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Marc Guyon, Centre de Recherche sur le Travail et le Développement du Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM, France)
Les résultats de recherche que je présente ici témoignent au sein du secteur de la recherche scientifique d’une forme de souffrance face à un contrôle [objectif] non seulement rigoureux mais désormais "comptable", et face à une organisation du travail désormais entièrement orientée par l’optimisation des ressources et de la production du système scientifique, et qui l’emporteraient même sur la créativité.

Découvrir #MagAcfas - Marc Guyon - Dossier Santé psychologiquepar Marc Guyon
Centre de Recherche sur le Travail et le Développement du Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM, France)
DOSSIER Santé psychologique des chercheurs
15 septembre 2016
 

 

Pas de recherche sans subjectivité1

Le travail de la recherche scientifique, que l’on soit chercheur aguerri ou étudiant chercheur, demande que l’on y « mette du sien ». Sans engagement de la subjectivité, il ne saurait y avoir de plaisir, passion, curiosité ou doute, et il n’y a pas de production de connaissance. On y engage donc son corps, et de ce fait, sa santé physique et psychique.

« Travailler, c’est mobiliser son corps, son intelligence, sa personne pour une production ayant valeur d’usage », résume bien le spécialiste en psychodynamique du travail Christophe Dejours par son concept de travailler. Le travail de la recherche scientifique, lui, est associé à une ascèse qui fait la part belle à la recherche d’objectivité. Cette démarche d’objectivation de la réalité se traduit par la production d’objets (concepts, modèles, théories, systèmes) souvent réglée par des procédures puissantes et des savoir-faire bien établis. Elle nécessite une discipline et un contrôle rigoureux de la part des communautés scientifiques.

Les résultats de recherche que je présente ici témoignent au sein du secteur de la recherche scientifique d’une forme de souffrance face à un contrôle non seulement rigoureux mais de plus en plus « comptable », et face à une organisation du travail désormais entièrement orientée par l’optimisation des ressources et de la production du système scientifique, et qui l’emporteraient même sur la créativité. Les résultats font ressortir aussi l’absence de plus en plus marquée de prise en compte des dimensions subjectives et sociales du travailler.

Encadré méthodologique : la recherche-intervention
     Nous avons construit une étude de cas à l’occasion d’une demande d’une institution de recherche française, ci-après l’Institution, pour une recherche-intervention2. Réalisée selon la méthode d’investigation dite clinique du travail3, elle visait la prévention des risques psychosociaux (RPS) dans les laboratoires de recherche publique. Cette étude de cas articule d’autres dispositifs de recherche (des entretiens libres, des entretiens semi-directifs), et d’autres terrains (des universités, des établissements de recherche, …), plongeant cette recherche-intervention dans une approche ethnographique plus vaste, sur un périmètre métier et institutionnel plus large que celui de l’Institution. Cela d’autant plus que nous pouvons à partir de l’organisation réelle du travail (ce que les chercheurs font) interroger l’organisation formelle du travail (ce qu’ils devraient faire), constituée d’objets et de règles dont certains sont communs à l’ensemble du secteur de la recherche en France. C’est pourquoi nous avons sauté le pas d’une étude de cas centrée sur l’Institution pour aborder le travail des chercheurs professionnels à partir des effets produits par les transformations de l’infrastructure formelle de l’organisation du travail au sein de l’Institution. Nous considérons aussi le niveau de forte intrication de l’Institution avec le système de recherche et d’enseignement supérieur français.  
     Les premières discussions concernant la souffrance et le plaisir au travail des chercheurs ont débuté en 2009. Des responsables de laboratoire se sont montrés très évitant car la crainte de devoir sortir certains cadavres des placards est réelle. Lorsque j’ai été mis en relation avec la direction des ressources humaines de l’Institution, le travail de la demande s’est poursuivi au-delà des blocages auxquels se confronte une approche sur la santé au travail. La démarche a été présentée avec le plan de prévention des RPS (risques psychosociaux) aux partenaires sociaux et à la direction de l’Institution qui a précisé sa demande de « ne pas se contenter d’un travail superficiel, mais de faire la lumière sur les mécanismes psychiques qui puissent expliquer la survenue de la souffrance au travail dans les laboratoires de recherche ». Comme annoncé dans le journal de l’Institution, des chercheurs, volontaires pour des études sur l’organisation du travail de la recherche ont été invités à assister à un séminaire de présentation à l’issue duquel 2 collectifs, pluridisciplinaires, majoritairement composés de femmes (78%), ont pu se réunir. A leur demande un séminaire commun de restitution avec des représentants de la direction des ressources humaines s’est tenu. Un second séminaire réunissant des représentants de la direction de l’Institution et des évaluateurs a eu lieu pour répertorier les possibilités d’appropriation des rapports d’intervention qui ont été présentés au CHSCT4 en 2014.

