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Thara Charland, Université de Montréal

Ce processus de mise au tombeau et de mise en récit du père est une entreprise aporétique : s’il s’agit effectivement d’une tentative de retrouver une « essence » de la figure paternelle, c’est pour mieux la mettre à distance. L’évocation et l’invocation provisoire du père sont ainsi le passage obligé d’une conjuration définitive.

DC-Charland
Mars 1960. La famille Charland : Marlène, Gilles, Johanne, Michelle, Jeannette et Pierre, à l'avant-plan, le père de l'auteure. Photo de deuil prise après la mort du père, Dollard Charland. Source : Thara Charland.

J’ai longtemps cru que j’étais la dépositaire du passé familial des Charland. Quand j’étais enfant, c’est moi qui conservais le grand cartable bleu, plutôt épais, avec ses pages plastifiées dans lesquelles nous insérions les photographies. Au fil des ans, j’ai peu à peu déconstruit cet album, égaré les clichés, déplacé les photographies que je préférais dans un autre cartable, plus beau. Je n’ai pas tout conservé; j’ai choisi, classé, rejeté, et joué le rôle d’héritière qui m’était imparti. Après tout, la filiation, comme l’affirme Françoise Collin, « est [l’]art de tenir le fil et de casser le fil »1. Le grand cartable bleu désormais vide, je croyais, à tort, ce processus de tri terminé. À l’automne 2015, quand ma mère et moi avons découvert dans le sous-sol de ma maison d’enfance, un sac à ordures rempli de photographies du clan Charland, j’ai su que nous avions déterré et sauvé d’une catastrophe les bribes d’un passé.

Au centre de mon projet de thèse en recherche-création se trouve une question centrale, celle de l’herméneutique du père, soit l’interprétation des signes et des traces. À cette entreprise de compréhension de la figure paternelle s’ajoute aussi un travail sur les liens entre mémoire, transmission et territoire. Je m’intéresse notamment à quatre auteurs, soit Alison Bechdel, Hervé Bouchard, Michael Delisle et Catherine Mavrikakis. Au-delà des rapports entre transmission et lieu, les textes de ce corpus sont liés par la mort ou l’absence du père, perte indépassable, événement toujours à investiguer pour les auteurs et les narrateurs. Je tente non seulement d’analyser la manière dont ces textes thématisent l’absence du père ainsi que les difficultés et les apories de la transmission qui en découlent, mais aussi de quelles façons ils représentent le lieu, jouent avec l’espace de la page et mobilisent les outils de la cartographie.

Parallèlement à ce projet de recherche, j’écris un récit qui allie prose et photographies d’archives familiales. En plus de travailler avec des figures comme l’ekphrasis2 et l’hypotypose3, je mélange photographies, écriture manuscrite et dessin. Les différents fragments de ce récit racontent l’impossible et inachevable enquête d’une narratrice sur l’identité de son père. Il s’agit également, dans une certaine mesure, d’une tentative de mise au tombeau de cette figure paternelle, c’est-à-dire, pour reprendre les mots de Jean-François Hamel, d’un « récit qui se forge dans un travail de mémoire […], [d’]un discours qui se réclame d[u] mort pour l[’] ensevelir à nouveau4. »

Mais ce processus de mise au tombeau et de mise en récit du père est une entreprise aporétique : s’il s’agit effectivement d’une tentative de retrouver une « essence » de la figure paternelle, c’est pour mieux la mettre à distance. L’évocation et l’invocation provisoire du père sont ainsi le passage obligé d’une conjuration définitive.

La famille Charland devant la maison familiale à Cartierville. Début des années 1950. La captation a fait l'objet de plusieurs médiations; elle a d'abord été filmée en format Super 8, puis refilmée par caméra VHS et finalement transférée en format numérique.

  • 1Françoise Collin, « Un héritage sans testament », Les Cahiers du Grif : La société des femmes, Bruxelles, Éditions Complexe, 1992, p. 112.
  • 2Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ekphrasis
  • 3Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Hypotypose
  • 4Jean-François Hamel, "Revenances de l’histoire : répétition, narrativité, modernité", Paris, Les Éditions de Minuit, 2006, p. 44.

  • Thara Charland
    Université de Montréal

    Thara Charland est doctorante et chargée de cours au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. Elle travaille sous la direction de Marie-Pascale Huglo et de Martine-Emmanuelle Lapointe. Ses recherches portent sur la bande dessinée, sur l’héritage littéraire et la filiation intellectuelle au sein de la littérature québécoise contemporaine ainsi que sur les liens entre le territoire, la mémoire et la transmission.

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