Anthropologue sociale, je m’intéresse aux liens sociaux, aux différentes manières de vivre-ensemble; et à l’interconnexion entre les structures politiques et sociales, les représentations et les trajectoires de vie. Plus particulièrement, mes thématiques de prédilection sont les dynamiques d’inclusion de personnes immigrantes au Québec, les diverses modalités locales et transnationales de penser les solidarités, les différents mécanismes sous-tendant les processus d’insertion socioprofessionnelle de personnes immigrantes, réfugiées et à statut précaire. Mon domaine de pratique, à l’interface entre l’anthropologie, le travail social, la sociologie et le politique, s’ancre dans la volonté, certes peut-être idéaliste, de penser un monde équitable, où chacun des éléments de la société trouve son espace de bien-être.
La vie de l’esprit doit se laisser happer par les problèmes de la cité
(Hanna Arendt, cité par Gilles Bibeau1)
Qu’est-ce qui vous motive dans le geste de transmission des savoirs de recherche?
L’anthropologie est une discipline de la proximité, fondée sur le partage et la rencontre « critique et sympathique »2, qui se pratique en tenant compte des forces qui traversent le monde social. En ce sens, à mes yeux, les processus de la recherche, mais aussi la diffusion de ses résultats doivent être vivants, attachés aux réalités et préoccupations des personnes concernées. Pour moi, la transmission des connaissances, mais surtout leur adaptation dans un langage accessible, propice à l’appropriation, voire même à l’inspiration pour transformer les façons de faire, sont les fondations de ma démarche de chercheure. Cette volonté n’est pas en porte-à-faux avec la recherche fondamentale qui soutient l’émergence de connaissances nouvelles. Je vois cela comme une posture qui cherche plus que tout à relever les sens des différents savoirs et à nourrir, avec beaucoup d’humilité, de possibles transformations sociales par la mise en lumière des enjeux visibles ou invisibilisés, afin, ultimement, de contribuer à des actions pour la reconnaissance, l’inclusion et le mieux-être de personnes. À noter que ces démarches ne sont pas réalisées en vase clos, et que je ne prétends pas « porter la voix » des autres. En ce sens, la transmission, c’est aussi agir comme « une courroie de transmission », par la création d’espaces inclusifs, où une diversité de voix se rencontre – et où mon « interprétation du monde » devient l’une d’elles.
L’anthropologie est une discipline de la proximité, fondée sur le partage et la rencontre « critique et sympathique », qui se pratique en tenant compte des forces qui traversent le monde social.
Qu’en est-il de votre libido sciendi, soit de votre désir de connaître? Quels liens avec le désir de transmettre?
Ma démarche est alimentée par une boucle de rétroaction infinie entre désirs de connaître et de transmettre. L’étincelle réflexive, la sérendipité, l’éclair de compréhension, nées de la rencontre des savoirs ainsi que de la transmission, sont imbriqués. Cette spirale entre désir de connaître et de transmettre se nourrit également d’espaces d’échanges et de coconstruction des connaissances avec les personnes concernées (migrant.es, intervenant.es, étudiant.es, professionnel.les, gestionnaires, collègues chercheur.es, etc.). Il n’y a pas de savoirs absolus suspendus dans un espace-temps indéfini. Connaître, expérimenter, interpréter et transmettre sont interconnectés. Il est possible que je sois émotionnellement chamboulée par les expériences de vie d’un jeune adulte d’immigration récente qui tente de tracer sa voie dans un nouveau contexte, ou par une personne qui a vécu l’exil et qui vit encore une fois des situations de discrimination à Montréal, ou par une jeune mère étudiante qui parle peu le français et qui tente de trouver des ressources alimentaires pour sa famille… Il est possible que je sois tout autant touchée par des parcours de personnes inspirantes qui ont contourné des embûches, par la rencontre avec des intervenantes créatives et résilientes dans leurs approches, par le partage d’un moment unique de vie avec des personnes jusque-là inconnues qui acceptent de se dévoiler… Que me donnerait de connaître ces expériences et ce vécu si ce n’était uniquement que pour les mettre sur papier?
Il n’y a pas de savoirs absolus suspendus dans un espace-temps indéfini. Connaître, expérimenter, interpréter et transmettre sont interconnectés.
À la lumière de votre parcours, d’où vient cette envie de transmettre?
Trois éléments vitaux alimentent mon envie de transmettre. D’abord, le désir d’être utile et pertinente, pour penser ma place dans la société. Puis, le désir de comprendre, pour avancer et toujours remettre en question les évidences – incluant mes propres certitudes et angles morts. Et enfin, la frustration. Une frustration canalisée en énergie compréhensive, mobilisatrice, qui nourrit le feu intérieur et le désir que les choses changent. L’anthropologue Francine Saillant3 soulignait que le monde se transforme, tout comme les façons de s’engager et d’y prendre parole. Comme anthropologue engagée, mes pratiques de transmission sont nourries par ma volonté de non seulement me positionner comme « actrice dans la cité »4, mais aussi comme « courroie potentielle pour le changement ». En ce sens, transmission et mobilisation vont de pair.
- 1Bibeau, Gilles (2009) « Penser notre responsabilité à l'égard du monde », in Francine Saillant (dir.), Réinventer l'anthropologie? Les sciences de la culture à l'épreuve des globalisations, Liber, Montréal, p. 237-249.
- 2Bibeau, Gilles (2009), op. cit.
- 3Saillant, Francine (2009) « Ouvertures. L'anthropologie au carrefour des globalisations », in Francine Saillant (dir.), Réinventer l'anthropologie? Les sciences de la culture à l'épreuve des globalisations, Liber, Montréal, p. 7-20. https://ec56229aec51f1baff1d-185c3068e22352c56024573e929788ff.ssl.cf1.rackcdn.com/attachments/original/2/8/7/002601287.pdf
- 4Bibeau, Gilles (2009) Op.cit.
- Marie-Jeanne Blain
Centre de recherche et de partage des savoirs InterActions et Université de Montréal
Chercheure, Centre de recherche et de partage des savoirs InterActions (CIUSSS du Nord-de-l’île-de-Montréal) et Professeure associée, département d’anthropologie, Université de Montréal.
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