[Entre 1900 et 1930], les activités de recherche ne sont guère valorisées par les grandes institutions que ce soient les facultés de médecine, les institutions hospitalières ou encore l’État québécois. Même à McGill, malgré les efforts de Maude Abbott et William Osler, il faut attendre la fin des années 1920 pour que surgissent les premières structures stables de recherche [biomédicales].
Le contexte de réalisation
J’ai consacré ma carrière d’historien à retracer l’histoire des maladies, mais aussi l’évolution des savoirs médicaux, leurs impacts sur les soins hospitaliers ainsi que sur la formation des médecins. La genèse de cet ouvrage est donc la suite de plusieurs travaux de recherche et publications que j’ai entrepris depuis quelques décennies. Je citerais mes travaux retraçant l’histoire des trois facultés de médecine francophones, de l’Hôpital Notre-Dame, de l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont et du Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke, et plus particulièrement mes recherches sur l’histoire de plusieurs spécialités médicales : gastro-entérologie, neurologie, neurochirurgie, néphrologie, oto-rhino-laryngologie, dermatologie…
Au fil de ces travaux, j’ai retracé la carrière de plusieurs chercheurs qui ont laissé une marque importante dans la genèse et le développement de la recherche biomédicale au Québec. Certains d’entre eux — Wilder Penfield, Armand Frappier, Hans Selye, Jacques Genest… — sont encore aujourd’hui reconnus comme de grands pionniers et font l’objet de publications dans diverses revues ou ouvrages collectifs. En revanche, je me suis rendu compte qu’il y avait dans cette histoire plusieurs « grands oubliés » qui, à leur époque, ont marqué les développements de la recherche biomédicale non seulement sur la scène nationale, mais aussi à l’échelle internationale. Parmi ceux-ci, on retrouve Claude Fortier en endocrinologie, André Barbeau en neurologie et en neurogénétique, Alexander Meisels en cytopathologie, Fernand Labrie en endocrinologie et plusieurs autres. Bref, j’en suis venu à la conclusion que le temps était venu d’écrire une synthèse de cette histoire à l’instar de l’ouvrage Histoire des sciences au Québec. J’ai alors fait appel au Fonds de recherche en santé du Québec (FRSQ) qui a exceptionnellement contribué financièrement à cette étape du projet.
Pendant la rédaction des premiers chapitres, j’ai discuté à plusieurs reprises avec mon ami Christian Allen Drouin, dermatologue, chercheur en génétique médicale et passionné d’histoire, le tenant au courant de mes recherches. Fort intéressé, Christian m’envoyait des courriels où il me signalait quelques noms de chercheurs que je devrais inclure. Au fil de ces échanges, nous avons convenu que sa contribution était suffisamment importante pour qu’il devienne collaborateur à cet ouvrage.
Notre collaboration a été constante par la suite et sa contribution est devenue particulièrement significative quant au repérage de chercheurs aujourd’hui méconnus qui ont remporté des prix internationaux pour leur contribution à la recherche biomédicale. Nous avons aussi décidé d’inclure un chapitre sur l’histoire du FRSQ (aujourd’hui Fonds de recherche du Québec-Santé) qui a joué un rôle majeur dans le financement de la recherche biomédicale québécoise depuis sa création en 1964.
Toutefois, cet ouvrage ne couvre pas, pour des raisons évidentes, les développements des secteurs privés de la recherche, notamment les compagnies pharmaceutiques. Par ailleurs, nous avons convenu de sélectionner les chercheurs ayant effectué la plus grande partie de leur carrière au Québec. Par exemple, l’absence du célèbre Félix D’Hérelle s’explique par le fait qu’il n’a séjourné au Québec que brièvement et que ses travaux ont été effectués à l’extérieur du Canada.