Objectivité et subjectivité : distinguables mais indissociables

Les travaux de Lorraine Daston et Peter Galison5 permettent de dépasser l’opposition entre objectivité et subjectivité en montrant que ces concepts ne peuvent être dissociés et que leurs significations évoluent. Ils y voient, entre autres, aujourd’hui une forme d’objectivité, qu’ils ont appelés objectivité mécanique puis objectivité structurale, qui se caractérise par la volonté d’effacer toute trace du sujet à l’origine des travaux scientifiques.

À partir du travailler des scientifiques, on peut voir les effets de ce mode d’objectivité sur les modalités d’expression de la subjectivité. Certaines manières de mesurer la recherche, par exemple, deviennent « naturelles », et les choix politiques qu’ils recèlent demeurent invisibles.

Pour appréhender ces modalités d’expression de la subjectivité en tenant compte des spécificités des métiers de la recherche, je reprends à mon compte la définition de l’objectivisme des sciences d’Habermas6 : « …comme une attitude qui renvoie naïvement les énoncés théoriques à des états de chose. »

Pour produire des connaissances, il ne suffit pas de pouvoir s’engager subjectivement, encore faut-il les socialiser sur fond de coopération mêlée de compétition. Pour y parvenir l’engagement dans le travail de la recherche est dangereux du fait de l’intensité de cette compétition qui va de pair avec une demande de reconnaissance hors norme. Les transformations en cours du secteur professionnel de la recherche scientifique sont aussi source de souffrance pour certains, car elles ont des incidences sur les règles de métier et les stratégies défensives professionnelles contre la souffrance. Il faut aussi considérer la santé au travail comme l’un des instruments d’évaluation des politiques publiques de recherche et d’intelligibilité de ce travailler scientifique associés aux conditions concrètes de la recherche.

L’évaluation

L’obsession des outils d’évaluation est un premier résultat remarquable de nos travaux. Les plaintes, à la charge émotionnelle difficilement contenue, traduisent l’importance accrue de la recherche de financement et l’injustice vécue au sein des équipes de recherche car les règles d’attribution de la reconnaissance du travail ne sont pas vécues comme explicites et légitimes. L’accroissement du nombre de rétractations de papiers, de faux résultats voire de fraudes, en serait l’un des symptômes ? Cela serait le résultat de cette pression folle à la publication, publish or perish, où il est à se demander parfois si pratiquer dans un tel contexte est encore faire de la recherche.

Ces questions sont révélatrices d’une absence de confiance qui peut s’installer lorsque la compétition l’emporte sur le projet commun. Une concurrence débridée et conflictuelle entre chercheurs rentre en contradiction avec la pratique de la recherche qui nécessite, pour débattre des intuitions, des conditions de coopération dont le préalable est la confiance.

Les activités d’évaluation et de recherche de financement, considérées comme chronophages, ne sont pas évaluées comme telles. Le développement des activités liées à la montée en puissance des dispositifs, d’évaluation et de financement, se substituent à d’autres tâches, notamment les tâches d’encadrement et recherche en mettant à mal une identité professionnelle qui était très valorisée.

Ce décalage, entre la réalité des pratiques et le sens des pratiques à l’origine de l’engagement dans le métier de certains, ouvre la porte à d’autres pratiques qui peuvent aller jusqu’à l’exploitation des chercheurs précaires, doctorants et post-doctorants, sur lesquels reposerait de plus en plus le travail de recherche.

Le zèle déployé dans les activités d’évaluation est justifié par l’importance de la publication. Le travail scientifique est essentiellement mesuré à l’aide d’indicateurs pour classer les chercheurs en fonction de la côte des journaux et de coefficients traduisant la position du chercheur dans la liste des auteurs. Les chercheurs mal notés apparaissent comme des mauvais chercheurs alors même que le critère bibliométrique n’est pas nécessairement considéré comme pertinent par les scientifiques eux-mêmes.

