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Harald Seubert, Haute école de théologie à Bâle, Suisse

« Harald Seubert est professeur de philosophie et de science des religions à la Haute école de théologie à Bâle en Suisse, et président de la Martin Heidegger Society. Il a accueilli mon projet de thèse en Allemagne et m’a accompagné tout au long de sa réalisation, jusqu’à son dépôt. Il est encore pour moi aujourd’hui un guide précieux et fidèle dans mes recherches.

Le thème de cette esquisse est ce qu’on nomme en allemand : « die Gelassenheit ». J’ai choisi de le traduire par le terme « flegme » plutôt que par « laisser-aller », parce que « die Gelassenheit » – comme « le flegme » – englobe et dépasse le seul fait de lâcher prise. Le flegme ne représente pas seulement le geste, mais aussi son accomplissement, son effort et l’état qu’il permet d’atteindre. En son sens général, le flegme entretient des liens autant avec la sécrétion des muqueuses qu’avec les religions, la mystique, ou la philosophie; ce concept semble traverser l’être humain de part en part, de la chair jusque dans l’âme… ».

Marc Lamontagne, corédacteur du dossier

Seulert - flegme
Le travail d'Alain Lefort, entre territoires intérieurs et extérieurs, illustre tout le dossier. Il présente dans un article ses photographies et vidéos issues de son mémoire de maîtrise en arts visuels et médiatique.
- Kangituuq, Ivujivik, 2020, 92cm x 307cm, impression numérique sur polypropylène.
« Ce jour-là de mai, sous mes pas, se déroule la toundra sur laquelle j’avance à la fois méfiant et attiré par quelques révélations à venir, soucieux des lézardes du ciel et de la terre, fasciné par les lumières qui filtrent les nuages. Inquiet tout de même de la présence possible d’un maître des lieux, je jette un constant regard au loin pour tenter de distinguer la masse blanche de l’ours qui rôderait par hasard. Quelques kilomètres de marche et, soudain, l’apparition de la baie Narrruniq qui mène l’embouchure du lac Kangituuq. Majestueuse ouverture sur les plaines de la toundra dont la blancheur se marie aux glaces salées de la baie d’Hudson». Alain Lefort.

 

Le flegme

Harald Seubert

L’attitude qu’est le flegme a joué un rôle primordial dans la pensée de la modernité tardive, là même – de façon surprenante peut-être  – où toutes les formes reconnues et admises se sont déchirées et brisées.

1.

Pour Martin Heidegger d’abord, le flegme s’inspire de Maître Eckhart lorsqu’il distingue la question fondamentale du sens de l’être, et les formes rigides et concrètes que prennent les choses. Heidegger fait ainsi appel au retour de l’expérience ontologique qui fonde tout ce qui existe, en dessinant les contours de l’action d’écouter l’être lui-même dans toutes ses possibilités. Faire l’expérience de l’être lui-même ne représente pas le pouvoir d’agir (ou celui de la technique). Cela fait plutôt appel à une retenue spécifique qui consiste à se rendre disponible à l’avenir proche et lointain.

Le flegme est une certaine expérience du vide qu’il est possible d’atteindre par l’entraînement en cherchant à nous extraire de la question « pourquoi » et de tout ce qui nous détermine de l’extérieur… pour tout simplement être ce que nous sommes. Ce qui veut dire être dans un état d’acceptation silencieuse et calme qui rejette toutes déterminations qui pourraient se trouver contraignantes; cela se rapproche de la pratique zen du bouddhisme.

Le flegme est un parcours phénoménologique comparable à l’entraînement physique. Comme dans le tir à l’arc, les exercices permettent d’atteindre un moment où il n’ait plus besoin de vouloir le geste pour atteindre la cible : le geste est tellement inscrit dans la mémoire corporelle et dans les structures du cerveau, que le tireur ne porte plus attention à la manière de tendre l’arc pour atteindre son but. Cela s’apparente au fait d’avoir oublié, en les ayant intégrés, les exercices préparatoires à l’accomplissement d’une action : la maîtrise du geste est atteinte lorsqu’aucune tension intentionnelle n’est nécessaire à son exécution.

