S’il est parfois dans la vie des chocs qui mettent en mouvement, des situations qui obligent à sortir de sa zone de confort et de ses habitudes de pensée, ces trois mois passés à Jérusalem-Est à surveiller les postes de contrôle israéliens et à visiter des familles palestiniennes éprouvées par l’occupation militaire israélienne furent de ceux-là.
Si Simone de Beauvoir soutenait qu’« on ne naît pas femme, on le devient »1, la même chose peut être dite de la profession de chercheur ou de chercheuse. Mais comment le devient-on? Certains diront que c’est en s’appropriant un champ disciplinaire et sa manière de cadrer la réalité; d’autres que c’est en côtoyant longuement une ou un mentor aguerri pour dénicher un laboratoire ou un terrain; d’autres enfin diront qu’il n’y a pas de voie royale et qu’il faut faire soi-même l’expérience de l’enquête autour des questionnements qui nous taraudent. Et c’est probablement là une des constantes : la personne chercheuse ne doit pas être effrayée par les questionnements sans fin et sans réponses, ni par les réponses contradictoires à une même question. Tous ces questionnements tant fascinants que lancinants, qui hantent la majorité des universitaires bien au-delà de leur vie « universitaire » active, me semblent le cœur de la profession de chercheur ou chercheuse.
Cette centralité du questionnement implique non seulement la curiosité de trouver des explications aux phénomènes, la patience d’entrer longuement dans l’univers conceptuel de celles et ceux qui nous précèdent, mais aussi la capacité de se remettre en question et de se regarder réfléchir pour saisir les limites de sa manière d’appréhender le monde. Telle fut mon expérience, puisque je me suis aventuré dans un cheminement de formation à la recherche moins par quête de prestige ou de statut social que pour donner un sens à des situations qui m’étaient a priori inexplicables et tenter de les transformer.
Concrètement, mon parcours universitaire, au début des années 2000, aurait pu être sans histoire si je m’en étais tenu au baccalauréat en théologie catholique dans le but de devenir prêtre ou agent de pastorale. J’avais toutefois le désir d’en savoir plus sur le monde qui m’entoure, y compris de comprendre pourquoi les religions — que je portais en très haute estime à l’époque — tournent parfois si mal. Je me suis donc aventuré dans une maîtrise en sciences des religions pour tenter de mieux m’expliquer la révolte des fondamentalistes religieux juifs, chrétiens et musulmans contre la modernité. C’est au cours de ma première année de maîtrise, en 2005-2006, que s’est présentée l’occasion de séjourner une première fois en Israël-Palestine dans le cadre d’un voyage d’études en résolution de conflits; ce voyage en suscitant un second, un an plus tard, je partis cette fois en tant que coopérant pour une ONG internationale.
...je me suis aventuré dans un cheminement de formation à la recherche [...] pour donner un sens à des situations qui m’étaient a priori inexplicables et tenter de les transformer.
S’il est parfois dans la vie des chocs qui mettent en mouvement, des situations qui obligent à sortir de sa zone de confort et de ses habitudes de pensée, ces trois mois passés à Jérusalem-Est à surveiller les postes de contrôle israéliens et à visiter des familles palestiniennes éprouvées par l’occupation militaire israélienne furent de ceux-là. À mon retour au Québec, les questions se bousculaient dans ma tête : ai-je vraiment travaillé pour la paix ou n’ai-je été qu’un observateur occidental de plus? D’ailleurs, les Occidentaux ne sont-ils que des observateurs et des médiateurs au Moyen-Orient ou ne sont-ils pas, au contraire, à la source du problème? Si tel est le cas, quelle version de l’histoire ai-je adoptée pour me représenter naïvement comme « neutre » entre deux nations guerroyant? Plus encore, pourquoi ai-je fait mien, jusque-là, un point de vue simpliste et binaire qui considère les Juifs israéliens comme des victimes et les Arabes palestiniens comme des terroristes? D’ailleurs, comment les victimes par excellence que sont les Juifs (bien qu’ils ne soient évidemment pas les seules) peuvent-elles aujourd’hui infliger un tel traitement à une autre population?
À force de lectures et de discussions, j’ai réalisé que mon appréhension du monde, en bonne partie pétrie d’orientalisme, de théologies chrétiennes et de théories des religions, ne comportait pas le nécessaire bagage conceptuel.
Bouleversé par la violence politicomilitaire dont j’ai été témoin aux postes de contrôle, entreprendre une recherche sur le sujet s’imposait à moi comme une nécessité vitale. J’ai donc choisi d’abandonner mon projet initial de mémoire pour me consacrer à l’étude du « camp de la paix » en Israël. À force de lectures et de discussions, j’ai réalisé que mon appréhension du monde, en bonne partie pétrie d’orientalisme, de théologies chrétiennes et de théories des religions, ne comportait pas le nécessaire bagage conceptuel. Il me fallait non seulement aller chercher dans d’autres disciplines (y compris en retournant étudier en Israël en 2010), mais surtout, il me fallait trouver un nouveau cadre à partir duquel interroger la violence politique israélo-palestinienne. Ainsi, c’est en migrant vers la sociologie, et donc en quittant le cadre plus normatif de la théologie et des sciences des religions, qu’un nouvel univers de recherche s’est ouvert à moi.
