Aucun chercheur n’est préparé pour réaliser l’ensemble des activités qui favorisent une appropriation et une application de la recherche par les intervenants et les décideurs.
[Sommaire du dossier Transfert]
Une rumeur prétend que Charles H. Duell, directeur du Bureau des brevets des États-Unis, aurait recommandé en 1899 la dissolution de son organisme parce que « tout ce qui peut être inventé a déjà été inventé ». Pourtant, année après année, des chercheurs qui trouvent, on en trouve… à la pelle.
Avec l’incroyable accès à l’information dont on dispose via Internet, y compris en français, il n’existe à peu près aucune problématique pour laquelle un important corpus d’informations n’est pas disponible. On a donc plutôt un problème de surabondance, qui pose un double défi. D’abord, la qualité de cette information n’est souvent pas évaluée avant sa mise en ligne. Ensuite, les modes traditionnels de diffusion de la connaissance scientifique font en sorte que le langage utilisé par les chercheurs n’est pas toujours (ou rarement) compréhensible pour les personnes qui n’ont pas de formation en recherche.
Des informations de qualité sont donc disponibles, mais elles ne sont pas accessibles parce que souvent non compréhensibles ou noyées dans une masse infinie. À titre d’exemple, une recherche rapide sur Google au sujet de la dépression avec les mots clés traitement de la dépression, entre guillemets, et en français seulement, produit 336 000 résultats. On commence par où? Comment s’y retrouve-t-on?
Des informations [scientifiques] de qualité sont disponibles, mais elles ne sont pas accessibles parce que souvent non compréhensibles ou noyées dans une masse infinie.
Les chercheurs et les gens de la pratique ne parlent pas tout à fait la même langue
Récemment, nous avons organisé un atelier de présentation de résultats d’une série d’études à un public varié d’intervenants, de gestionnaires et de décideurs politiques dans le domaine de la santé. Nous avons demandé à nos collègues chercheurs de préparer, avant cet atelier, de courtes notes en « français facile » afin de préparer l’auditoire à chacune des études présentées. Nous leur avons proposé quelques lignes directrices pour la préparation de ces notes et leur avons offert les services d’un courtier de connaissances, spécialement formé pour adapter les résultats de la recherche à un public non scientifique.
Hélas, certains, assurés de leur compétence, n’ont pas cru bon faire appel à ce spécialiste. L’un d’eux a écrit : « Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de trop embêter les collègues du transfert de connaissances à ce stade pour la rédaction des notes de recherche et des présentations Power Point. On a quand même de l'expérience dans ça. »
Pourtant, dans les présentations de ce scientifique, nous avons noté plus d’une vingtaine de termes techniques et méthodologiques : discordances de statut parasitologique; indicateur composite; analyse stratifiée, mesures antivectorielles, etc. Termes que seules les personnes solidement formées en recherche, donc une minorité des participants à cet atelier, pouvaient comprendre.
D’ailleurs, l’analyse d’entretiens réalisés après coup auprès de ces participants montre que la complexité et l’inaccessibilité du langage utilisé étaient des facteurs limitant l’utilisation des résultats présentés. Pour ceux et celles qui connaissent la nature des écrits scientifiques dans le domaine du transfert de connaissances (TC), cela n’est pas une surprise...
Quand les chercheurs sous-estiment les défis du TC
Nos travaux des dernières années sur les pratiques de transfert de connaissances des chercheurs de l’Université de Montréal ont montré que la majorité des participants à ces études estiment disposer des habiletés nécessaires pour mener les activités de transfert.
Les professeurs et chercheurs se considèrent donc non seulement comme des experts de leur domaine et des méthodologies associées, mais aussi, comme des spécialistes pouvant partager et transmettre leurs résultats à un public varié.
Malgré la bonne volonté et les habiletés indéniables de certains, les chercheurs et étudiants-chercheurs ne sont pas suffisamment formés pour transmettre leurs résultats en dehors des milieux de la recherche.
Malheureusement, il faut bien reconnaître que, malgré la bonne volonté et les habiletés indéniables de certains, les chercheurs et étudiants-chercheurs ne sont pas suffisamment formés pour transmettre leurs résultats en dehors des milieux de la recherche. Beaucoup sous-estiment sans doute les efforts et les compétences nécessaires pour se faire comprendre d’un public plus large, vivant en dehors du jeu des perles de verre1 – pour reprendre les termes du classique d’Hermann Hesse.
Cette nécessité de « traduction » est désormais essentielle, car il n’existe quasiment plus aucun organisme de financement de la recherche qui n’exige pas de soumettre un plan de transfert pour que les résultats soient partagés à l’extérieur du monde académique.
Nos travaux réalisés au cours des cinq dernières années dans un district du Burkina Faso, au centre desquels un « courtier de connaissances » était chargé de faire le lien entre les équipes de chercheurs et les utilisateurs de connaissances, ont montré à quel point ce travail était exigeant et spécialisé. Le courtier devait :
- identifier les besoins des utilisateurs pour de nouvelles connaissances
- repérer les informations pertinentes
- en réaliser la synthèse et la présenter dans différents formats (notes de recherche, résumés vulgarisés, infographies, etc.)
