Une tendance observée [dans le milieu universitaire relativement à l'entrepreneuriat] consiste à se tourner vers les étudiant-e-s et les diplômé-e-s récents, qui sont davantage susceptibles de démarrer des entreprises issues de la recherche réalisée au sein des laboratoires que les scientifiques de carrière ou les postdoctorant-e-s; ces derniers visant d’abord et avant tout des carrières académiques.
Depuis 2013, mon collègue Marc Duhamel et moi-même constatons un engouement avéré pour l’entrepreneuriat au Québec. Comparé au reste du Canada et aux autres pays industrialisés, on observe que l’entrepreneuriat est une carrière hautement valorisée par les citoyen.ne.s et que globalement, l’activité entrepreneuriale est très dynamique. Beaucoup de personnes investissent du temps, des ressources et de l’énergie pour développer un projet entrepreneurial1 .
Nous avons aussi remarqué que les entreprises émergentes sont innovantes et orientées vers de nouveaux marchés. Cependant, au Québec, la montée de l’entrepreneuriat ne se solde pas de manière aussi marquée qu’ailleurs2 par la création d’entreprises de haute technologie, lesquels procurent souvent une plus grande valeur ajoutée et deviennent des vecteurs de croissance économique.
Cela nous amène à poser la question : comment augmenter les créations d’entreprises dans ces secteurs de pointe?
Les secteurs de haute technologie, telles la biotechnologie, l’intelligence artificielle ou la robotique, se développent sur la base de forts investissements en recherche et développement (RD), dont une grande proportion des avancées sont issues des laboratoires universitaires. La recherche scientifique, au cœur du développement technologique, est propice à l’éclosion d'innovations commercialisables par des organisations, en grande majorité privée et dirigée par des entrepreneurs. L’enjeu est donc de réussir à connecter ensemble deux univers aux logiques bien différentes, voire souvent opposées : le milieu académique et le milieu des affaires.
Comme le rappellent le chercheur italien Riccardo Fini et ses collègues3 , les universitaires produisent un savoir reconnu par la communauté scientifique à travers la publication de leurs découvertes. À l’inverse, les succès commerciaux sont basés sur des applications spécifiques des connaissances, où la protection de la propriété intellectuelle, la vitesse de développement et l’appropriation de la valeur sont plus importantes que le caractère nouveau des savoirs. Ces spécificités amènent pour le chercheur des tensions au niveau organisationnel, mais surtout au niveau individuel. Lorsqu’on enfile le chapeau de chercheur, la finalité est la découverte et tout ce qui compte, ou presque, c’est de faire avancer les connaissances. Avec le chapeau d’entrepreneur, les besoins des clients et les possibilités de production rentable deviennent cruciales. Comme chercheur, le temps dépend de l’objectif à atteindre. Comme entrepreneur, le temps dépend de la rentabilité : comme on dit, le temps, c’est de l’argent! Si le chercheur veut diffuser ses résultats au plus grand nombre, l’entrepreneur conserve jalousement ses découvertes.
Lorsqu’on enfile le chapeau de chercheur, la finalité est la découverte et tout ce qui compte, ou presque, c’est de faire avancer les connaissances. Avec le chapeau d’entrepreneur, les besoins des clients et les possibilités de production rentable deviennent cruciales.
Ces tensions influencent les comportements de collaboration des scientifiques, les décisions stratégiques de la commercialisation des avancées scientifiques, et même les perceptions que les acteurs et actrices dans l’environnement d’affaires ont du porteur de projet quant à sa légitimité ou quant à la pertinence de lui accorder les ressources qu’il souhaite obtenir4 .
Le ou la scientifique qui « traverse la ligne » pour s’engager dans des activités de commercialisation, notamment en s’aventurant dans l’entrepreneuriat académique qui combine les deux rôles, rencontre des enjeux de « gestion » de son identité professionnelle. La personne se demande si, à ses yeux et aux yeux des autres (ses pairs, ses ami-e-s, ses collaborateur-trice-s, etc.), est un-e scientifique ou un-e entrepreneur-e? Ou peut-être les deux? Et comment doit-elle concilier ces positions aux objectifs parfois antagonistes? Ses motivations et les spécificités de son environnement aideront à clarifier : l’intérêt de développer et de diffuser la technologie, de toucher un gain financier, le service aux collectivités et l’encouragement des pairs, tout comme les préférences individuelles et les buts, les normes départementales et de la discipline ainsi que les pressions sociales5 .
Au-delà des motivations, la personne doit aussi s’estimer compétente pour devenir entrepreneur6. En effet, sans ce sentiment de compétence personnelle (auto-efficacité entrepreneuriale), il est peu probable qu’elle développe l’intention de devenir entrepreneur et qu’elle s’engage dans un tel projet. Dans cette perspective, le fait d’avoir des modèles dans son entourage favorise grandement la démystification de l’entrepreneuriat, en particulier des modèles d’entrepreneuriat académique.
