1962. Alors que le monde frôle la catastrophe nucléaire avec la crise des missiles de Cuba, que le projet de nationaliser l’électricité au Québec prend son envol, que les Rolling Stones entament leur carrière, la revue Le jeune scientifique se fraie timidement une place dans les kiosques à journaux aux côtés de Scientific American et de Science&Vie.
C’est là le contexte dans lequel baigne alors le Québec et à partir duquel sa perception de la science va changer radicalement tout en prenant un élan démocratique.
Dans ces années, le retard québécois en matière de recherche et de science n’est pas encore rattrapé. Faut-il rappeler qu’alors seuls 7 % – un chiffre qui nous apparaît aujourd’hui scandaleux – des scientifiques canadiens sont francophones?
À l'époque, le Québec compte six universités « privées », dont trois de langue française : Laval, Montréal et Sherbrooke. C’est en 1968 que la Loi de l’Université du Québec mènera à une démocratisation de l’enseignement supérieur par le développement d’un réseau public, et ce, à travers tout le territoire. À l’automne 1969, l'Université du Québec ouvre ses portes à Chicoutimi, Montréal, Trois-Rivières et Rimouski. L'Abitibi-Témiscamingue suivra en 1970 et en 1971, l'Outaouais.
La recherche voit aussi décoller sa courbe de croissance. En 1962, au 30e Congrès de l’Acfas, on présente 293 communications et on compte 884 inscriptions; en 1972, 542 communications, 1261 inscriptions; en 1982, on atteint 1000 communications pour 2000 inscriptions.
La science est alors portée par des laïcs comme par des clercs, qui la jouent contre l’ignorance à l’instar du bon vieux Marie Victorin affirmant que « les déficiences de notre culture viennent surtout de notre carence dans le domaine scientifique ». Il reste que la vulgarisation scientifique, malgré les centaines de conférences données par les chercheurs et chercheuses au sein de l’Acfas, a encore un pied dans le bénitier. Les plus âgés se souviendront peut-être des fascicules de papier glacé ou du magazine Sciences et Aventures publié par les Frères des Écoles chrétiennes, ou, encore, du Viateur naturaliste lancé par le frère Léo Brassard, clerc de Saint-Viateur, qui devient ensuite Le jeune naturaliste. Ce dernier sera – croyez-le ou non – l’ancêtre de Québec Science.
La science n’est pas qu’un spectacle
La science était souvent présentée aux publics, jusque-là, comme un objet d’émerveillement que l’on gardait cependant loin des grandes controverses sociales. Hors du spectacle qu’elle nous offrait (on a juste à se rappeler les premières greffes du cœur ou des lancements de missions spatiales), elle pouvait nous sembler bien énigmatique (L’ADN? La physique des particules?). Heureusement, un séisme majeur ébranlera les colonnes de nos temples du savoir : la réforme, voire la laïcisation de l’enseignement, laissant la voie libre aux savoirs issus de la recherche scientifique. Mieux, on passe à l’acte pour sortir le Québec de son sous-développement scientifique en réorganisant de fond en comble le système de l’éducation. Des dizaines de cégeps et de polyvalentes se dotent de laboratoires rutilants, bien équipés, parfois même assortis d’animaleries.
En 1962, l’Acfas prend sous son aile la publication de Léo Brassard, Le jeune naturaliste, pour la renommer Le jeune scientifique. La revue a pour mission d’inciter les jeunes à opter pour une carrière en sciences. « Il est facile de penser que tous ces jeunes qui ont un penchant naturel pour les sciences, qui s’intéressent soit aux sciences naturelles, soit aux mathématiques, soit à la physique ou à la chimie, soit aux sciences sociales, peuvent déjà compter sur un avenir brillant et prometteur », écrit alors Jean-Marie Beauregard, directeur général de l’Association, exprimant ainsi une adhésion sans réserve au progrès. C’est aussi dans cette foulée que les expo-sciences seront mises sur pied.