- animer des ateliers de présentation des résultats
- élaborer des plans d’action pour implanter les recommandations qui découlent de ces résultats
- effectuer un suivi de ces plans d'action
Cette nécessité de "traduction" est désormais essentielle, car il n’existe quasiment plus aucun organisme de financement de la recherche qui n’exige pas de soumettre un plan de transfert [...].
Former des professionnels du transfert
Aucun chercheur n’est préparé pour réaliser l’ensemble des activités qui favorisent une appropriation et une application de la recherche par les intervenants et les décideurs. Voilà pourquoi il serait utile de s’orienter vers la formation de professionnels dont une partie des compétences concernerait ce processus complexe qui vise l’utilisation des connaissances pour de meilleures pratiques et prises de décision. On peut penser, par exemple, aux compétences des professionnels de santé publique au Canada. À la suite de la pression exercée par les organismes de financement de la recherche depuis une dizaine d’années, de plus en plus de chercheurs doivent développer certaines de ces connaissances et habiletés afin de rester compétitifs dans les nombreux programmes de financement qui exigent de présenter un plan de transfert de connaissances. Mais l’analyse de ces plans de TC pose problème lorsque les membres du jury n’y sont pas préparés. Ou encore, comme il nous est arrivé récemment lors de la préparation d’une demande de subvention d’équipe en partenariat, l’organisme exige un plan de transfert pour lequel on pourrait disposer d’un budget substantiel, mais aucun des critères d’évaluation de la demande ne porte sur la qualité de ce plan.
Des chercheurs que le transfert rebute
Par ailleurs, les chercheurs ne sont pas tous ouverts au transfert. Qui n’a jamais entendu un ou une collègue refuser de présenter ses résultats en détail de peur de ne plus pouvoir les publier ensuite? Ou cet autre qui ne veut pas les diffuser parce qu’il n’en sait pas encore assez ou qui n’a pas effectué des dizaines de tests différents pour s’assurer de la validité des résultats, alors que les changements issus de ces tests sont infinitésimaux… Sans parler de cette étudiante qui ne veut pas faire circuler ses résultats auprès des membres de sa propre équipe de peur qu’ils s’en servent et qu’elle se voit elle-même accusée de plagiat!
On tarde à retrouver dans les critères de promotion des chercheurs universitaires la reconnaissance des activités de TC, dans lesquelles ils doivent de plus en plus s’investir.
Il faut aussi bien comprendre que ces comportements humains sont enchâssés dans des logiques d’acteurs qui doivent s’adapter et composer avec celles de leurs établissements. On tarde d’ailleurs à retrouver dans les critères de promotion des chercheurs universitaires la reconnaissance des activités de TC, dans lesquelles ils doivent de plus en plus s’investir. Il y a, bien sûr, des espaces pour indiquer les activités de TC dans les dossiers de promotion, mais, encore là, aucun point n’est spécifiquement réservé à ces tâches.
La compétition est aujourd’hui tellement forte que les chercheurs doivent être stratégiques dans la manière d'investir leur ressource-temps. De plus, les taux de réussite aux concours des différents organismes de financement étant tellement faibles aujourd’hui et venant le plus souvent avec des réductions budgétaires pour les heureux élus, ces derniers sont contraints de couper plus ou moins toujours en premier les activités de transfert qu’ils avaient à l’origine prévu réaliser.
Bref, malgré des progrès considérables, il reste un long chemin à parcourir. Et comme on dit en Afrique de l’Ouest francophone, « c’est bien, mais c’est pas encore arrivé… ».
Bref, malgré des progrès considérables, il reste un long chemin à parcourir. Et comme on dit en Afrique de l’Ouest francophone, "c’est bien, mais c’est pas encore arrivé…".
Note :
- 1. « Que tu deviennes professeur, savant, ou musicien, aie le respect du "sens", mais ne t'imagine pas qu'il s'enseigne. » Hermann Hesse, Le jeu des perles de verre, Poche, 2002.
- Christian Dagenais
Université de Montréal
Christian Dagenais (christian.dagenais@umontreal.ca) est professeur au Département de psychologie de l’Université de Montréal et se spécialise dans l’étude des processus et des effets de différentes stratégies de transfert de connaissances (TC), discipline qu’il enseigne à des étudiants de maîtrise et de doctorat. Depuis 2008, il est à la tête de RENARD, une équipe fortement investie dans la recherche sur le TC dans le domaine social, et dont l’objectif est de développer ce champ de recherche grâce à des partenariats interdisciplinaires et interuniversitaires; cette équipe, la première sur le sujet au Québec, est financée par le Fonds de recherche du Québec - Société et culture. Au cours des 15 dernières années, il a dirigé de nombreuses études portant sur le transfert des connaissances issues de la recherche en éducation, en santé publique, en développement international et dans plusieurs autres domaines au Québec et à l’étranger.
- Valéry Ridde
Université de Montréal
Valéry Ridde (valery.ridde@umontreal.ca) est professeur agrégé de santé publique à l’École de santé publique de Montréal (ESPUM) et titulaire d’une Chaire de recherche en santé publique appliquée des Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC). Il est chercheur à l’Institut de recherche en santé publique de l’Université de Montréal (IRSPUM).
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