur d’être discrédité. Il suffit d’aller chercher les bonnes personnes pour compenser nos manques. L’humilité est une belle qualité. C’est comme ça qu’on réussit une collaboration parce que l’autre se sent reconnu dans sa force.
Je n’ai pas besoin de montrer que je sais tout parce que je ne sais pas tout. Mais on peut identifier les besoins d’une étude et y joindre les bonnes personnes. C’est cela qu’il faut regarder. J’adhère pleinement à ce proverbe bien connu : « Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin ».
Et ma dernière question. Est-ce que tu as un rêve à partager ?
Ce serait de voir une société de plus en plus inclusive. De former des gens pour porter ce rêve, à leur manière. Mon parcours m’a fait travailler sur les atteintes neurocognitives, avec les gens qui avaient l’Alzheimer et d'autres troubles neurocognitifs. J’ai aussi beaucoup travaillé avec les enfants et les adultes en situation d’handicap. Il reste tellement à faire sur l’inclusion notamment vis-à-vis d’autres groupes marginalisés quant aux conditions socioéconomiques, par exemple.
Comme tu le montrais dans le projet sur lequel nous travaillons ensemble, l’inclusion c’est quand on se rend compte qu’on est tous différents, mais que c’est ce qui fait la richesse du groupe.
- Amélie Garban
Université du Québec à Trois-Rivières
Amélie Garban est doctorante au département d’études en loisir, culture, tourisme à l’UQTR. Après un master en Intervention et Gestion en Activité Physique Adapté et Santé et plusieurs expériences professionnelles auprès de différents publics à besoins spécifiques, elle a cofondé la Maison des Initiatives de l’Engagement du Troc et de l’Échange (MIETE) à Villeurbanne, France, afin de proposer une alternative pour ces personnes qui souhaitent pratiquer du loisir en mixité de public. Après une dizaine d’années d’expérimentation sur le terrain en tant que praticienne et directrice de structure, elle a souhaité approfondir le phénomène du processus inclusif qui se déroulait dans ce tiers-lieu en loisir au travers de sa thèse.
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