Si les pieuvres et nous avions partagé la ligne de départ dans une compétition sur le développement du meilleur appareil de vision, elles auraient eu un tentacule d’avance.
Les yeux en 40 versions
Pour les yeux, l’évolution a fait ses gammes de 40 manières. La forme la plus simple prend le nom d’ocelle. Cet œil se réduit à quelques cellules pigmentées connectées à des fibres nerveuses (dessin a) permettant de distinguer le sombre du clair. On peut alors s’orienter en fonction de la lumière. Les ocelles ont évolué de façon indépendante chez les euglènes (des algues unicellulaires) et chez certains gastropodes (les escargots et les limaces). Chez les escargots et les limaces, les cellules pigmentées se sont parfois invaginées pour former une cavité (dessin b); petit avantage évolutif : on peut alors détecter la provenance de la lumière. Cette forme se retrouve aussi chez certaines espèces de céphalopodes, comme le nautile (photo ci-dessus), mais avec un petit plus : l’invagination est plus prononcée et la cavité est remplie d’eau (dessin c). Cette eau agit comme une lentille focalisant la lumière, et voilà que des formes apparaissent. Chez certaines espèces de gastropodes, le design va encore plus loin : une lentille vient fermer la cavité. Elle est formée de protéines laissant passer la lumière (dessin d). Par exemple, des protéines de peau (kératine) ou de muscles (actine et myosine) ne feraient pas l’affaire parce qu’elles sont opaques (à la lumière).
Le dernier type d’œil de la figure ci-dessous (dessin e) illustre une structure avec lentille et iris, présente chez l’humain… et chez les pieuvres. Eh oui, des yeux similaires ont évolué chez les vertébrés et chez les invertébrés! Comme quoi nous n’avons pas le monopole des bonnes idées!
Notez qu’il existe plusieurs autres formes d’yeux, comme les yeux composés des insectes et les yeux à miroir des pétoncles, mais la liste ci-dessus devrait vous avoir convaincu qu’il y a plusieurs façons de détecter la lumière et les images! Cette grande diversité illustre le fait que les yeux ont évolué à plusieurs reprises et de façon indépendante. Après tout, nous n’avons pas hérité nos yeux des pieuvres!
Si les pieuvres et nous avions partagé la ligne de départ dans une compétition sur le développement du meilleur appareil de vision, elles auraient eu un tentacule d’avance. En effet, en plus d’avoir une structure similaire, des lentilles et des iris, leurs yeux sont plus efficaces que les nôtres (et ceux des autres vertébrés)! Comme illustré ci-dessous, nos cellules photoréceptrices, celles qui détectent la lumière, sont orientées vers notre corps (1 dans la figure de l’œil humain) alors que celles des pieuvres sont orientées vers l’extérieur, donc directement vers la lumière (2 dans figure de l’œil de pieuvre). Nos yeux sont donc moins efficaces pour détecter la lumière et les formes parce que la lumière doit d’abord traverser les fibres nerveuses (2 dans la figure de l’œil humain) avant de stimuler les cellules photoréceptrices. En recouvrant nos cellules photoréceptrices, les fibres nerveuses créent aussi un point aveugle (4 dans la figure de l’œil humain) à l’endroit où elles passent dans la rétine pour former le nerf optique (3 dans les figures).
Ici aussi, comme dans le cas de la persistance de la lactase discutée dans une chronique précédente, l’évolution nous a « patenté » un organe dont le design n’est pas optimal. Mais « visiblement », un organe n’a pas besoin d’être parfait pour être utile...
L’évolution bricole encore
La grande variété des matériaux utilisés pour construire les lentilles est un autre aspect intéressant de cet aspect bricolage qui caractérise l’évolution biologique. En effet, les génomes de nos ancêtres vertébrés ne contenant pas de gènes pour produire du verre optique, il a donc fallu se débrouiller avec les moyens du bord, comme le font les fermiers lorsqu’ils utilisent de la broche à foin pour réparer ou construire leurs équipements.
L’évolution a ainsi utilisé différentes protéines comme matériau pour construire les cristallins (lentilles) des différents types d’yeux.
La seule caractéristique commune de ces protéines spécifiques au cristallin, dénommées cristallines, est d’être transparentes et solubles dans l’eau. Chez les vertébrés, les protéines de choc thermique, qui permettent aux protéines de résister à la chaleur, sont aussi des cristallines; dans les yeux, on les appelle les cristallines-alpha.
Les oiseaux et les reptiles ont un deuxième type de cristallines, les cristallines-epsilon, qui sont en fait de la déshydrogénase du lactate. Celle-ci est une enzyme de la glycolyse qui catalyse la conversion du pyruvate en lactate dans les muscles durant un effort physique. Le lactate passe ensuite dans le sang pour aboutir au foie, où il est détoxifié en étant retransformé en pyruvate qui, lui, sera ensuite métabolisé en glucose. C’est le cycle de Cori.
Finalement, il y a les cristallines-zêta, que l’on trouve dans les lentilles des cochons d’Inde et des lamas. Cette fois, il s’agit de la déshydrogénase de l’alcool, une enzyme dont le rôle est de détoxifier les alcools!
Ces protéines disparates ont été sélectionnées parce que, une fois empilées, elles forment une matrice transparente. La sélection naturelle les a donc recrutées pour une deuxième fonction : constituer le matériau de base des lentilles. Comme quoi l’évolution n’est pas très sélective dans les matériaux qu’elle utilise pour construire de nouvelles structures!
Autres articles de cette série Parce qu'on évolue
- Bienfaits du sexe, méfaits du cousinage
- Les baleines, ces vaches qui ont pris la mer
- Notre corps « patenté »
- Domestiquer, c’est sélectionner
- Mutations... on n'a encore rien vu!
- Nos yeux « broche à foin »
- Notre corps « patenté »
- Évoluer en compagnie des bêtes et des plantes
- FOXP2, le gène du langage
- Le diabète : une adaptation qui a mal tourné?
- Poux ou virus : la datation par les gènes
- Haplotypes ou comment on reconnaît nos mutations utiles
- Vivre sans le gène de la vitamine C
- À l'heure de l'horloge moléculaire
- Vous êtes génétiquement unique
- Les mutants « buveurs » de lait
- Évolution en beauté
- Nu au soleil
- Guy Drouin
Université d'Ottawa
Guy Drouin est professeur titulaire à l’Université d’Ottawa depuis 1990. Il détient un doctorat en génétique de l’Université de Cambridge, et il a poursuivi ses études postdoctorales à l’Université Harvard. Ses recherches portent sur l’évolution des gènes et des génomes. Il enseigne la génétique, l’évolution moléculaire et la génétique évolutive des humains. Il s’intéresse aussi à l’enseignement des sciences en milieu minoritaire.
Note de la rédaction : Les textes publiés et les opinions exprimées dans Découvrir n'engagent que les auteurs, et ne représentent pas nécessairement les positions de l’Acfas.
Vous aimez cet article?
Soutenez l’importance de la recherche en devenant membre de l’Acfas.
Devenir membreCommentaires
Articles suggérés
-
Un nouveau regard sur la guerre de Sept Ans : les travaux de Jacinthe De Montigny -
Entre droit occidental et droit autochtone : l’étude de la représentation politique de Fannie Duverger -
Sondage - La responsabilité sociale de la communauté de la recherche : la perception des chercheuses et des chercheurs
Infolettre