On monde meilleur est possible
Peut-on lutter efficacement contre la pauvreté et les inégalités? Après avoir entendu Esther Duflo lors de sa présentation au campus MIL de l’Université de Montréal en ce mois de mai 20231, on se prend à espérer que c’est possible. Le travail de toute une « nouvelle génération » d’économistes, dont Esther Duflo et son mari Abhijit Banerjee en sont les représentants les plus connus, en témoigne. En 2019, le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel, souvent nommé à tort le prix Nobel d’économie, a été décerné conjointement à Abhijit Banerjee, Esther Duflo et Michael Kremer « pour leur approche expérimentale de la réduction de la pauvreté dans le monde »2. Pour ma part, j’aimerais leur témoigner mon admiration pour avoir démontré qu’un monde meilleur est possible et pour avoir su inspirer chez moi, et tant d’autres, la volonté de contribuer par la recherche scientifique.
Des économistes sur le terrain
Pour le millier de scientifiques du réseau international J-PAL (Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab), dont Esther Duflo est une des cofondatrices, « des questions bien posées appellent des réponses plus précises »3 et permettre de présenter, point par point, une vue détaillée de ce qui se passe sur le terrain. Ils ou elles mesurent le degré d’efficacité d’une grande variété de politiques de développement et de lutte contre la pauvreté. Comprendre ce qui favorise l’accès à la vaccination ou à l’eau potable, ou encore l’adoption de moustiquaires dans la lutte contre le paludisme, en sont de bons exemples.
Leur approche est pragmatique : démontrer, point par point, par le biais d’essais randomisés, si une solution fonctionne ou pas. Il est alors possible d’identifier, preuves à l’appui, les politiques qui ont des chances de fonctionner à plus grande échelle et d’abandonner celles qui s’avèrent peu efficaces.
Lors de sa conférence du MIL, Esther Duflo reconnaissait que les économistes n’ont jamais été très bons pour prédire l’avenir, leurs modélisations se basant sur des simplifications ne reflétant pas les nuances et les complexités du monde réel. En revanche, grâce à leur approche méthodologique robuste, chacune des expériences génère des données probantes qui contribuent à une meilleure compréhension de ce qui est réellement efficace, loin des débats idéologiques.
Paludisme et moustiquaire
Le travail accompli par ce réseau international impressionne. Depuis 20 ans, ces chercheurs et chercheuses travaillent à définir finement les différents aspects de la vie quotidienne sur lesquels ils et elles peuvent intervenir, et ce, dans les régions les plus pauvres. À cet effet, Esther Duflo a présenté en mai une de leurs recherches les plus emblématiques, effectuée au Kenya par Pascaline Dupas en 20094.
Le paludisme, transmis par la piqure d’un moustique porteur du parasite de type plasmodium, est endémique dans ce pays d’Afrique de l’Est. Or, il existe un moyen très efficace pour réduire drastiquement le risque de contamination : l’utilisation d’une simple moustiquaire de lit imbibée d’insecticide. La pertinence de cette approche est clairement démontrée, mais les ONG sur le terrain peinent à faire adopter cette solution. De là ces questions de recherche : Qu’est-ce qui freine le processus d’adoption? L’accès aux moustiquaires est-il difficile? Si oui, pourquoi? Est-ce le prix, le manque d’information? Et lorsque les familles obtiennent leurs moustiquaires, s’en servent-elles? Le taux d’utilisation dépend-il du « coût » de la moustiquaire ?
L’équipe choisit ensuite de vérifier un seul aspect à la fois, de manière précise et chirurgicale, en se basant sur la méthodologie des essais randomisés, développée par Esther et son équipe, approche inspirée des essais cliniques. Pour chaque étude, plusieurs groupes sont définis, chacun comprenant le même nombre de maisonnées. Au total, ce sont plusieurs centaines de familles qui sont mobilisées pour l’entièreté de l’étude. Chaque groupe de maisonnées se voit appliquer une condition précise et ce, de manière aléatoire. Un premier groupe reçoit les moustiquaires gratuitement, les autres reçoivent les moustiquaires pour un montant différent pouvant aller jusqu’à 60% du coût réel. Puis, et c’est essentiel à la robustesse de telles études, un groupe de maisonnées fait office de contrôle puisqu’aucune action particulière n’y sera implantée. Pour chacun de ces groupes, les chercheurs documentent les taux d’adoption et d’utilisation.
