Bien que certains puissent arguer que le financement de la recherche, la séniorité des chercheurs ou leurs thématiques expliquent ces différences, ces arguments deviennent de plus en plus difficiles à tenir devant la masse des données qui, si elles ne reflètent pas un biais de genre, témoignent sans nul doute d’un genre de biais…
Le genre, encore?
La question de la place des femmes en recherche a fait, au cours des dernières années, couler beaucoup d’encre dans la communauté scientifique. Cette question a d’ailleurs déjà été abordée ici dans cette chronique, sous le titre « Femmes et sciences : les premières données mondiales démontrent l’inégalité », il y a trois ans. Depuis, bon nombre de travaux ont décrit les différentes formes prises par ce fossé, allant d’une plus faible participation aux activités de recherche à un impact scientifique — mesuré par les citations — plus bas pour les femmes. Certains travaux ont également montré les effets du financement et autres variables sociodémographiques sur la productivité et l’impact des femmes en recherche, permettant en partie d’expliquer ces différences. D’autres études au design audacieux ont également exposé certains des biais — car oui, il s’agit bien ici de biais — derrière ces macro-tendances. Par exemple, à CV égal, les directeurs (et même les directrices!) de laboratoires avaient davantage tendance à embaucher un gestionnaire de laboratoire (lab manager) masculin que féminin, et à offrir un salaire plus élevé1. De façon analogue, dans le domaine de l’informatique, une analyse des contributions de 1,5 million de programmeurs informatiques diffusant leurs contributions via la plateforme GitHub a montré que, lorsque le prénom des auteurs permet d’identifier le genre, les codes écrits par des femmes sont davantage rejetés par les projets open source, alors que le contraire est observé lorsque seules les initiales du prénom des auteurs sont présentées2.
Des résultats encourageants, mais…
Récemment, la firme Elsevier—maison d’édition commerciale la plus importante au monde et propriétaire de la base de données bibliométrique Scopus — a contribué au débat et publié un rapport intitulé Gender in the Global Research Landscape, mettant l’emphase sur les progrès effectués par les femmes en recherche au cours des vingt dernières années. Certains résultats sont très encourageants : dans chacun des pays analysés, la proportion de femmes actives en recherche — défini comme celles ayant contribué à au moins à un article scientifique indexé dans la base de données Scopus — a cru entre 1996-2000 et 2011-2015, et atteint la parité dans certains pays tels le Brésil et le Portugal. On y présente également des données sur les citations, qui semblent montrer que la parité a été atteinte dans cet aspect de l’activité scientifique : les articles des femmes seraient tout aussi cités que ceux des hommes. Aux États-Unis, leur taux de citation serait même supérieur! Bien que cela puisse sembler une bonne nouvelle — et ce le serait! —, il convient d’accueillir cette parité mesurée avec une saine dose de scepticisme, compte tenu de la quantité d’études montrant le contraire. Cette chronique vise donc, d’une part, à expliquer l’artefact méthodologique derrière le surprenant résultat d’Elsevier et, d’autre part, à montrer le fossé (et le biais) existant toujours en termes de citations.
Qu’est-ce qu’un article « écrit » par une femme?
Afin de mieux comprendre les progrès faits ou espérés quant à la place des femmes en sciences, nous devons répondre à une question fondamentale : qu’est-ce qu’un article écrit par une femme? Ou par un homme? Bien que cette question puisse sembler à priori évidente — elle l’était à l’époque où la recherche était principalement une affaire individuelle — les choses sont beaucoup moins claires aujourd’hui. La Figure 1, basée sur les données du Web of Science pour la période 2008-2015 et à laquelle nous avons appliqué notre algorithme de désambiguïsation du genre basé sur les prénoms (N = 8 142 048)3, illustre cette difficulté. En effet, nous y remarquons que près de 60% des articles ont à la fois au moins une auteure et un auteur. Plus du tiers des articles ont seulement des hommes parmi leur liste d’auteurs, alors qu’environ 6% des articles n’ont que des auteures. On remarque également les différences en termes de citations (MCR = Moyenne des citations relatives, soit un indicateur de citations normalisé selon la discipline et l’année de publication) : alors que les articles contenant — et donc davantage d’auteurs — obtiennent l’impact scientifique le plus élevé (1.11), ceux écrits exclusivement par des femmes sont beaucoup plus bas que ceux écrits exclusivement par des hommes (0.86 vs. 1.05). Par contre, lorsque l’on considère les articles où il y a au moins un homme (94% des articles) et ceux où il y a au moins une femme (65%), l’impact scientifique est le même (1.08)!
Un mélange des genres
Ces résultats s’apparentent au problème de la méthodologie d’Elsevier : basée sur le « comptage unitaire », dans laquelle on attribue à chaque auteur une unité d’article indistinctement de sa position dans la liste des auteurs — et donc de son rôle — elle effectue un mélange des genres, en comptant à la fois une majorité d’articles comme étant masculins et féminins, alors que la très large majorité des articles auxquels contribuent les femmes ont également des hommes parmi leurs auteurs. Afin de pallier à cette limite — et considérant les rôles dominants d’auteurs documentés dans la littérature4 — nous avons compilé, avec le jeu de données utilisé pour la Figure 1, les différences de taux de citations pour les premier(e)s et dernier(e)s auteur(e)s. Une différence apparaît alors : les articles menés par les femmes sont moins cités, tant au début de la liste des auteurs (0.98 1.09) qu’à la fin (1.00 contre 1.08). L’analyse plus spécifique des rôles et contributions démontre donc que le fossé des genres existe toujours en termes d’impact scientifique.