« Le jeune scientifique doit devenir un moyen d’expression, un moyen de diffusion des connaissances, de la culture et de la pensée scientifiques. Un moyen d’expression qui consent toutefois à demeurer au niveau des jeunes intelligences », tranche alors le président de l’Acfas, Lucien Piché, dans le tout premier numéro du magazine.
Lors du congrès de l’American Association for the Advancement of Science, à Montréal en 1964, Léo Brassard soutient que la revue est vouée à vulgariser la science en estimant que « le jeune lecteur n’a pas complété ses études secondaires ou préuniversitaires, qu’il est encore au stade de l’apprentissage des éléments des diverses disciplines scientifiques ». Vulgariser? Bien sûr, mais en évitant de « s’orienter vers une science-jeu, une science-fiction ou un savoir artificiel superficiel », soutient-il.
Dans cette foulée, la facture du magazine sera, on le devine, résolument didactique. Il n’empêche que la couverture du premier numéro est pour le moins énigmatique : elle ne comporte aucun titre tout en affichant une photo en noir et blanc d’un papillon monarque. Par la suite, les photos en couverture sont à l’avenant : un flocon de neige, des écailles de poisson vues au microscope, un fou de Bassan… Austérité pédagogique? Il faut bien commencer quelque part! La revue publie des reportages sur la réintroduction du caribou dans le parc des Laurentides, la construction de la première centrale nucléaire au Québec et la naissance d’une nouvelle discipline, l’informatique, pour ne nommer que ceux-là. Très vite, elle attire des esprits allumés et de nouvelles plumes hors pair comme celles de Jean-René Roy, qui deviendra directeur du télescope France-Canada-Hawaï, Hubert Reeves, astrophysicien et vulgarisateur écologiste de renom, Maurice L’Abbé, un mathématicien pionnier qui sera le premier président du Conseil de la science du Québec.
« Dans les années 1960, les gens ne savaient pas vraiment ce qu’était un scientifique », m’avait signifié le biochimiste Louis Berlinguet quand j’avais recueilli son témoignage pour rédiger, il y a quelques années, l’histoire du magazine Québec Science1. Il avait en tête la caricature qui colle encore et toujours aux scientifiques : des zélés et des distraits. Et la science était perçue comme quelque chose de difficile d’accès. Ou pire : un monde réservé aux plus doués d’entre nous. Tournesol, sortez de ce corps!
Quelque chose à bâtir
Louis Berlinguet s’est trouvé au croisement des transformations qui ont secoué le Québec, et c’est probablement cette image de la science rébarbative qui le révulsait au plus haut point. Néanmoins, son air débonnaire l’affublait d’un leadership peu commun et de visées propres à un vrai mandarin du pouvoir. Ainsi, il participa activement à la création du réseau des premières universités publiques du Québec. Président de l’Acfas, il joua un rôle majeur dans l’évolution du magazine pour faire enfin émerger une parole scientifique décomplexée.
Il m’a raconté comment l’Acfas avait réussi son passage de témoin de la modeste revue qu’était Le jeune scientifique (5000 exemplaires par numéro, quand même!) aux Presses de l’Université du Québec en 1969. « Une grande institution comme l’Université du Québec ne devrait-elle pas avoir un magazine de science? S’il faut développer la recherche de façon sérieuse au Québec, il faut aussi pouvoir montrer ce qu’elle peut réaliser », m’avait-il dit. Le jeune scientifique est alors relancé avec une nouvelle équipe composée notamment de Jocelyne Dugas (venue de la revue Sélection du Reader’s Digest) et de Michel Gauquelin, un jeune coopérant formé à l’École de journalisme de Lille, en France. « Il fallait tout refaire, m’a raconté Jocelyne Dugas. La maquette fut repensée par le publiciste Claude Cossette, qui proposa de mettre en couverture Albert Einstein pour annoncer un texte sur la relativité. » Puis, on ose changer le nom : ce sera dorénavant Québec Science.
