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Jie Yu, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue

Comment la recherche-création participative peut-elle contribuer à la conservation et à la transmission des patrimoines culturels immatériels? Cette méthodologie, combinant exploration artistique et recherche scientifique, se distingue par son approche collaborative, où les participant·es des communautés ciblées sont des cocréateur·trices actif·ves dans la production et la transmission des savoirs. Elle demeure peu répandue dans les milieux de l’art et de l’ethnographie. Or, elle s'avère particulièrement efficace pour transmettre des connaissances et des perspectives locales, notamment lorsqu’elle est enrichie par des outils numériques qui approfondissent l’expérience.

Dans le cadre de mes recherches, je me consacre au patrimoine culturel immatériel1 du peuple Bouyei (Figure 1), reconnu pour son histoire millénaire et sa riche tradition orale, ainsi que pour sa riziculture. Ce patrimoine, profondément lié à mon identité en tant que membre de cette communauté, nourrit ma passion pour la recherche-création technocréative axée sur les échanges interculturels. J’ai grandi au cœur de la forêt boréale québécoise, tout en étant profondément attaché à mes racines Bouyei. Mon objectif est de développer de nouvelles méthodes pour mettre en valeur cet héritage culturel et favoriser le dialogue multidisciplinaire. En réponse aux pressions modernes auxquelles ces traditions font face, j'utilise la danse somatique et l'art numérique pour rendre les savoirs visibles, interactifs et engageants. Je cherche ainsi à inciter les nouvelles générations à découvrir le peuple Bouyei et ses trésors inestimables dignes d'être partagés avec le monde entier.

Figure 1 - Peuple Bouyei / Source : Commission nationale des affaires ethniques de Chine.

Ma recherche-création est articulée autour de deux dimensions essentielles : la mise en lumière de la culture folklorique et des savoirs traditionnels du peuple Bouyei, et la réalisation d'une chorégraphie introspective qui allie danse folklorique orientale et danse dite « somatique ». Cette approche sensible explore une connexion profonde entre le corps et l'esprit, en intégrant les influences externes et l'introspection, pour en arriver à une danse harmonieuse et conscientisée. J’ai utilisé des technologies artistiques numériques telles que l'art vidéo et la capture de mouvement pour créer une application de réalité augmentée. Mon outil affiche des images, des informations contextuelles et des dialogues, encourageant à la fois la découverte et l'exploration du patrimoine culturel immatériel Bouyei.

Une méthode en quatre temps

La recherche-création participative, qui allie à la fois création artistique et recherche académique2, constitue pour moi une approche novatrice pour explorer et documenter des éléments culturels de manière authentique – une exploration qui respecte et reflète fidèlement les pratiques, savoirs et symboles culturels tels qu'ils sont transmis par la communauté. L'authenticité ici inclut une dimension ontologique, c'est-à-dire qu'elle ne se limite pas à la simple représentation formelle des pratiques, mais cherche à saisir leur essence profonde, enracinée dans l'histoire et l'identité de la communauté. Une telle approche permet non seulement de préserver les pratiques culturelles dans leur forme, mais aussi de les maintenir vivantes en tenant compte des significations et valeurs qu’elles représentent pour les personnes qui les perpétuent. Dans le contexte de la préservation des patrimoines culturels immatériels Bouyei, cette méthode s’avère particulièrement pertinente, comme en témoignent les étapes suivantes de ma recherche. 

  1. Intégration des perspectives. Afin d’approfondir les connaissances scientifiques sur la culture folklorique et les savoirs traditionnels du peuple Bouyei, j’ai d’abord mené une recherche sur le terrain, tout en établissant des relations profondes avec des membres de la communauté. J’ai eu l’occasion d’écouter leurs récits et de prendre part à certaines pratiques artistiques et culturelles, telles que les cérémonies de célébration des récoltes et les rituels de vénération des ancêtres. Un exemple? La cérémonie d’offrande au dieu de la montagne, où la communauté se connecte au monde spirituel grâce aux chants ancestraux. J’ai pu documenter des éléments clés du patrimoine immatériel, tout en renforçant mon lien avec la communauté. L’approche participative, ici, ne se limite pas à la simple observation extérieure : les chercheur·euses deviennent co-acteur·rices du processus méthodologique, et intégrent leurs connaissances, perspectives locales et savoir-faire, souvent transmis oralement. Ainsi, l'authenticité ne se résume pas à la fidélité visuelle ou formelle, mais englobe les dynamiques culturelles, sociales et spirituelles. Cette collaboration active est, selon moi, essentielle pour la préservation durable des cultures. Les traditions ancestrales ne sont pas seulement conservées, mais également adaptées aux besoins et défis contemporains. Grâce à cette interaction constante entre préservation et adaptation, les pratiques continuent de vivre et d’évoluer.