Le biais
Passons maintenant à la question du biais. Malgré ses limites bien connues, le facteur d’impact est un indicateur de l’importance d’une revue, et de la visibilité dont bénéficient, dans leur ensemble, ses articles dans les bibliographies d’autres articles publiés. Il fournit donc une certaine indication de la capacité des chercheuses et chercheurs à voir leurs manuscrits acceptés dans des revues plus (ou moins) réputées, ayant souvent des taux de rejet plus (ou moins) élevés et, ainsi, le facteur établit un certain fossé « attendu » entre les articles menés par des femmes et des hommes. En d’autres termes, on pourrait s’attendre — à la lumière des résultats présentés plus haut — à ce que le fossé en termes de facteur d’impact et de citations soit similaire, et que les articles menés par des femmes soient tout autant cités que ceux menés par des hommes, lorsque publiés dans des revues à facteur d’impact équivalent. Or, dans les deux positions, les résultats (Figure 2) montrent que le fossé en termes de citations est systématiquement plus important que celui en termes de facteur d’impact et que dans certaines disciplines, les femmes publient dans des revues à facteur d’impact équivalent, voire plus élevé, que celui des hommes. On remarque toutefois que ce fossé est moins élevé dans certaines disciplines des sciences sociales.
Afin de mieux comprendre ce phénomène — s’apparentant à l’effet Matilda documenté par Margaret Rossiter il y a près de 25 ans5, selon lequel les femmes sont moins reconnues que leurs pairs masculins — nous avons regroupé les articles menés par des femmes et des hommes selon neuf classes de facteurs d’impact normalisés, et comparé les taux de citations des articles dans chacune de ces classes. On remarque que la différence de citation suit la différence de facteur d’impact : plus l’article est publié dans une revue à haut facteur d’impact, plus le fossé est important, tant en termes absolus que relatifs. Bien que non présentées, les données montrent également que la proportion de femmes en tant qu’auteures principales décroit avec la valeur de facteur d’impact.
Le mirage
Nos résultats montrent qu’encore aujourd’hui — et malgré le mirage fourni par certains résultats positifs contenus dans le rapport de la firme Elsevier — il subsiste un biais dans la réception des travaux des chercheuses : même lorsque publiés dans les revues les plus importantes — et donc passés au travers du même filtre de l’évaluation par les pairs — leurs travaux sont moins cités que ceux de leurs collègues masculins, et ce, tant dans la position de premier(e) que celle de dernier(e) auteur(e). Bien que certains puissent arguer que le financement de la recherche, la séniorité des chercheurs ou leurs thématiques expliquent ces différences, ces arguments deviennent de plus en plus difficiles à tenir devant la masse des données qui, si elles ne reflètent pas un biais de genre, témoignent sans nul doute d’un genre de biais…
- 1Moss-Racusin, C. A., Dovidio, J. F., Brescoll, V. L., Graham, M. J., & Handelsman, J. (2012). Science faculty’s subtle gender biases favor male students. Proceedings of the National Academy of Sciences, 109(41), 16474-16479.
- 2Terrell, J., Kofink, A., Middleton, J., Rainear, C., Murphy-Hill, E., Parnin, C., & Stallings, J. (2016). Gender differences and bias in open source: Pull request acceptance of women versus men (No. e1733v2). PeerJ Preprints.
- 3Lariviere, V., Ni, C., Gingras, Y., Cronin, B., & Sugimoto, C. R. (2013). Global gender disparities in science. Nature, 504(7479), 211-213.
- 4Larivière, V., Desrochers, N., Macaluso, B., Mongeon, P., Paul-Hus, A., & Sugimoto, C. R. (2016). Contributorship and division of labor in knowledge production. Social Studies of Science, 46(3), 417-435.
- 5Rossiter, M. W. (1993). The Matthew Matilda effect in science. Social Studies of Science, 23(2), 325-341.
- Vincent Larivière et Cassidy R. SugimotoProfesseur·e d’universitéUniversité de Montréal et Université de l’Indiana à Bloomington
Vincent Larivière est professeur agrégé à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal, où il enseigne les méthodes de recherche en sciences de l’information et la bibliométrie. Il est également directeur scientifique de la plateforme Érudit, directeur scientifique adjoint de l’Observatoire des sciences et des technologies et membre régulier du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie.
Cassidy R. Sugimoto est professeure associée à l’Université de l’Indiana à Bloomington. Ses travaux s’intéressent à la production et la diffusion des connaissances savantes, et ont été financés par la National Science Foundation, l’Institute for Museum and Library Services, et la Sloan Foundation, entre autres. Elle préside depuis 2015 l’International Society for Scientometrics and Informetrics, et est titulaire d’un Baccalauréat en performance musicale, et d’une maîtrise et un doctorat en sciences de l’information de l’Université de la Caroline du Nord à Chapel Hill.
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