La présente recherche a été entreprise par une équipe de professeur·e·s de l’Université Laval en 2015 dans une perspective critique, systémique, comparative et multidisciplinaire. Elle a mis à profit la richesse de plusieurs méthodes afin de documenter divers aspects des professions ciblées dans 6 secteurs d’activités : sciences et génie; santé; droit et sécurité publique; finances; gestion d’établissement d’enseignement collégial; santé et sécurité au travail.
Identifier les enjeux, expliquer les écarts
Les avancées politiques et juridiques en faveur de l’égalité permettent aux femmes d’obtenir en plus grand nombre un diplôme universitaire et d’avoir un accès élargi au marché du travail. Cependant, force est de constater que les parcours des femmes dans certaines professions historiquement masculines sont très variables. Au Québec, en droit ou en médecine, les femmes sont majoritaires dans les facultés universitaires (65 % en droit et 62 % en médecine), mais des écarts importants persistent dans le milieu du travail quant aux salaires, aux postes décisionnels ou aux choix de spécialisations. Les femmes ingénieures, quant à elles, sont à la fois peu présentes dans les facultés universitaires (20 %) – même si elles sont très présentes dans certaines spécialités de génie – et au sein de l’Ordre des ingénieurs du Québec (14.8 % des membres). D’autres professions, comme l’inspection ou les services correctionnels, ont connu une progression soutenue du nombre de femmes, atteignant plus de 40 % de la main d’œuvre, présence qui se traduit également dans les postes décisionnels.
Comment expliquer ces écarts? Dans la trajectoire de carrière des femmes, quels sont les enjeux qui expliquent leur progression ou non? Quelles sont les pratiques organisationnelles qui favorisent ou défavorisent cette progression et la rétention des femmes dans ces professions?
C’est pour répondre à ces questions que le projet de recherche, dont nous témoignons ici, a été entrepris. La majorité des écrits ciblent une seule profession historiquement masculine, et ils ne permettent pas de faire une analyse transversale et multidisciplinaire des principaux enjeux liés au cheminement de carrière des femmes, ni des pratiques organisationnelles communes porteuses de changement.
Cette recherche entreprise par une équipe de professeur·e·s de l’Université Laval en 2015 dans une perspective critique, systémique, comparative et multidisciplinaire a donc mis à profit la richesse de plusieurs méthodes afin de documenter divers aspects des professions ciblées dans 6 secteurs d’activités : sciences et génie; santé; droit et sécurité publique; finances; gestion d’établissement d’enseignement collégial; santé et sécurité au travail.
Établissement d’une grille d’analyse
Un des principaux résultats de recherche est le développement d’une grille d’analyse commune qui permet simultanément de présenter les obstacles et les facteurs facilitants sous plusieurs dimensions, notamment la formation initiale, les motivations, le recrutement, les deux premières années de carrière, la carrière, la diversification des choix et les postes de décision. Cette grille permet de dresser un portrait comparatif des différentes professions. Parmi les principaux obstacles répertoriés à la progression d’une carrière, mentionnons :
- un esprit de compétition et un dévouement total à la clientèle qui se traduit par de très longues heures de travail;
- les modes de rémunération basés sur les heures facturables ou à l’acte;
- la persistance des stéréotypes liés aux rapports sociaux de sexe et à la parentalité;
- les perceptions liées aux difficultés des femmes en matière de mobilité internationale ou régionale;
- des horaires de travail irréguliers;
- l’impunité face au sexisme ou aux situations de harcèlement sexuel;
- des lacunes dans le processus de nomination aux postes de décision.
Cette recherche a permis d’identifier également, les pratiques organisationnelles favorisant la rétention et la progression des femmes dans les organisations de divers secteurs. La démarche proposée, un modèle original, repose sur un processus dynamique visant à répertorier les éléments clés de la progression des femmes au niveau des processus de recrutement, des processus de travail, des conditions de travail, de la conciliation travail-vie personnelle, du climat de travail, de l’accompagnement individuel et des processus d’accès aux postes de décision.
Du côté des sciences et génie
Il a eu une certaine avancée du nombre d’inscriptions féminines dans les programmes de premier cycle en génie au Québec, mais la proportion d’inscriptions féminines a peu progressé dans la dernière décennie. Selon les données fournies par le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur1, le nombre de femmes inscrites en génie au premier cycle est passé de 2 376 à 3 882 de 2007 à 2015, soit une proportion, par rapport au nombre total d’inscriptions, passant de 16 % à 20 %. Certains programmes de génie attirent davantage de femmes que d’autres soient le génie alimentaire (59 %), le génie biologique et biomédical (49 %) et le génie agricole et rural (46 %). Toutefois, ces trois programmes ne comptent que pour environ 8 % du nombre total d’inscriptions en génie (hommes et femmes). Les trois programmes qui attirent les plus faibles pourcentages d’inscriptions féminines au premier cycle sont : génie informatique avec 10 %; génie électrique avec 11 %; génie mécanique avec 12 %.