La conclusion de cette étude est sans appel : bien que le coût d’achat influence grandement l’acquisition des moustiquaires imprégnées, de payer la ressource n’a aucun impact sur le degré de leur utilisation. En d’autres termes, les personnes qui ont obtenu une moustiquaire s’en servent.
À la suite de ces résultats, des programmes de distribution coordonnée et gratuite se sont implantés à l’échelle du Kenya, puis se sont généralisés à tous les pays touchés par le paludisme. Esther Duflo présente ainsi les chiffres de l’OMS : en 2019, 68% des ménages africains avaient au moins une moustiquaire imprégnée alors que moins de 5% des ménages en étaient équipés en 2000. Selon un article paru dans Nature5, les estimations les plus conservatrices observent une réduction de 450 millions de cas de paludisme en 15 ans.
En conclusion
Alors, peut-on lutter efficacement contre la pauvreté et les inégalités ? Plus qu’une simple lueur d’espoir, Esther Duflo et le réseau J-PAL montrent que c’est possible. Les résultats sont là, souvent à l’encontre des idées reçues et loin des débats houleux qui agitent le champ de l’économie. Et si, aux dires même d’Esther Duflo, aucune loi ni aucun modèle économique robuste ne peuvent être séparés de l’analyse du comportement humain, il reste possible, une petite question à la fois, de comprendre ce qui fonctionne sur le terrain et ainsi de reconstituer, point par point, le tableau de la vie.
Bibliographie
- Dupas, P. (2009). What Matters (And What Does Not) in Households’ Decision to Invest in Malaria Prevention? The American Economic Review, 99(2), 224‑230.
- Unwin, H. J. T., Sherrard-Smith, E., Churcher, T. S. et Ghani, A. C. (2023). Quantifying the direct and indirect protection provided by insecticide treated bed nets against malaria. Nature Communications, 14(1), 676. https://doi.org/10.1038/s41467-023-36356-9
- Laurence Lejeune
Université du Québec à Montréal
Laurence Lejeune, MSc, Candidate au doctorat : Laurence débute sa carrière à Paris, France, avant de s'installer au Canada en 2000. Elle devient responsable de plateforme scientifique pendant 10 ans à l'Institut Lady Davis puis au Centre de Recherche du CHUM. Pendant cette période, elle a formé des centaines de PHQ de divers horizons aux principes fondamentaux de la cytométrie, en mettant l'accent sur le contrôle qualité et les techniques quantitatives. Pendant les quatre années qui ont suivi, elle a acquis une solide expérience de l'industrie ainsi qu’une expertise en gestion de projet comme spécialiste des ventes chez Beckman Coulter. Jusqu’en 2022 elle a été consultante indépendante offrant un soutien unique et personnalisé en matière d'infrastructure de microscopie et de formation en cytométrie incluant une clientèle des milieux corporatifs et universitaires à Montréal et au Canada. Elle est membre fondateur (2005) et ancienne présidente (2008-2012) de l'Association canadienne de cytométrie et de microscopie. Sous sa direction, le groupe a plus que doublé en taille et s'est élargi pour inclure la microscopie optique. Elle est membre fondateur (2016) et vice-présidente jusqu’en 2022 du Réseau Canadien de Plateformes Scientifiques (RCPS). Elle a acquis une grande expérience dans la gestion de projets et est très impliquée dans différentes initiatives, notamment la publication d'une recommandation internationale pour mesurer l'impact des installations d'imagerie en collaboration avec Global Bioimaging. Son engagement actuel, en tant que doctorante en science, technologie et société au sein du CIRST, rend compte de son intérêt à comprendre l'impact des plateformes scientifiques dans l'écosystème de la recherche.
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