  2. Authenticité et processus créatif. L’authenticité, comme le souligne Gohier3, est essentielle dans la recherche qualitative, et renvoie à qualité de la relation entre les chercheur·euses et les participant·es. Elle se manifeste également dans le processus créatif : elle repose sur la profondeur et la sincérité de l'engagement des chercheur·euses pour la culture étudiée, ainsi que sur la fidélité avec laquelle les pratiques culturelles sont réinterprétées et réappropriées. En adoptant cette valeur sur le terrain, j’ai pu créer de véritables expressions artistiques profondément enracinées dans la culture Bouyei, allant au-delà de la simple représentation. J’ai eu accès à des ressources culturelles authentiques, telles que des récits traditionnels sur les rituels Bouyei et des artefacts artisanaux (tambours de bronze), ainsi que du matériel créatif (motifs visuels traditionnels et enregistrements de chants folkloriques). Ces éléments ont enrichi ma compréhension de l’authenticité culturelle et de l’esthétique de cette culture, tout en constituant un terreau fertile pour des recherches ultérieures, avec les approches contemporaines, sur la fusion des pratiques traditionnelles. Une telle démarche est primordiale pour assurer une transmission efficace du patrimoine culturel immatériel. Par ailleurs, mes créations résultent d’un croisement multidisciplinaire et interculturel entre le patrimoine Bouyei, la danse somatique et l’art numérique.

  3. Figure 2 - Mise en pratique de capture de mouvement / Source : Chong Liu.

    Transmission vivante par l’art numérique. L'art numérique, au croisement de l'art vidéo et de la capture de mouvement (figure 2), offre des avantages uniques pour la préservation du patrimoine culturel immatériel. Cette technologie permet de documenter visuellement des pratiques telles que la danse somatique, jouant ainsi un rôle crucial dans leur transmission vivante. En intégrant la technologie moderne, nous observons une transformation significative des patrimoines traditionnels. De nouvelles voies de transmission s’ouvrent et revitalisent un dialogue universel face à la menace d’extinction culturelle. L'expérience transtemporelle de l'art numérique, soit la découverte simultanée de dimensions temporelles et spatiales, offre la possibilité de connecter les expressions culturelles entre elles à travers le monde, facilitant ainsi une exploration approfondie et partagée des héritages patrimoniaux. En tant qu’artiste-chercheur, le choix de l'art numérique est profondément lié à ma volonté de fusionner traditions ancestrales et technologies contemporaines. Je crée ainsi un espace de dialogue interculturel et d'innovation pour la préservation et la transmission des savoir-faire traditionnels à l’échelle mondiale. 

  4. Figure 3 - Interface d’application de réalité augmentée 12 tons d’indigo / Source : Jie Yu.

    Application de réalité augmentée. Mon application de réalité augmentée, intitulée 12 tons d'indigo (figure 3), propose une approche innovante pour rendre le patrimoine culturel immatériel du peuple Bouyei accessible à un large public. À l'ouverture de l'application, les utilisateur·trices sont accueilli·es sur une interface leur permettant de visualiser et d'interagir avec des représentations virtuelles des danses somatiques et des traditions culturelles Bouyei. Ils et elles peuvent explorer des scènes de danse en 3D, puis consulter des informations culturelles détaillées à ce sujet. Je prévois rendre cette application disponible en téléchargement sur les principales plateformes prochainement, afin d’offrir un accès étendu à ces savoirs au public. La réalité augmentée est un outil technologique et méthodologique utile pour la conservation des danses traditionnelles. Elle facilite l’enregistrement, la diffusion et l’enseignement de la danse somatique, et contribue par extension à la protection d’un patrimoine culturel immatériel. Plus largement, elle permettrait de recueillir des données plus complètes et pertinentes pour la documentation de plusieurs formes d'art contemporain, de la création jusqu’à l’exposition muséale. 

Au fil de l'exercice méthodologique, il est crucial de naviguer en maintenant une sensibilité culturelle aiguisée, afin de respecter les singularités de la communauté. Il faut s'assurer que cette dernière conduit à s’approprier, réinterpréter et restituer fidèlement l'essence profonde du patrimoine Bouyei. En tant qu’artiste-chercheur, je vois la réalité augmentée comme un outil puissant pour favoriser l'interaction avec le patrimoine culturel, tout en stimulant la compréhension interculturelle.

La recherche sur le plancher de danse

Après avoir effectué la recherche sur le terrain, j’ai déniché des ressources abondantes pour la phase de création, telles que des récits oraux sur les cérémonies Bouyei, l'artisanat du Batik Bouyei (une technique de teinture du tissu pour créer des motifs) et des danses folkloriques. Ces éléments ont enrichi la chorégraphie introspective créée et nourri les réflexions sur la réalisation de mon application de réalité augmentée. Par la suite, j'ai tenu et animé plusieurs ateliers où les participant·es exploraient des pratiques culturelles du peuple Bouyei au cours de sessions de danse et de discussions. Ces ateliers ont joué un rôle crucial dans mon parcours de recherche-création en facilitant le partage de mes créations et résultats de recherche avec un public international composé d’artistes, de danseur·euses ainsi que de participant·es issu·es de diverses cultures. J’ai pu explorer des sujets connexes, telles les techniques de fusion4 entre danse traditionnelle et art numérique, les stratégies pour adapter les pratiques culturelles aux nouvelles technologies, et les méthodes innovantes pour intéresser de jeunes publics au patrimoine ancestral. 

