En ces temps de pandémie mondiale, la question des usages des savoirs scientifiques par les services publics est devenue une préoccupation des plus partagées. L’établissement de politiques publiques qui gouvernent ces services fait intervenir différents acteurs gouvernementaux; du premier ministre aux ministres, en passant par la députation, les hauts fonctionnaires et les analystes dans les ministères et organismes. Ces acteurs font usage à différents degrés d’informations issues de la recherche scientifique.
En première ligne, on retrouve les fonctionnaires qui portent des mandats d’analyse, comme les agents de planification socio-économiques, les cadres, les conseillers experts et les professionnels (Bernier et Howlett, 2011). Ce sont eux qui sont au cœur du présent article qui offre une vue d’ensemble des connaissances que nous avons… et de celles que nous n’avons pas.
Les fonctionnaires et l’information scientifique
La moitié des fonctionnaires québécois disent consulter régulièrement des articles scientifiques1 , mais les trois quarts d’entre eux ne sont pas familiers avec l’usage des données probantes2 . Près de 60 % n’ont jamais entendu parler du concept de revue systématique de littérature ou de méta-analyses3 . Ces premiers chiffres traduisent plus qu’un simple état de fait. Ils démontrent la complexité et l’hétérogénéité d’une situation. Avec quel type d’information scientifique les fonctionnaires sont-ils en contact, à quel moment, et comment sont-elles intégrées aux politiques publiques?
Il faut souligner d’entrée de jeu que les informations scientifiques ne sont pas les seules sources d’information utilisées par les fonctionnaires, qui doivent prendre en compte d’autres éléments valables et importants dans le contexte politico-administratif qui est le leur : les données produites au sein de leur ministère, les directives ministérielles, les textes de loi, les consultations avec les milieux utilisateurs, les agendas politiques, etc. Ainsi, les sources issues du milieu de la recherche arriveraient en septième position des sources préférentiellement consultées par les fonctionnaires, juste derrière les médias ou les organismes communautaires4 . Le niveau de crédibilité de ces informations demeure cependant très élevé, celles-ci étant perçues comme indépendantes et de très grande qualité.
[...] les sources issues du milieu de la recherche arriveraient en 7e position des sources préférentiellement consultées par les fonctionnaires, juste derrière les médias ou les organismes communautaires. Le niveau de crédibilité de ces informations demeure cependant très élevé, celles-ci étant perçues comme indépendantes et de très grande qualité.
Et qu’entend-on exactement par le terme « information scientifique »? Si les revues systématiques de littérature et les méta-analyses présentent généralement une excellente qualité scientifique, d’autres documents basés sur des informations scientifiques et reflétant la qualité de ces dernières peuvent être consultés, comme des rapports de synthèse, des notes de breffage ou encore des articles scientifiques vulgarisés par des médias. Dans ce cas, les fonctionnaires sont-ils en mesure d’évaluer la qualité des informations qu’ils utilisent, et d’en identifier les biais et les limites? Aucune étude basée au Québec ne nous l’indique clairement. Nous savons, cependant, que la plupart des fonctionnaires ne sont pas entraînés à l’analyse critique,5 et qu’ils déclarent manquer de temps et de formation pour intégrer les informations scientifiques à leur travail6, ce qui laisse présager que l’évaluation de la qualité de telles informations pourrait constituer un défi pour eux.
Enfin, notons qu’il existe une diversité de pratiques au sein même du gouvernement. Par exemple, les fonctionnaires du ministère de la Santé et des Services sociaux et de celui de l’Éducation semblent les plus sensibilisés à la consultation de données probantes (méta-analyses, revues systématiques de littérature, etc.), ainsi que le ministère des Finances et celui de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques. D’autres études démontrent que des ministères tel celui de la Justice privilégient la consultation d’ouvrages de référence ou de notes de breffage, de par la nature de leur domaine d’activité1 , et il serait hasardeux d’en conclure qu’ils tiennent moins compte de l’information scientifique dans leur travail. L’organisation des gouvernements en silos a créé des cultures propres à chaque ministère, qui doivent être reconnues et analysées spécifiquement.
