Au Canada comme partout dans le monde, on a vu la crise de la COVID-19 imposer des défis majeurs aux gouvernements en place. Parmi ceux-ci, on compte notamment la préservation de la séparation des pouvoirs et le respect des droits et libertés, la coordination et la transparence de l’action publique, les plans de (dé)confinement et la relance économique, etc.
Ceci étant, le Canada est habituellement reconnu comme un État où des valeurs et principes fondamentaux, tels que la démocratie et la primauté du droit, sont bien respectés. Ces derniers figurent d’ailleurs parmi les principes sous-jacents de la Constitution canadienne que la Cour suprême a identifiée, en 1998, dans son important Renvoi relatif à la sécession du Québec1. Ceux-ci sont censés orienter la manière dont la vie politique est organisée et pratiquée au pays.
Or, dans une période aussi exceptionnelle que celle engendrée par la pandémie de COVID-19, il peut arriver que certaines normes juridiques encadrant le fonctionnement d’une société soient court-circuitées pour répondre à des problématiques plus pressantes. C’est notamment ce qu’avait théorisé Kenneth C. Wheare, sommité en matière de fédéralisme, dans son ouvrage phare Federal Government. En outre, Wheare concluait qu’en temps de crise ou de guerre, le caractère « pluraliste » du fédéralisme risque d’être mis à mal par une logique institutionnelle « unitaire » et centralisatrice2.
[...] dans une période aussi exceptionnelle que celle engendrée par la pandémie de COVID-19, il peut arriver que certaines normes juridiques encadrant le fonctionnement d’une société soient court-circuitées pour répondre à des problématiques plus pressantes.
En gardant à l’esprit la théorie de K.C. Wheare, nous nous posons donc la question suivante : les principes constitutionnels sous-jacents identifiés par la Cour suprême du Canada dans son Renvoi relatif à la sécession du Québec – soit (1) le fédéralisme, (2) la démocratie, (3) le constitutionnalisme et la primauté du droit, de même que (4) la protection des minorités3 – ont-ils été malmenés lors de la gestion de la COVID-19?
Brève présentation des principes constitutionnels au Canada
Les principes constitutionnels identifiés par le plus haut tribunal du Canada en 1998 sont relativement abstraits. C’est pourquoi ils doivent nécessairement être « opérationnalisés » afin d’observer leur résilience relative en temps de crise. Pour ce faire, nous mettons respectivement l’accent sur deux manifestations possibles pour chacun des quatre principes.
En ce qui concerne le premier principe, soit celui du fédéralisme, il fait référence à la fois à l’autonomie gouvernementale dont dispose chacun des ordres de gouvernement (provincial et fédéral) dans l’exercice de leurs champs de compétence propre, et à la manière dont les divers gouvernements sont appelés à coordonner leurs actions lorsqu’une situation requiert un certain de degré de coopération intergouvernementale.
Le principe de la démocratie, quant à lui, comprend d’une part une dimension individuelle : cela implique, par exemple, le droit de vote lors des élections fédérales et provinciales et le droit de se présenter lors de ces scrutins. D’autre part, cela emporte une dimension proprement institutionnelle : la démocratie canadienne prend forme également à travers le bon fonctionnement des institutions parlementaires.
Le troisième principe du Renvoi est celui du constitutionnalisme et de la primauté du droit. En ce qui concerne le constitutionnalisme, il s’agit, simplement, du principe voulant que tous les actes de nos gouvernements soient conformes à la Constitution canadienne. De manière relativement similaire, la primauté du droit énonce l’idée qu’il ne doit exister qu’une seule loi pour toutes et tous, et que l’État et ses représentants ne doivent pas verser dans l’arbitraire.
Enfin, le quatrième principe fait référence à la protection des minorités : en bref, il s’agit de garantir le traitement équitable de certains individus et groupes de la population qui, en raison d’attributs ethnoculturels ou de certaines caractéristiques (tel un handicap physique ou psychologique), par exemple, sont susceptibles de subir des traitements discriminatoires. On peut également distinguer entre deux types de minorités qu’il importe de protéger : les collectivités issues des peuples autochtones et des communautés de langue officielle en situation minoritaire, d’une part, et les individus appartenant à des communautés minoritaires ou des groupes vulnérables, de l’autre.
La résilience relative des principes constitutionnels
À la lumière de l’analyse empirique réalisée par les auteurs et publiée précédemment à la revue scientifique Les Cahiers de droit, force est de constater que certaines applications des principes constitutionnels sous-jacents du Canada ont été davantage mises à mal dans le cadre de la gestion de la pandémie de COVID-19 : c’est le cas du principe démocratique et du principe de la protection des minorités. Or, il ressort toutefois de notre étude que la crise n’a pas pour autant eu l’effet d’un tour de force complet en la matière. En fait, deux principes semblent avoir été épargnés des atteintes potentielles les plus graves ou importantes.