Figure 4 - Les chorégraphies de 12 tons d’indigo. (a) La posture 01. (b) La posture 02. (c) La posture 03 / Source : Jie Yu, 2022.

Ces ateliers ont également servi de plateformes pour obtenir de la rétroaction plus spécifique sur mes œuvres chorégraphiques et numériques. Les commentaires constructifs de mes pairs et des professeur·es, notamment des membres de mon comité de thèse, ont été précieux pour valider mes choix artistiques, identifier les points forts et les faiblesses du projet, et ce, dans le but de peaufiner ma démarche. 

En somme, ces ateliers ont mené à la création d’un réseau international de soutien et d'échange grâce aux collaborations établies avec d'autres créateur·trices. En favorisant ainsi les interactions avec d’autres cultures, nous élargissons les perspectives sur le patrimoine culturel immatériel. J’ai pu aussi explorer la préservation et la transmission de traditions culturelles sur deux plans : celui de l’adaptation technologique, et celui de l’adaptation à différents contextes culturels à travers la planète.

Conserver, transmettre et pérenniser

Mon parcours de recherche-création s'est progressivement orienté vers les arts numériques et le patrimoine culturel immatériel. Initialement attiré par la danse somatique, j'ai rapidement constaté le potentiel des technologies numériques pour enrichir mes explorations artistiques et scientifiques. Mes travaux antérieurs, axés sur l'intégration de technologies numériques et d’installations interactives à l’art de la danse, m'ont convaincu de l'intérêt d'approfondir cette démarche. Le choix de la réalité augmentée comme média s'est imposé naturellement. Cette technologie immersive et interactive semblait particulièrement adaptée pour revitaliser les traditions culturelles auprès de différents publics. Je souhaitais créer des expériences qui ne se limitent pas à documenter le patrimoine, mais qui le réinventent en l'inscrivant dans notre monde numérique.

La recherche-création m'a permis de dépasser les frontières disciplinaires et d'explorer de nouvelles formes d'expression artistique. En combinant la rigueur scientifique et la créativité, j'ai pu développer une approche originale pour tester mes hypothèses en temps réel et affiner mes idées au fur et à mesure de ma pratique. Cette démarche itérative est au cœur de mon projet, car elle me permet de rester à l'écoute des enjeux contemporains et de proposer des œuvres qui résonnent avec les publics d'aujourd'hui.

La recherche-création m'a permis de dépasser les frontières disciplinaires et d'explorer de nouvelles formes d'expression artistique. En combinant la rigueur scientifique et la créativité, j'ai pu développer une approche originale pour tester mes hypothèses en temps réel et affiner mes idées au fur et à mesure de ma pratique.

Dans un environnement interculturel, la recherche-création revêt une importance cruciale en contribuant à la diffusion de la culture méconnue du peuple Bouyei. Elle émerge comme une référence essentielle pour les futures études ethnographiques autochtones ainsi que pour les échanges interculturels et multidisciplinaires. De plus, elle propose une approche cohérente pour l'appropriation et la mise à jour du patrimoine culturel immatériel à l’échelle mondiale, jouant un rôle essentiel dans sa sauvegarde, sa transmission et sa valorisation.

En résumé, la recherche-création participative, renforcée par l'utilisation d'outils numériques et artistiques, offre des opportunités prometteuses pour la conservation et la transmission des patrimoines culturels immatériels. Elle approfondit notre compréhension de ces héritages culturels, célèbre la diversité culturelle et encourage les communautés à engager un dialogue créatif et significatif, dans le souhait d’une compréhension mutuelle et harmonieuse entre les peuples.


Pour aller plus loin
Visionnez la communication libre de l'auteur·trice, présentée au 91e Congrès de l'Acfas
  • 1

    Le patrimoine culturel immatériel englobe les traditions, savoir-faire, expressions artistiques et pratiques culturelles (danses, chants, rituels, artisanat, langues orales) transmis de génération en génération, essentiels à l'identité et à la continuité d'une communauté.

  • 2

    Paquin, L. C. (2015). Méthodologie de la recherche-création. Acesso em31.

  • 3

    Gohier, C. (2004). De la démarcation entre critères d’ordre scientifique et d’ordre éthique en recherche interprétative. Recherches qualitatives, 24, 3-17.

  • 4

    Ces techniques renvoient à l’intégration des éléments traditionnels de la danse avec des outils et médias numériques pour créer de nouvelles formes d’expression artistique.


  • Jie Yu
    Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue

    Jie Yu, titulaire d’un doctorat en art numérique, danse et patrimoine immatériel de l’UQAT, est un artiste-chercheur polyvalent. Il explore un large éventail de disciplines, dont la danse somatique, la création numérique, la peinture et la philosophie orientale, dans le cadre de ses recherches-créations. Son travail résulte de ses interactions avec diverses cultures à travers le monde. Animé par une passion inébranlable, Jie aspire à concevoir des projets d’envergure ayant une utilité sociale et culturelle. Son engagement vibrant se manifeste par sa volonté de dynamiser les échanges interculturels au sein des communautés, contribuant ainsi à l’enrichissement mutuel des individus et à la promotion d’une compréhension globale et harmonieuse.

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