Nous avons cependant fait quelques exceptions pour des chercheurs d’origine québécoise qui ont contribué significativement à l’avancement de la recherche à l’extérieur de la province, mais ils sont présentés dans des encadrés. Enfin, plus on avançait vers la fin du 20e siècle et le début du 21e siècle, plus le foisonnement de la recherche était tel que nous n’avons retenu en général que les créneaux les plus reconnus et les chercheurs les plus prestigieux déjà au sommet de leur carrière.
Une histoire en trois temps
Ce premier ouvrage de synthèse sur l’histoire de la recherche biomédicale au Québec de 1900 à 2022 met en perspective trois phases qui ont marqué ce développement de la recherche.
La première phase se situe plus ou moins entre 1900 et 1930, où les activités de recherche sont entreprises par des cliniciens généralistes et
par de jeunes médecins spécialistes, notamment en bactériologie et en pathologie. Les premiers intérêts pour la recherche sont issus de la fameuse révolution bactériologique qui éclot en France (Louis Pasteur) et en Allemagne (Robert Koch). Mais les bactériologistes à l’hôpital Notre-Dame ou à l’Hôtel-Dieu de Québec ne disposent que de petits laboratoires souvent mal outillés. Quelques initiatives montrent que certains médecins souhaiteraient implanter des structures de recherche semblables à celles qui existent en Europe et aux États-Unis. Par exemple, de jeunes médecins de retour de France s’efforcent de créer un institut Pasteur au Québec au début du 20e siècle. Mais ils ne reçoivent aucun appui moral et financier. À peu près au même moment, une campagne de souscription est mise sur pied pour doter la Faculté de médecine de l’Université de Montréal d'une chaire d'anatomie-pathologie et d'un centre de physiologie expérimentale. Ces deux sciences de base étaient alors les plus populaires au sein de la profession médicale en Occident. Une telle démarche faisait écho aux jeunes médecins de la faculté qui se plaignaient de l'insuffisance des subsides disponibles pour l'organisation des laboratoires. Là aussi, le centre de physiologie expérimentale ne verra jamais le jour.
Durant cette période, les activités de recherche ne sont guère valorisées par les grandes institutions que ce soient les facultés de médecine, les institutions hospitalières ou encore l’État québécois. Même à McGill, malgré les efforts de Maude Abbott et William Osler, il faut attendre la fin des années 1920 pour que surgissent les premières structures stables de recherche. Ce manque d’intérêt des autorités fait en sorte que les fonds de recherche sont rares et peu élevés. Il y a aussi le contexte social, politique, économique et religieux — première Guerre mondiale, crise économique, hôpitaux dirigés par des hospitalières — qui ne favorise pas le développement de la recherche.
La seconde phase débute vers 1930 et se poursuit jusqu’au début des années 1960. Elle est caractérisée par l’émergence de cliniciens spécialisés formés à l’étranger qui introduisent ici des modèles de recherche européen et américain. Soutenus ponctuellement par des organismes privés et publics, ils mettent sur pied des instituts et de petits centres de recherche. C’est ce que nous avons dénommé l’Ère des instituts, car ceux-ci ont joué un rôle majeur dans les premiers développements de la recherche. L’émergence de ces instituts est généralement l’œuvre d’un chercheur ou d’un petit groupe de chercheurs qui misent sur l’aide de l’État en faisant miroiter d’éventuelles retombées sur les pratiques diagnostiques et thérapeutiques au bénéfice de la population québécoise. Il en est ainsi de la création de l’Institut neurologique de Montréal par Wilder Penfield à l’Université McGill et de l’Institut d’anatomie pathologique par Pierre Masson à l’Université de Montréal. Tous deux auront une résonance internationale. C’est aussi le cas des instituts du cancer et de bactériologie. Cette période est par ailleurs marquée par les premières implications de l’État dans le financement de la recherche biomédicale, et au même moment, apparaissent avec des décalages, les premières initiatives des facultés de médecine pour promouvoir ce nouveau créneau. Mais si la situation des chercheurs s’améliore, elle demeure précaire et peu d’entre eux ont la possibilité d’y consacrer tout leur temps.