Bien que disqualifié, ce critère n’est pas remis en cause du fait des enjeux de carrière et de recrutement qui légitiment l’objectivation indiscutable des procédures d’évaluation. A cela s’ajoute le besoin de reconnaissance que l’évaluation peut instrumentaliser et qui apparaît comme un puits sans fond d’autant plus que la reconnaissance sociale s’est affaiblie avec la pénétration des valeurs marchandes.

Ce qui est en question ici n’est pas que les activités de recherche soient exemptes d’aspects stratégiques, mais la systématisation des dimensions stratégiques de l’activité qui tend à exclure de toute relation de travail les dimensions relatives à la subjectivité et à la sociabilité.

Des stratégies défensives objectivistes

Les collectifs ont donné à voir un quotidien du travail de la recherche en grande partie orienté par des objectifs dérivés des dispositifs d’évaluation : introduire une collaboration demandée par les agences d’évaluation, publier rapidement pour ne pas se faire « doubler », valoriser des résultats en fonction des règles bibliométriques, … L’individualisme stratégique est ce qui est commun à chacun pour se prémunir de la concurrence de ses pairs, pour satisfaire ses objectifs individuels. De la réussite de ces objectifs dépend l’obtention de ressources nécessaires pour pouvoir continuer à travailler et rester crédible.

La collaboration stratégique – qui revient à établir et utiliser un collectif en vue de mettre en place une coopération réduite dans ses dimensions sociales, subjectives, personnelles – permet d’atteindre ces objectifs

Ce qui est en question ici n’est pas que les activités de recherche soient exemptes d’aspects stratégiques, mais la systématisation des dimensions stratégiques de l’activité qui tend à exclure de toute relation de travail les dimensions relatives à la subjectivité et à la sociabilité.

Nous avons noté d’autres stratégies visant à se protéger en se désengageant comme le retrait qui peut prendre 2 formes : le désinvestissement et le cynisme viril. Le désinvestissement concerne les chercheurs statutaires qui en arrivent à envisager la fuite hors de ce fameux « métier-passion » et les chercheurs contractuels (doctorants et post-doctorants) qui savent qu’un emploi ne récompensera pas leurs investissements.

Symétriquement, pour les chercheurs permanents des collectifs apparait une forme de cynisme viril via des jugements très péjoratifs sur les doctorants en évitant soigneusement de les indexer aux traitements qui leurs sont administrés. Le cynisme viril organise la réification d’une catégorie de professionnels ce qui le rapproche de l’objectivisme; une posture amenant à considérer cet état de fait comme allant de soi, rayant ainsi toute nécessité de remise en question.

Il existe des stratégies individuelles – activisme, passion et objectivisme langagier –  qui participent à l’étouffement de toute expérience sensible en contribuant à une forme d’objectivisme.

L’activisme se traduit par la surcharge d’activité présentée comme une caractéristique intrinsèque du métier. Tout se passe comme si elle protégeait du danger d’avoir à penser le sens du travail car ce régime d’activité maintient dans l’instant celui qui travaille, sans aucun temps mort.

Ce danger de la pensée peut être recouvert par la passion du métier souvent réaffirmée bien que certains souhaitent ne plus prendre de doctorants pour ne pas leur transmettre une passion qui serait un leurre. Cette affirmation de la passion est susceptible de préserver les uns et les autres en rationalisant un investissement hors normes au-delà des retours envisageables.

Il y a enfin lieu de noter une forme d’objectivisme langagier qui se manifeste dans le langage par l’exclusion de toute dimension réflexive. Cela peut se traduire par exemple par l’évitement de l’usage de la première personne ou l’utilisation de la périphrase « c’est subjectif » pour disqualifier un argumentaire voire l’utilisation de son corolaire opposé « en toute objectivité ».

Les défenses objectivistes et la santé au travail

L’appropriation des pratiques du travail d’objectivation par les scientifiques participe à donner une forme à la subjectivité et donc au travailler de la recherche. Et dans un effet de rétroaction, la subjectivation modifie la sensibilité de notre corps qui est la matière même de notre engagement dans le travail. Nous pourrions dire qu’il y a un double sens du terme production du chercheur. Il y a une incidence sur le type de recherches et donc de connaissances produites par les chercheurs. Il y a aussi une incidence sur le type de chercheurs que produisent ces recherches.

