C’est l’ancien bâtiment agricole de la Petite-Ferme qui se charge de l’accueil, à la Réserve de faune d’Ajoasté-Cap-Tourmente. Incendiée et rebâtie, la ferme a été tour à tour un site d’élevage, une maison patrimoniale, un bureau de recherche et d’administration.
Il y a l’éclat des fleurs de pommiers, juste devant, et le crépi qui recouvre les murs de l’édifice blanchit le pré, les marais et le ciel lorsqu’on en fait le tour. À l’avant, les pierres grises dominent la façade, obscurcies par un toit arqué coiffé de bardeaux de bois. Il revient à la galerie et aux fenêtres larges reflétant les champs d’assurer son charme. On s’arrête au premier stationnement, et on franchit à pied le pont du ruisseau du Petit-Sault, qui nous sépare de la ferme. Ma mère m’indique la lucarne derrière laquelle se cachait son bureau, lorsqu’elle rédigeait son mémoire et traçait ses cartes géographiques.
« Louis Matte travaillait au Cap dans ce temps-là et il m’emmenait sur son quatre roues dans les sentiers. On a croisé sa maison tantôt proche de l’entrée de la Réserve. Il sculptait des canards en bois, je crois qu’on en a encore chez nous. Je t’en donnerai un. » Les deux canards en question, taillés comme des appelants, mais sans l’anneau pour accrocher du lest, ont le ventre gravé des lettres LM. Ils resteront à leur place, posés sur le meuble de télé, à la maison de mes parents.
Dans son mémoire de maitrise en environnement, ma mère enquêtait sur les méthodes de gestion de la population des oies blanches, à la Réserve de faune d’Ajoasté-Cap-Tourmente. Elle mettait en doute certaines pratiques qui tendent à isoler la Réserve d’une partie de son histoire. En évacuant ses habitant·es humain·es, n’oublie-t-on pas l’importance des pratiques d’occupation, de chasse et d’agriculture dans la formation du site?
On arpente les sentiers mais les oies se sont dispersées aujourd’hui. L’employé de l’accueil nous apprend qu’on en aurait vu plus loin, au Bois-Sent-Bon. On reprend la voiture vers le deuxième stationnement, sur la route asphaltée. « À mon époque, c’était un peu la guerre entre les employé·es de la Réserve et les usager·ères, qui réclamaient l’asphaltage de la route, m’apprend ma mère. Elle était en gravier, et les employé·es croyaient que ça contrevenait à leur mission de l’asphalter. »
Dans son mémoire de maitrise en environnement, ma mère enquêtait sur les méthodes de gestion de la population des oies blanches, à la Réserve de faune d’Ajoasté-Cap-Tourmente. Elle mettait en doute certaines pratiques qui tendent à isoler la Réserve d’une partie de son histoire. En évacuant ses habitant·es humain·es, n’oublie-t-on pas l’importance des pratiques d’occupation, de chasse et d’agriculture dans la formation du site?
Cette tension est très présente au Cap, la tension entre l’aménagement anthropique et la conservation d’un état « sauvage ». Au long de la route entre les stationnements, à notre droite, s’étalent des champs cultivés alors qu’à gauche, un terre-plein retient un large étang artificiel, avec ses îlots façonnés pour l’observation de la sauvagine, ses nichoirs perchés et sa table à pique-nique. Deux couples de bernaches y campent. On les prend en photos. Plus loin, il y aura les grosses tondeuses qui coupent l’herbe, les mangeoires installées en bordure de sentier, où les carouges à épaulettes, habituées à la curiosité des visiteur·euses, passent s’alimenter en graines.
L’ouvrage de ma mère commence à vieillir, certaines pages sont pliées et il est plein de post-its. Les archives de la bibliothèque ont apposé une couverture rigide et noire, anonyme, aux pages du document. Un code à barres est fixé à l’endos. L’unité de recherche, l’année de dépôt et le nom de ma mère ne figurent que sur la tranche. Aucun nom n’est inscrit sur le carton d’emprunt, collé à la dernière page, pour indiquer la date de retour. Depuis qu’il a été déposé, je suis le premier à demander ce texte, à le repêcher des archives. Il m’accompagne maintenant, il me suit dans mon sac à dos et traine sur ma table de travail. Je le lis et le relis. Surtout, ce texte m’envoie une demande : je dois me positionner face à lui. C’est une recherche scientifique, un mémoire en environnement. Mais il s’agit d’abord pour moi du travail de ma mère. Ce sont avant tout ses mots, les résultats de son enquête. La présence maternelle est indissociable de la scientifique, de la géographe, qui a produit ce texte et ces cartes.
L’ouvrage de ma mère commence à vieillir, certaines pages sont pliées et il est plein de post-its. [...] Surtout, ce texte m’envoie une demande : je dois me positionner face à lui. C’est une recherche scientifique, un mémoire en environnement. Mais il s’agit d’abord pour moi du travail de ma mère. Ce sont avant tout ses mots, les résultats de son enquête. La présence maternelle est indissociable de la scientifique, de la géographe, qui a produit ce texte et ces cartes.
À notre retour du Cap cette journée-là, j’ai demandé à ma mère comment elle avait trouvé sa sortie à la Réserve. Elle m’a souri : « Quand je suis là-bas, je me sens comme à la maison. » J’ai ressenti beaucoup de douceur dans cette remarque, un apaisement et un bien-être. Visiblement, notre sortie lui avait fait du bien. Mais il y avait aussi une charge forte, une insistance qui demandait davantage au réconfort. Davantage à la maison. La Réserve est un espace de survie administrée, en grande part, en fonction des besoins des espèces qui y vivent. Les passereaux et les autres oiseaux migrateurs qui y séjournent dépendent du site. Si la Réserve est bien ce lieu d’accueil des oies et des visiteur·euses, un site d’hébergement pouvait-il être aussi quelque chose comme un espace de résistance?
La Réserve héberge beaucoup des souvenirs de ma mère et elle opère, par l’entretien de ses champs et de ses marais, comme site adapté à la vie des oies. Mais il s’agit de deux choses très différentes. Comment éviter l’amalgame? Ou peut-on assumer ce rapprochement, y voir un point de passage significatif? C’est peut-être justement dans notre souvenir de l’importance de ce lieu pour la faune et la nature, dans notre mémoire attachée à la survie du vivant et au retour des oies, que des gestes concrets de préservation ont cours. Les écritures attentives aux milieux naturels aiguisent notre sensibilité aux vies non humaines, comme à la recherche environnementale et scientifique. Ces écritures et réécritures nous orientent vers des pratiques de recherche empathiques, intergénérationnelles et poétiques.
Visionnez la présentation de David Paquette-Bélanger alors qu'il vulgarise sa thèse intitulée « L’oie en bagage. Sémiotisation interespèce de la réserve de faune d’Ajoasté–Cap-Tourmente » lors de la finale nationale du concours Ma thèse en 180 secondes qui s’est tenue le 10 mai 2023 à Montréal.
- David Paquette-Bélanger
UQAM - Université du Québec à Montréal
David est candidat au doctorat interdisciplinaire en études sémiotiques à l'Université du Québec à Montréal. Il explore dans sa thèse les enjeux d'attachement au territoire et d'héritage d'un site naturel par le biais de la réécriture. Il fait partie du groupe de recherche Réécrire la forêt boréale de l'UQAM-UQAT et fréquente la Réserve nationale de faune d'Ajoasté-Cap-Tourmente depuis l'enfance.
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