Les femmes professeures en génie à l’université sont également largement minoritaires au Canada. En 2016, elles représentaient 14,9 % de l’ensemble du corps professoral en génie (Ingénieurs Canada, s.d.). De plus, elles n’occupent pas les rangs professoraux dans les mêmes proportions que les hommes : la répartition des femmes selon le rang professoral est de 23 % d’adjointes, 40 % d’agrégées, et 37 % de titulaires, contre 14 %, 31 % et 55 % respectivement chez les hommes.
Parmi les facteurs pouvant expliquer cette situation, la recherche a montré que la maternité ou la famille est un enjeu qui se pose tant lors du recrutement que dans la carrière : tous les jeunes professeur·e·s doivent participer à des congrès scientifiques internationaux et démontrer leur capacité à obtenir du financement, ce qui exige une mobilité dès les études supérieures et le développement d’un vaste réseau. Dans un contexte où les femmes souhaitent également avoir des enfants et parce qu’elles assument encore la plus grande partie du travail de soins, la nécessité de choisir entre la carrière et la maternité persiste. Une professeure s’était d'ailleurs fait dire : « Oublie ça les enfants dans tes cinq premières années, sinon tu n’auras jamais ta permanence ». Cet esprit compétitif se poursuit durant la carrière, avec un sentiment de surcharge de travail lié aux exigences simultanées d’enseignement et de recherche, en plus de la gestion d’un laboratoire et de son personnel. Dans ce secteur à haute performance, plusieurs femmes sont exclues ou s’auto-excluent, parfois inconsciemment, des activités de développement de carrière, tels les stages de spécialisation à l’étranger ou les postes de gestion. Certaines accèdent à des postes de gestion ou obtiennent une chaire, mais elles sont sous-représentées. Cette situation, malgré quelques mesures facilitantes comme les horaires flexibles, occasionne un retard difficilement surmontable sur l’ensemble de la carrière.
Ainsi, sur le plan du recrutement et de l'embauche, les personnes interrogées font état d’un problème systémique : les candidates se font rares et celles qui sont disponibles n’ont pas nécessairement un CV qui répond aux exigences élevées. Les résultats confirment les difficultés relatées dans d’autres études, notamment la compétitivité accrue qui demande un fort engagement dans la carrière et qui mène à des difficultés sur le plan de l’articulation entre le travail et la vie familiale. Malgré un travail stimulant et des horaires flexibles, les exigences de performances sont élevées, quantifiées et normées, ce qui nécessite des sacrifices sur le plan de la vie personnelle et/ou familiale. En fait, la justification de ces sacrifices devrait être questionnée, et ce, tout autant par les hommes que par les femmes.
Pour les femmes ingénieures qui exercent la profession, la recherche montre que plusieurs actions ont pourtant été entreprises pour accroitre le nombre de femmes inscrites dans les différents programmes de formation en sciences et génie (dont Promoscience de l’AFFESTIM, Chapeau les filles, et les Scientifines) et pour favoriser la rétention des femmes une fois inscrite. Les stages coopératifs2 permettent aux femmes de prendre conscience des biais sexistes à l’université et dans le milieu de travail (ceci dit, cette prise de conscience doit d’abord se faire chez les personnes en haut des hiérarchies universitaires et du monde du travail, celles qui ont les moyens de changer les choses). Les stages représentent également une occasion pour les organisations de revoir les pratiques d’accueil. Pour accroitre le nombre de femmes, les facultés de génie mettent notamment de l’avant l’aspect humain et la portée sociale du domaine, en faisant la promotion de nouvelles filières telles que les biotechnologies, l’environnement et le génie des eaux. Bien que la profession d’ingénieur soit moins rémunérée, les motivations des femmes à résoudre des problèmes et, comme les médecins, à avoir un impact positif sur la société, sont bien présentes. Une fois dans les organisations, les ingénieures sont reconnues pour leurs compétences, obtiennent généralement des mandats intéressants et demeurent à l’emploi.
[...] les motivations des femmes à résoudre des problèmes et, comme les médecins, à avoir un impact positif sur la société, sont bien présentes. Une fois dans les organisations, les ingénieures sont reconnues pour leurs compétences, obtiennent généralement des mandats intéressants et demeurent à l’emploi.