Quelques obstacles à l’utilisation des informations scientifiques
Plusieurs facteurs influencent l’attitude des fonctionnaires québécois en regard des informations scientifiques, et cinq d’entre eux sont bien documentés dans la littérature scientifique.
(1) Le niveau d’études : Plus ils ont un diplôme de haut niveau, plus les fonctionnaires ont tendance à consulter les informations scientifiques, avec des disparités selon le domaine de formation (Ouimet et coll., 2010). Selon Bernier et Howlett, 40 % d’entre eux sont titulaires d’un diplôme d’enseignement supérieur2. Cependant, le diplôme requis pour accéder à un poste d’analyste de politiques ou de professionnel-le de recherche dans les ministères au Québec est un baccalauréat; ce qui accentue la tendance à peu valoriser les titulaires de diplômes de deuxième cycle dans la fonction publique4.
(2) L’accès aux articles scientifiques : Près de 50 % des fonctionnaires n’ont pas accès aux bases de données bibliographiques payantes (Oliver et coll., 2014). Cela explique en grande partie le fait qu’ils ont tendance à privilégier des sources internes à leur ministère, ou à produire leurs propres données. Dans une étude datée de 2014, près de 85 % des fonctionnaires disaient privilégier, en premier lieu, l’information issue de leur organisation immédiate4.Les études consultées, effectuées il y a six ans et plus, ne traitent pas spécifiquement des données ouvertes au gouvernement, mais il est évident que le mouvement des sciences ouvertes, renforcé par la pandémie de COVID-19, offre des occasions à saisir.
(3) La relation avec un membre de la communauté de recherche : Cette relation influence énormément le niveau d’intégration de données probantes dans les politiques publiques7. À cet effet, des publications basées sur des connaissances en sciences cognitives démontrent la part importante du relationnel dans un contexte de prise de décision, dans laquelle les humains ne peuvent faire bon usage de leur rationalité par manque de moyens objectifs,8 et ne pourront faire fi de leurs émotions et de leurs valeurs9. Il est essentiel que les membres de la communauté de recherche soient sensibilisés à la réalité des fonctionnaires et décisionnaires, marquée par des contraintes temporelles et contextuelles, pour intervenir adéquatement auprès d’eux.
(4) Des raisons structurelles : Si les fonctionnaires se disent généralement à l’aise de consulter et de comprendre des articles scientifiques, la phase d’intégration de ces connaissances dans les politiques publiques leur semble moins évidente4. De nombreux facteurs structuraux et culturels interviennent, comme la reconnaissance institutionnelle de la valeur de ces données et les relations de pouvoir au sein de l’institution10. L’existence d’organismes de transfert des connaissances scientifiques contribue aussi à faciliter le développement d’une culture organisationnelle de l’utilisation de données probantes.
(5) Le format des informations scientifiques : Les stratégies spécifiques développées par les chercheur-se-s pour présenter des informations scientifiques, c'est-à-dire dans une temporalité propice et un format adéquat selon la réalité des fonctionnaires, sont des facteurs facilitants11 , mais pas prépondérants12 .
Il est essentiel que les membres de la communauté de recherche soient sensibilisés à la réalité des fonctionnaires et décisionnaires, marquée par des contraintes temporelles et contextuelles, pour intervenir adéquatement auprès d’eux.
Les infrastructures en place au gouvernement du Québec
L’utilisation des informations scientifiques au sein des gouvernements comporte une large dimension organisationnelle. Une étude du University College de Londres souligne l’importance de motiver les fonctionnaires à faire usage des données probantes et d’offrir des formations spécifiques. Elle souligne tout particulièrement l’importance des solutions structurelles et institutionnelles, comme des services dédiés, des processus formalisés, voire des normes et principes professionnels (Langer et coll., 2016). Alors que nous disposons d’une cartographie assez globale de l’écosystème de recherche québécois13 , il n’existe pas de cartographie à jour des organisations et des acteurs animant les relations entre sciences et politiques au Québec. Selon nos informations, le dernier travail de ce type a été effectué par le CST il y a 20 ans14 . Ce rapport faisait part de la faible activité scientifique au sein des ministères, de la faible présence de laboratoires fédéraux au Québec, et recommandait notamment des mécanismes horizontaux plus solides de gestion de la science et de la technologie au gouvernement. Il laissait aussi présager le large mouvement d’externalisation des fonctions de recherche ministérielles.