Le contraire du flegme est pour Martin Heidegger l’étendue du pouvoir technologique dans la fabrication des choses. Ce pouvoir ne laisse pas advenir les êtres humains dans toutes leurs possibilités ni ne laisse croître la nature, il les absorbe plutôt dans sa propre machination de fabrication qui n’a d’autre but que lui-même … jusque dans les fils invisibles de la toile mondiale.

Le flegme est une certaine expérience du vide qu’il est possible d’atteindre par l’entraînement en cherchant à nous extraire de la question « pourquoi » et de tout ce qui nous détermine de l’extérieur… pour tout simplement être ce que nous sommes.

 

2.

Chez Friedrich Nietzsche, le flegme s’inspire aussi du bouddhisme : l’insurmontabilité de la douleur et de la division. Il l’interprète comme étant l’attitude du spectateur qui assiste à une pièce de théâtre se jouant devant lui, sans qu’il ne s’y sente impliqué : il demeure serein devant le spectacle de ses propres blessures et douleurs.

Le flegme est en effet pour Friedrich Nietzsche une psychologie des attitudes et des émotions fondamentales de l’être humain, une psychologie sublime qui exige d’être honnête envers soi-même : il y a une psychodynamique relevant d’un enchevêtrement multiple de nerfs et de mouvements corporels, qui précède tout état de conscience. Autrement dit, il fait déjà avant Sigmund Freud le constat que l’être humain n’est pas maître en sa demeure (son corps). Accepter d’être un mélange de conscient et d’inconscient signifie faire face au courant de la vie, lequel inclut l’éternel retour du même.

L’attitude contraire, celle qui n’est pas du tout flegmatique, est celle du ressentiment, qui est inspiré par l’esprit de vengeance et fait de nous les ingénieurs d’un possible futur que nous pourrions modifier à notre guise afin de réparer le passé.

L’appel au flegme ne correspond pas non plus à ne rien vouloir; la recherche intentionnellement consciente du néant ne conduit pas au flegme. Il s’agit de quelque chose de beaucoup plus difficile que de ne rien vouloir; c’est le fait de prendre en considération que nous sommes toujours au sein d’une perspective qui vise à atteindre un but, sans chercher à déterminer ce dernier ... avant qu’il n’arrive.

Le flegme est pour Friedrich Nietzsche une psychologie des attitudes et des émotions fondamentales de l’être humain, une psychologie sublime qui exige d’être honnête envers soi-même.

 

3.

Dans l’approche phénoménologique de Edmund Husserl, le flegme a une grande importance : la mise entre parenthèses de tous cadres épistémologiques et de toutes visions du monde pour percevoir la chose elle-même – la phénoménalité du phénomène perçu – ce qui nous donne accès au monde en tant que tel. La phénoménologie en général est donc davantage une attitude qu’une méthode; une attitude qui consiste à laisser être ce qui se montre dans toute l’étendue de ce qui se donne au moment où il se donne… sans attente. Le cadre théorique de son apparition n’étant que la prédiction de ce qui sera confirmé (ou non) par l’apparition du phénomène lui-même se donnant à nous… sans que nous le voulions.

Le flegme joue aussi un rôle central chez Michel Henry et Jean-Luc Marion quand ils discutent de la possibilité de faire l’expérience du fondement absolu, ce que la théologie chrétienne appelle l’expérience de la foi ou le don de Dieu. C’est ainsi que se développe l’idée suivante : le flegme serait l’attention flottante qui se concentre sur le parcours physiologique rendant possible la conscience de quelque chose.

En lien ici encore avec Sigmund Freud et la psychanalyse, le flegme signifie laisser surgir à la libre parole à tout ce qui a trait aux dysfonctionnements, au corps, à l’imprévisibilité de la psychodynamique avec une attitude de détachement qui prend en considération ce qui se dit, ce qui n’est pas dit, et ce vers quoi tout cela fait signe.