Certaines pratiques des scientifiques, contribuant au travail d’objectivation telles que la pratique sans esprit critique de méthodes qui réduisent la réalité à des artefacts pour en masquer la réalité, comme par exemple l’usage actuel de la bibliométrie pour évaluer le travail de recherche, tiennent lieu de défense professionnelle contre la souffrance au sens où leur appropriation permet de filtrer les éléments les plus anxiogènes7. L’objectivisme défensif protège et structure la subjectivité en vue de préserver le travailler : c’est bien la question de la santé qui est ici en cause.

Par ailleurs, cet objectivisme défensif structure les activités scientifiques. Elles présentent une part de subjectivité du fait qu’elles sont produites par le travailler. Elles présentent une part d’objectivité nécessaire au débat scientifique. Les formes de ces modes d’expression de la subjectivité participent à la définition de la science, de ses objets…

De l’enquête

La clinique du travail vivant, au cœur du présent travail, s’intéresse à ce que « ça leur fait », et à ce « qu’ils en disent », et pas seulement « à ce qu’ils font ». Et c’est un des enseignements de cette enquête que de confirmer que la difficulté d’intervenir en psychologie clinique du travail s’accroît dans le secteur de la recherche du fait que la pratique scientifique ne contribue pas uniquement à construire une connaissance. Elle participe à la protection de la subjectivité, nécessaire à cette construction, difficilement compatible avec ses conditions de vérité du fait des distorsions cognitives liées aux défenses objectivistes.

Ce qui permet de "tenir sa santé", c’est encore et toujours la capacité de pouvoir y mettre du soi-même.

NDLR : en attente du retour de notre espace "Commentaires", nous vous invitons à écrire à la rédactrice en chef, qui republiera vos mots ici-même : johanne.lebel@acfas.ca

 

  • 1Cet article reprend des résultats d’une recherche présentés initialement dans l’article : GUYON, M. (2014). "Le travailler des scientifiques : contradictions de l’engagement de la subjectivité dans le travail". Travailler, 34, 2014/2, 75-98.
  • 2Cette recherche-intervention a bénéficié de la contribution d’Isabelle Gernet, de Christophe Demaegdt et de l’équipe de psycho dynamique du travail et de l’action du Professeur Christophe Dejours et de personnels de la recherche scientifique qu’il n’est pas possible de nommer ici.
  • 3DEJOURS, C. (2008). "Travail, usure mentale". Paris : Bayard.
  • 4Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail
  • 5DASTON, L., GALISON, P. (2012). "Objectivité". Bruxelles : Les presses du réel.
  • 6HABERMAS, J. (1973). "La technique et la science comme « idéologie »". Paris : Gallimard.
  • 7DEVEREUX, G. (2012). "De l’angoisse à la méthode". Paris : Flammarion.

  • Marc Guyon
    Centre de Recherche sur le Travail et le Développement du Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM, France)

    Marc Guyon est membre du Centre de Recherche sur le Travail et le Développement du Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM, France). Après avoir effectué ses premiers travaux en modélisation et calcul scientifique au Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA) puis à l’Office National d’Études et Recherches Aérospatiales (ONERA), il est rentré au centre de calcul (IDRIS) du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) en tant que spécialiste en calcul scientifique et correspondant de la communauté française de modélisation des sciences du climat et de l’environnement. Il a ensuite rejoint la division Recherche & Développement d’EDF pour prendre en charge des projets de R&D en informatique scientifique puis s’est réorienté en économie des systèmes énergétiques et plus récemment en sciences humaines et sociales du travail. Ses objets de recherche récents sont les conditions de la santé au travail, les relations entre formation et pratique professionnelle, la recherche-intervention au sein des organisations de travail. Il est ingénieur diplômé de l’École Centrale de Lyon, titulaire d’un doctorat en sciences de l’Université d’Aix-Marseille en formation initiale. Il a au cours de la seconde partie de son parcours professionnel entrepris des études de psychologie. Il est aujourd’hui titulaire d’une licence en psychologie de l’Université Paris 8, d’un master en psychologie du travail du CNAM et d’un doctorat en psychologie du CNAM.

     

    Note de la rédaction : Les textes publiés et les opinions exprimées dans Découvrir n’engagent que les auteurs, et ne représentent pas nécessairement les positions de l’Acfas.

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