La troisième phase commence avec la Révolution tranquille et s’étend jusqu’au début du nouveau millénaire. Elle est caractérisée par l’émergence de grandes équipes de recherche multidisciplinaires et spécialisées, parfois internationales, soutenues financièrement par l’État et l’industrie privée. Ces équipes sont encouragées par les administrations hospitalières et logées dans de grands laboratoires, où se poursuivent des programmes de recherche planifiés à long terme. La croissance phénoménale de l’Institut de recherche clinique à la fin des années 1960 en est un bel exemple, de même que le développement des grands centres de recherche des quatre facultés de médecine (Laval, McGill, Montréal, Sherbrooke) qui ont une résonance internationale.
Cette croissance est liée notamment au développement du Conseil de recherche médicale du Canada, à la création du Fonds de recherche en santé du Québec, à la croissance de ces quatre facultés de médecine mieux nanties sur le plan financier, au développement spectaculaire de ses institutions hospitalières affiliées désormais dotées de solides structures de recherche ainsi que de fondations qui collectent des dons et organisent des activités de financement.
De grands chercheurs, reconnus sur la scène internationale, sont au cœur de ce développement : Maude Abbott (1869-1940), Wilder Penfield (1891-1976), Herbert Jasper (1906-1999), Armand Frappier (1904-1991), Hans Selye (1907-1982), Claude Fortier (1921-1986), Jacques Genest (1919-2018), André Barbeau (1931-1986), Louis Poirier (1918-2014), Theodor Sourkes (1919-2015), Jean-Pierre Cordeau (1922-1971), Yves Lamarre (1935-), Jules Hardy (1932-2022), Frederick Andermann (1930-2019), Clark Fraser (1920-2014), Charles Leblond (1910-2007), Jean Reiher (1935-2022), Mircea Steriade (1924-2006), Phil Gold (1936-), Samuel Freedman (1928-), Brenda Milner (1918-), Albert Aguayo (1934-)…
En conclusion…
Aujourd’hui, la recherche biomédicale, axée sur l’interdisciplinarité, adopte de nouvelles méthodologies ainsi que de nouveaux créneaux à forte composante technologique et pharmacologique. Cette spectaculaire évolution des savoirs et des pratiques a certes été rendue possible par la croissance et la diversification des fonds de recherche, mais aussi et surtout grâce aux efforts concertés de plusieurs générations de chercheurs qui ont bataillé pour faire du Québec, qui partait de loin, l’un des grands centres de recherche biomédicale dans le monde. Mais dans un monde où les changements sont rapides, il faut certes encourager les activités de recherches clinique et fondamentale, mais il faut aussi les accompagner d’une réflexion éthique sur les nouveaux enjeux biomédicaux liés notamment à l’intelligence artificielle et à la surmédicalisation.
...dans un monde où les changements sont rapides, il faut certes encourager les activités de recherches clinique et fondamentale, mais il faut aussi les accompagner d’une réflexion éthique sur les nouveaux enjeux biomédicaux liés notamment à l’intelligence artificielle et à la surmédicalisation.
- Denis Goulet
Faculté de médecine, Université de Montréal
Denis Goulet, Ph. D., est un spécialiste en histoire de la médecine, discipline qu’il a enseignée pendant sa carrière universitaire. Il a publié plus d’une vingtaine d’ouvrages et de nombreux articles scientifiques. Lauréat du Hannah Institute for the History of Medicine, Société royale du Canada, il a aussi été professeur invité à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris. Il est aujourd’hui professeur invité à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal.
Christian Allen Drouin, M.D., est dermatologue, chercheur en génétique des populations et impliqué dans des activités à caractère historique. Il a réalisé de nombreuses recherches sur les maladies génétique dans le Bas-Saint-Laurent, dont la découverte en 1992 du syndrome MEDNIK.
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