Comment se portent aujourd’hui les infrastructures intragouvernementales telles que les centres de recherche et de documentation et les directions de la recherche dans les ministères? Leur rôle a-t-il évolué avec l’émergence de grands organismes de conseil (INSPQ, INESSS, etc.), d’infrastructures mixtes de collaboration entre le milieu de la recherche et d’organismes publics (Ouranos, CIRANO, chaires et centres de recherche en partenariat avec les grandes villes, Réseau inondations intersectoriel du Québec, etc.)?
Il serait intéressant de comparer les pratiques québécoises avec, par exemple, les modèles britannique (What Works Network) et européen (Joint Research Center), toutes proportions gardées. La Grande-Bretagne a produit un diagnostic de la capacité de son gouvernement à produire et à utiliser la science15, et le gouvernement américain a réalisé une analyse similaire en 201716 . Si ces études de grande envergure s’avèrent coûteuses, d’autres approches peuvent être envisagées, et cette réflexion mériterait d’être approfondie au regard des expériences vécues dans les ministères québécois pendant la pandémie de COVID-19.
Conclusion
Cette revue exploratoire de la littérature ouvre la porte à d’autres travaux. En premier lieu, la capacité et l’intérêt des scientifiques à intervenir auprès des fonctionnaires devraient être analysés. En deuxième lieu, une réflexion plus poussée pourrait être menée sur les structures qui contribuent à une meilleure utilisation des informations scientifiques dans les ministères. En troisième lieu, les données des études citées dans ce texte devraient être mises à jour. En effet, elles sont toutes bien antérieures à la pandémie de COVID-19, qui a agi comme un révélateur et a modifié les pratiques d’utilisation des données probantes dans certains ministères.
Par ailleurs, le présent article met en évidence plusieurs voies possibles d’amélioration. Pour n’en citer que quelques-unes : (1) les formations spécifiques offertes aux hauts-fonctionnaires exerçant une influence majeure sur les processus d’établissement de politiques publiques, (2) le recours facilité à des fonctionnaires hautement qualifiés et formés en recherche, (3) l’établissement de relations plus régulières entre les hauts-fonctionnaires et les acteurs du milieu de la recherche, et (4) un accès facilité aux publications scientifiques payantes, dans l’esprit des sciences ouvertes.
Plusieurs initiatives sont déjà déployées au Québec pour une meilleure intégration des informations scientifiques dans les politiques publiques, tels des infrastructures mixtes de recherche, des organismes de transfert des connaissances, des événements dédiés aux relations entre sciences et politiques, le programme Actions concertées des FRQ, etc. Mais aussi, le gouvernement du Québec s’est doté d’un poste de scientifique en chef, lequel est idéalement positionné pour exercer un rôle de leader dans le changement de culture pour des politiques publiques plus éclairées par les informations scientifiques. Son bureau entend poursuivre ses efforts en ce sens.
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Note : Merci à Benoit Sévigny, directeur du Service des communications et de la mobilisation des connaissances aux FRQ, et à Rémi Quirion, scientifique en chef du Québec, pour leur relecture attentive.
RÉFÉRENCES
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- Julie Dirwimmer
Fonds de recherche du Québec
Conseillère principale – relations science et société au bureau du scientifique en chef du Québec
Au bureau du scientifique en chef du Québec, Julie Dirwimmer travaille à renforcer les liens entre la communauté de recherche et les artisans des politiques publiques québécoises, tant au gouvernement du Québec que dans le milieu municipal. Elle développe aussi des initiatives de sciences participatives adaptées au contexte de pandémie, et via le programme Engagement. Pendant les sept premières années de sa carrière, elle a été responsable de communications et relations publiques à l’Acfas, où elle a notamment coordonné les consultations pour l’établissement de la Politique nationale de la recherche et de l’innovation en 2012. En matière de relations avec la société, Julie Dirwimmer a lancé le concours Ma thèse en 180 secondes et conçu les Journées de la relève en recherche. Enfin, elle est active sur la scène littéraire et culturelle québécoise, sous le nom de Madame Cosinus.
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