Des organisations ont aussi pris un engagement clair quant à l’intégration des femmes en valorisant le travail en équipe mixte (déjà très présent dans la culture de la profession dès la formation universitaire) et en facilitant la conciliation travail-famille. Cela dit, le sexisme dans le milieu de travail est encore présent, particulièrement sur les chantiers de construction, et les exigences liées au nombre d’heures et à la mobilité régionale ou internationale représentent encore des obstacles pour plusieurs. « La vie en métallurgie, on doit travailler au Moyen-Orient, en Amérique latine, il y a un certain type de vie qui attire moins les femmes. Elles ne voient pas de possibilités. Si tu regardes dans l'organisation pour être gestionnaire, tu es plus limitée ». Comme les organisations du secteur privé n’offrent pas toujours de bonnes conditions de travail, plusieurs ingénieures optent pour le secteur public, qui compte un pourcentage plus élevé de femmes (28 % au ministère du Transport) relativement au bassin de disponibilité. Cette présence se traduit également dans les postes de décision (23,8 % de femmes). Dans le secteur privé, les femmes sont réticentes à occuper des postes de gestion compte tenu du nombre d’heures supplémentaires à y consacrer et du fait qu’elles souhaitent demeurer près du terrain et des dimensions techniques pour lesquelles elles ont été formées. Mais est-ce la réticence des femmes qui est un enjeu, ou est-ce les heures supplémentaires qui seraient à remettre en question?
Dans le secteur privé, les femmes sont réticentes à occuper des postes de gestion compte tenu du nombre d’heures supplémentaires à y consacrer et du fait qu’elles souhaitent demeurer près du terrain et des dimensions techniques pour lesquelles elles ont été formées. Mais est-ce la réticence des femmes qui est un enjeu, ou est-ce les heures supplémentaires qui seraient à remettre en question?
En conclusion
À l’instar d’autres études sur les femmes en génie, les enjeux d’articulation travail-famille demeurent importants. Si le secteur public fait exception en raison de ses mesures bien développées, et que certaines entreprises du secteur privé évoluent bien, les professeures et professeurs universitaires ayant de jeunes enfants, les mères comme les pères qui s'impliquent, ou celles et ceux voulant devenir parents, sont tous désavantagés en raison de la culture académique axée sur la performance sans égard aux situations des individus. Dans l'ensemble, la satisfaction et l’intérêt pour le travail semblent plus élevés chez les femmes ingénieures que nous avons interrogées que les difficultés liées au genre ou à l’articulation famille-travail.
Dans le secteur privé comme dans le secteur universitaire, la mise en place de programmes d’équité, de diversité et d’inclusion semble partielle. Et même si les politiques/pratiques existent, elles vont parfois à l’encontre d’une culture bien ancrée dans le secteur. Il y a donc des mesures disponibles, mais le fait d’y recourir peut être perçu comme un manque d’engagement et donc nuire à la progression de la carrière.
Ce portrait montre que, si la situation évolue, des changements structuraux et sociétaux importants sont toujours attendus, en particulier dans les pratiques organisationnelles. Notre étude montre que les efforts des 30 dernières années, qui mériteraient d’être étudiés à la lumière de leurs impacts et résultats, n’ont pas été suffisants pour créer une véritable égalité de genre en SG.
Ce portrait montre que, si la situation évolue, des changements structuraux et sociétaux importants sont toujours attendus, en particulier dans les pratiques organisationnelles. Notre étude montre que les efforts des 30 dernières années, qui mériteraient d’être étudiés à la lumière de leurs impacts et résultats, n’ont pas été suffisants pour créer une véritable égalité de genre en SG.
- 1Belletête, V., Pelletier-Nolet, J., Nadeau, M. et Langelier, E. (2017). Statistiques sur les inscriptions des femmes en sciences et en génie au collégial et à l’université au Québec entre 2005 et 2016. Repéré à http://cfsg.espaceweb.usherbrooke.ca/rapport-statistique/
- 2Belletête, V., & Langelier, E. (2016). Données sur la progression des femmes en sciences et en génie au Québec et au Canada (p. 30). Sherbrooke.
- Sophie Brière
Université Laval
Sophie Brière est professeure titulaire au département de management de la Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval. Elle détient un doctorat (Ph.D.) de l’École nationale d’administration publique (ÉNAP) du Québec et un postdoctorat de l’École de développement international et de mondialisation de l’Université d’Ottawa. Elle est titulaire de la Chaire de leadership en enseignement femmes et organisations. L’intégration des femmes dans les projets de développement, le soutien à l’entrepreneuriat féminin, l’institutionnalisation de l’égalité entre les sexes, l’impact de la présence des femmes sur les conseils d’administration et la progression des femmes dans des métiers et professions traditionnellement masculins sont des thèmes qui font l’objet de ses recherches et enseignements. Ses travaux sont financés par le Fonds de recherche du Québec-société et culture (FRQSC), le Centre de recherche en Sciences humaines du Canada (CRSH) et l’Autorité des marchés financiers (AMF).
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