« Nous étions persuadés que ce n’étaient plus seulement les étudiants qui nous lisaient. Il fallait prendre acte de cela », a ajouté Michel Gauquelin. La préoccupation d’un scientifique peut-elle donc aussi être celle d’un journaliste? Pour Michel Gauquelin, cela va de soi; la science n’a pas à être un corps étranger dans la société, elle interpelle tout un chacun. Au fil des années qui suivent, Québec Science devient un vrai média d’information. Ce besoin d’information s’inscrit dans un changement social patent – il s’agit bien là d’une retombée sous-estimée de la Révolution tranquille – et Québec Science sait y répondre.
Le journalisme, allié de la science libre
Il est impossible de nommer en quelques paragraphes toutes les personnes qui ont depuis collaboré à cette aventure qui dure maintenant depuis 60 ans. À partir de l’Acfas en 1962, à Vélo Québec éditions en 2008, en passant par les Presses de l’Université du Québec en 1969, et par le cégep de Jonquière en 1992.
Aussi incroyable que cela puisse paraître aujourd’hui, c’est encore la perspicacité des journalistes qui, au milieu des années 1990, amène le magazine à faire le saut dans ce que l’on appelle alors les « nouvelles technologies de l’information » (ou NTI). Le magazine se place à l’avant-garde en publiant des guides Internet qui seront vendus à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires. Le premier média web au Québec est issu de Québec Science. Lancé en 1995, il a pris le nom de Cybersciences.com, qui a rapidement attiré la faveur de plusieurs dizaines de milliers d’internautes.
Est-ce bien étonnant? Les sujets d’actualité comportent très souvent une composante technoscientifique qui fait ressortir des enjeux autrement laissés pour compte. Les petits et grands reportages du magazine en font depuis toujours la démonstration : enquêtes sur la fissure dans le barrage Manic 5 (1981), sur le retour des électrochocs en psychiatrie (1997), sur le désarroi des élèves à l’école (2009), sur la science au Vatican (2010), sur la tragédie du lac Mégantic (2013), sur les défis environnementaux de toutes dimensions, sur la révolution de l’ARN messager… Et ces années de pandémie et d’angoisse climatique que nous traversons le démontrent encore. Rien n’est vraiment compréhensible si l’on ne considère pas la dimension scientifique ou technologique des enjeux. Par ailleurs, les journalistes découvriront que l’on peut faire émerger de la science de partout, en se penchant autant sur les plaisirs de la gastronomie (2009) que sur l’histoire de Québec (2008) ou sur le monde de l’enfance (2010). C’est sur cette base que j’ai défendu l’intégrité et l’orientation éditoriale du magazine entre 1994 et 2016.
En parallèle, la société québécoise s’est aussi dotée d’une élite scientifique incomparable par rapport à celle dont elle disposait dans les années 1960. Encore là, Québec Science, à travers son dossier sur les découvertes de l’année, en rend bien compte. La science a pris une place « normale » dans notre société. Certes, elle peut parfois être animée de desseins malveillants, ou influencée par des rapports de force parfois occultés. Mais n’est-ce pas le rôle du bon journalisme scientifique que d’agir en chien de garde d’une recherche transparente et axée sur l’amélioration de nos conditions de vie? On s’attend à ce que les journalistes puissent faire la part des choses et restent des remparts contre la désinformation ou contre l’information lourdement assujettie à des intérêts somme toute bien loin du bien commun.
Cela n’est pas un luxe. Il s’agit même d’une nécessité sociale, sachant que la science détermine plus que jamais les prises de décision (on l’a vu à de multiples reprises pendant la crise de la COVID-19), voire les modes de gouvernance (dans la mesure où on fait fi ou pas des avis scientifiques).
Au fond, la science, tout comme l’information, n’est rien d’autre qu’une énorme entreprise pour comprendre notre monde afin ultimement de le transformer au bénéfice de tout un chacun.
- 1Il était une fois Québec Science, Éditions MultiMondes, 2012.
- Raymond Lemieux
Éditions MultiMondes
Raymond Lemieux a été rédacteur en chef du magazine Québec Science de 1994 à 2016. Il est maintenant directeur littéraire aux Éditions MultiMondes à Montréal.
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