L’art de raconter a été profondément influencé par le flegme au courant de la modernité : le monologue intérieur, le narrateur omniprésent. C’est bien entendu Marcel Proust qui est le représentant de la phénoménologie flegmatique le plus illustre. Il vogue sur le flot de ses souvenirs comme le formule si bellement William Faulkner : Parle, souvenir parle!

C’est bien entendu Marcel Proust qui est le représentant de la phénoménologie flegmatique le plus illustre. Il vogue sur le flot de ses souvenirs comme le formule si bellement William Faulkner : Parle, souvenir parle!

 

4.

Pour Ludwig Wittgenstein, le flegme est aussi une impulsion de penser : il le conçoit moins comme un parcours que comme un événement fondateur, suivant le caractère plus passif du flegme. C’est un moment affectif qui correspond à l’avènement d’une absolue certitude : rien ne peut me faire de mal, peu importe ce qui se passe.

En quoi le flegme transforme-t-il alors notre conscience? Dans le flegme, la conscience est devenue transparente à elle-même; l’intérieur et l’extérieur s’entremêlent, les membranes deviennent perméables. Le monde existant est complètement apparaissant, tellement, que la conscience n’a pas besoin de porter son attention sur ce qui arrive : elle y est.

Aristote précise que le flegme n’est pas un état qu’il est possible d’atteindre dans cette vie, car la fin de celle-ci demeure toujours en suspens, il nous est impossible de la connaître – de haut – comme si nous étions Dieu. Nous ne pouvons au plus s’imaginer le flegme que comme un alpiniste qui perçoit du sommet de la montagne les formes qui englobent le paysage et les signes diffus d’un mouvement humain…tout cela demeure limité par l’horizon. Le flegme embrasse idéalement toutes les formes de vie, l’action et la souffrance. Une hirondelle peut-elle alors encore faire le printemps?

Précisément lorsque les circonstances ne dépendent pas de nous et que nous ne pouvons rien y changer, le flegme nous permet de tenir bon. Ce n’est pas seulement une attitude philosophique, mais aussi religieuse … surtout au début, quand il est nécessaire de croire pouvoir y arriver, afin de s’engager dans le parcours nous y conduisant.

Le flegme embrasse idéalement toutes les formes de vie, l’action et la souffrance.

 

5.

Plus près de nous, en ce moment, il y a une tension qui pourrait aller contre le flegme. Aujourd’hui, l’unité possible de l’humanité – par son appartenance à la Terre – nous semble plus facilement perceptible grâce à la dissolution des frontières et au fait que maintenant, tout concerne tout le monde. Mais de l’autre côté, la vision globale du monde n’a jamais démontré autant de divisions entre les cultures, les générations et les individus.

Au contraire de la morale militante qui s’active, et qui semble être motivée par le ressentiment, le flegme est une attitude beaucoup plus exigeante que de dénoncer. Comme l'énonce Odo Marquard : nous avons suffisamment transformé le monde, il faut maintenant le rendre beau!

C’est cela le flegme : un approfondissement et une élévation de la nature humaine qui correspond à suspendre sa volonté, en l’exigeant paisiblement de soi-même. Le flegmatique ne promet pas d’assumer la responsabilité de toutes les souffrances qui ont eu lieu dans l’histoire et dans le monde, mais il promet d’oser  devenir ami avec soi-même et ses semblables, ici et maintenant.

Pour en revenir à Martin Heidegger : c’est essayer de prendre distance par rapport à ce qui est ressenti qui fonde le retour à l’expérience flegmatique de ce qui se donne!


  • Harald Seubert
    Haute école de théologie à Bâle, Suisse

    Professeur de philosophie et de science des religions à la Haute école de théologie à Bâle en Suisse, et président de la Martin Heidegger Society.

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