Sur la base d’une recension systématique des travaux sur l’entrepreneuriat académique, Miller et coll. (2018) observent essentiellement deux grands types de rôles : l’académique entrepreneurial et l’entrepreneur académique. L’académique entrepreneurial est un scientifique membre du corps professoral qui adopte une perspective entrepreneuriale en cherchant des opportunités pour soutenir ses objectifs de recherche et d’enseignement, tout en s’engageant avec des partenaires commerciaux à travers divers modes d’engagement collaboratif plus ou moins formels. Ainsi, la personne ne travaillera pas directement dans l’objectif de développer un projet d’affaires, mais elle utilisera les différentes opportunités à son avantage pour soutenir ses activités académiques. Pour sa part, l’entrepreneur académique est plutôt un scientifique membre du corps professoral qui réalise des activités de commercialisation technologique en utilisant des modes d’engagements formels qui capitalisent sur des opportunités spécifiques dans le marché. Dans ce cas de figure, il s’agit du cas plus « classique » du scientifique qui veut créer une entreprise afin de soutenir la commercialisation de l’innovation qu’il a contribué à développer dans son laboratoire.
...il ne faut pas perdre de vue que les scientifiques qui deviennent entrepreneurs et qui se consacrent à l’entrepreneuriat ne sont pas légion! La plupart s’engagent, à différents niveaux, dans des activités de collaboration pour faciliter la commercialisation, mais sans plus.
Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que les scientifiques qui deviennent entrepreneurs et qui se consacrent à l’entrepreneuriat ne sont pas légion! La plupart s’engagent, à différents niveaux, dans des activités de collaboration pour faciliter la commercialisation, mais sans plus. Une tendance observée au cours dernières années dans le milieu universitaire consiste à se tourner vers les étudiant-e-s et les diplômé-e-s récents, qui sont davantage susceptibles de démarrer des entreprises issues de la recherche réalisée au sein des laboratoires que les scientifiques de carrière ou les postdoctorant-e-s; ces derniers visant d’abord et avant tout des carrières académiques7. Ainsi, il semble grandement préférable de travailler avec les personnes intéressées et aptes à devenir entrepreneur qui gravitent dans les laboratoires de recherche, et de les soutenir dans leurs projets, plutôt que de tenter de « convertir » les scientifiques en entrepreneur.
C’est dans cette optique que plusieurs universités ont mis sur pied des centres d’entrepreneuriat universitaires, des incubateurs et des accélérateurs, orientés vers l’entrepreneuriat technologique étudiant, mais pas exclusivement. En complément à ces infrastructures, le gouvernement du Québec a aussi créé le Programme québécois d’entrepreneuriat scientifique, qui permet de donner les compétences de base aux scientifiques intéressés à devenir entrepreneur, le tout délivré à distance. Ces initiatives sont susceptibles de permettre aux scientifiques intéressés par l’entrepreneuriat d’acquérir les bases de la création d’une entreprise technologique, et donc de favoriser la réussite des projets.
Les prochaines années permettront de voir si ces soutiens combleront l’écart du Québec dans le nombre de nouvelles entreprises dans les secteurs des hautes technologies.
Références :
- Fini, R., E. Rasmussen, J. Wiklund et M. Wright (2019), « Theories from the lab: how research on science commercialization can contribute to management studies », Journal of Management Studies, vol. 56, nº 5, p. 865-894.
- Hayter, C. S., A. J. Nelson, S. Zayed et A. C. O’Connor (2018), « Conceptualizing academic entrepreneurship ecosystems: A review, analysis and extension of the literature », The Journal of Technology Transfer, vol. 43, nº 4, p. 1039-1082.
- Lam, A. (2011), « What motivates academic scientists to engage in research commercialization:‘Gold’,‘ribbon’or ‘puzzle’? », Research policy, vol. 40, nº 10, p. 1354-1368.
- Miller, K., A. Alexander, J. Cunningham et E. Albats (2018), « Entrepreneurial academics and academic entrepreneurs: A systematic literature review », International Journal of Technology Management, vol. 77, nº 1/2/3, p. 9-37.
- Siegel, D. S. et M. Wright (2015), « Academic entrepreneurship: time for a rethink? », British Journal of Management, vol. 26, nº 4, p. 582-595.
- St-Jean, E. et M. Duhamel (2018). Situation de l’activité entrepreneuriale québécoise : rapport 2017 du Global Entrepreneurship Monitor, Institut de recherche sur les PME, Trois-Rivières (Canada). Consulté en ligne le 7 mars 2020 : oraprdnt.uqtr.uquebec.ca/pls/public/docs/GSC1512/O0000678369_Rapport_GEM_2017.pdf.
- St-Jean, E. et M. Duhamel (2019). Situation de l’activité entrepreneuriale québécoise : rapport 2018 du Global Entrepreneurship Monitor, Institut de recherche sur les PME, Trois-Rivières (Canada). Consulté en ligne le 7 mars 2020 : oraprdnt.uqtr.uquebec.ca/pls/public/docs/GSC1512/O0001253738_GEM_final_2018.pdf.
- Étienne St-Jean
Université du Québec à Trois-Rivières
Étienne St-Jean, Ph.D. est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la carrière entrepreneuriale à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR). Il est professeur titulaire de cette même université et membre régulier de l’Institut de Recherche sur les PME (INRPME). Il est responsable pour le Québec du Global Entrepreneurship Monitor, la plus grande enquête sur les attitudes, aspirations et activités entrepreneuriales des citoyens de plusieurs pays.
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