[...] force est de constater que certaines applications des principes constitutionnels sous-jacents du Canada ont été davantage mises à mal dans le cadre de la gestion de la pandémie de COVID-19 : c’est le cas du principe démocratique et du principe de la protection des minorités.
D’abord, le principe du fédéralisme, tant dans sa dimension de l’autonomie gouvernementale que dans celle de la gouvernance partagée, a somme toute résisté aux effets « centralisateurs » que l’on aurait pu imaginer, à la lumière notamment de la théorie de K.C. Wheare. Les provinces n’ont pas souffert d’une ingérence importante de la part du fédéral dans leurs champs de compétence, tout comme on a observé la mise en place de relations intergouvernementales plutôt « bonnes », en ce sens où elles reposaient surtout sur des bases collaboratives et transparentes.
Puis, en ce qui concerne le principe du constitutionnalisme et de la primauté du droit, celui-ci n’a pas été particulièrement ébranlé durant la gestion de crise. Par exemple, toutes les mesures exceptionnelles qui furent mises en œuvre par les gouvernements fédéral et provinciaux pour lutter contre la pandémie étaient spécifiquement prévues et encadrées par des lois préalablement adoptées.
Or, les deux autres principes sous-jacents identifiés par la Cour dans son Renvoi de 1998 n’ont pas reçu le même traitement. En effet, en ce qui a trait au principe démocratique, celui-ci fut malmené, notamment en ce qui concerne sa dimension individuelle, alors que la crise a empêché ou retardé la tenue de certaines élections provinciales et municipales. Pensons notamment à la situation du printemps 2021 à Terre-Neuve-et-Labrador4. Il s’agit là évidemment d’un accroc important et qui mérite d’être soulevé. De plus, eu égard à la dimension institutionnelle du principe démocratique, nous constatons une altération importante au fonctionnement des institutions parlementaires. En effet, tant en ce qui concerne la fonction de représentation de la population et le rôle des parlementaires pour l’adoption des mesures législatives ou pour contrôler l’action gouvernementale, notamment, la démocratie parlementaire fut elle aussi mise à rude épreuve.
Enfin, pour ce qui est du principe de la protection des minorités, la gouvernance au temps de la COVID-19 a une fois de plus révélé, au Canada comme ailleurs dans le monde, que les démocraties libérales avancées continuent d’éprouver d’importantes difficultés afin que l’ensemble de leur population bénéficie d’un traitement juste et équitable. En effet, les communautés autochtones, les minorités linguistiques, les communautés minoritaires (par exemple : les minorités culturelles) et les groupes vulnérables (par exemple : les personnes âgées) semblent avoir souffert plus lourdement que la moyenne des Canadiens des conséquences de la crise sanitaire.
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Cet article se présente comme une synthèse de la publication scientifique suivante : Dave Guénette et Félix Mathieu, « Le Canada devant ses principes constitutionnels sous-jacents en temps de crise : regards sur la gestion de la COVID-19 », Les Cahiers de droit, vol. 62, no 2, 2021, p. 495-537.
- 1 Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217.
- 2 K.C. WHEARE, Federal Government, 4e éd, Oxford, Oxford University Press, 1963, p. 187.
- 3Voir le Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 49. Pour un examen détaillé et récent des principes sous-jacents mis de l’avant dans ce Renvoi, voir Félix MATHIEU et Dave. GUÉNETTE (dir.), Ré-imaginer le Canada : vers un État multinational?, Québec, Presses de l’Université Laval, 2019. Cet ouvrage se divise en quatre parties, soit une par principe.
- 4Prévues pour le 13 février 2021, les élections générales provinciales dans la province se sont déroulées dans un contexte bien particulier. Aux prises d’une importante éclosion de cas positifs à la COVID-19, le contexte pandémique a forcé les autorités de la santé publique à annuler le vote en personne dans les bureaux de scrutin, misant uniquement sur le vote par correspondance.
- Félix Mathieu
Université de Winnipeg
Félix Mathieu est professeur adjoint au département de science politique de l’Université de Winnipeg, où il enseigne les cours en politique canadienne. Ses travaux portent principalement sur le fédéralisme et le nationalisme dans une perspective comparée, ainsi que sur l’aménagement de la diversité dans les démocraties libérales. Avec Evelyne Brie, il vient de faire paraître aux Presses de l’Université Laval son quatrième livre, intitulé Un pays divisé : identité, fédéralisme et régionalisme au Canada.
- Dave Guénette
Université McGill
Dave Guénette est chercheur postdoctoral à la Faculté de droit de l’Université McGill, rattaché à la Chaire Peter Mackell sur le fédéralisme, et chercheur associé à la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes. Ses travaux portent principalement sur la révision constitutionnelle dans les sociétés fragmentées, le fédéralisme comparé et la démocratie consociative. Il a codirigé trois ouvrages collectifs et publié plus d’une trentaine d’articles scientifiques et de chapitres sur ces sujets
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