Ce changement de discipline — avec tout ce que cela implique comme socialisation au sein d’un nouvel habitus scientifique — n’était pourtant que la moitié du chemin. Encore fallait-il mobiliser les outils que m’offrait ce nouveau champ de savoir (notamment les concepts de groupes sociaux, de domination, de pouvoir, d’idéologie, d’ethnicité et de « race ») pour saisir d’une autre manière les enjeux qui me préoccupaient. Or, tout en m’attachant à comprendre les rapports israélo-palestiniens comme un « conflit » entre deux « peuples » réclamant la même terre, tout en cherchant une symétrie entre Juifs et Arabes, je n’arrivais pas à saisir pourquoi de telles explosions de violence se déchaînaient périodiquement. Puis je compris que tant que je chercherais dans cette voie, je n’y arriverais pas. De plus, tant mes lectures, mes séjours sur le terrain que mes discussions avec mes directeurs de recherche m’indiquaient qu’il n’y avait aucune symétrie entre Israéliens et Palestiniens, et même que ce déséquilibre était constitutif du rapport entre ces nations. On voit donc ici comment il peut être difficile de passer d’un cadre d’analyse à un autre.
C’est seulement en 2014, en découvrant les Settler Colonial Studies, un champ d’études interdisciplinaire consistant à décrire et à expliquer le colonialisme de peuplement comme phénomène social, que j’ai trouvé un cadre théorique me permettant d’expliquer de manière plus satisfaisante cette situation que je tâchais de comprendre depuis si longtemps. En lisant divers auteurs2, j’ai compris que le conflit israélo-palestinien était bien plus qu’un conflit ethnique ayant débuté en 1967, qu’il renvoyait à un colonialisme de peuplement impliquant les relations entre le mouvement sioniste et les Arabes de Palestine depuis la fin du XIXe siècle. Autrement dit, que la situation en présence était celle d’une population colonisatrice cherchant à établir une société nouvelle sur les ruines d’une société autochtone, comme cela s’était vu en Australie, au Canada ou aux États-Unis. Ce cadre nouveau, allié à une approche sociocognitive déjà bien établie en sociologie, m’a amené à produire une thèse de doctorat analysant comment la représentation du monde de la majorité des Israéliens favorise la reproduction de la domination des Arabes palestiniens.
Mais que se passe-t-il après la thèse? Loin d’être la fin des questionnements, ce long parcours s’est continué au contraire, dans mon cas, par la poursuite d’autres recherches : d’une part, parce que le graduel apprentissage de la sociologie m’a ouvert à de nouvelles avenues de recherche; d’autre part, parce que la découverte de la société israélienne m’a amené à analyser différemment certaines dynamiques inhérentes à ma société d’origine. En effet, après un peu plus d’une décennie de recherche sur le Moyen-Orient, je prends conscience maintenant que certaines dérives présentes en Israël se manifestent de plus en plus au Québec, notamment une polarisation sociale et un racisme décomplexé, et pas seulement de la part de l’extrême droite3. Vus à l’aune d’une sociologie du racisme, ces phénomènes soulèvent des questions sur la rigidification des frontières ethniques et nationales en Occident4, et ce, à l’heure où certains auteurs les croyaient justement en voie de s’effriter sous l’effet de la mondialisation5.
Se laisser interpeller par des questions et des réalités nouvelles, prendre plaisir à élargir sa réflexion à de nouveaux objets, ou encore, tenter de lier entre eux les savoirs de champs distincts me semble au cœur même du processus de recherche.
Se laisser interpeller par des questions et des réalités nouvelles, prendre plaisir à élargir sa réflexion à de nouveaux objets, ou encore, tenter de lier entre eux les savoirs de champs distincts me semble au cœur même du processus de recherche. Que le point de départ soit la pure curiosité, la passion de la découverte, la quête de solutions à des problèmes pressants ou le désir de contribuer à un monde plus juste, force est de reconnaître que ce processus est ultimement sans fin. Il devient une manière de vivre tout autant que de voir le monde. Personnellement, comme bien d’autres chercheuses et chercheurs engagés6, je dirais que c’est l’indignation qui a motivé jusqu’ici ma quête de savoir. Dit autrement, la colère qu’engendre l’injustice constitue un moteur pour analyser les structures de domination et les critiquer à la lumière de travaux qui se donnent la peine de rendre visibles non seulement l’expérience des personnes dominées, marginalisées ou exclues, mais aussi les dynamiques qui provoquent et maintiennent l’inégalité et les injustices. Plus encore, cette colère constitue un facteur de protection face à la tentation d’abandonner quand le processus d’initiation à la recherche devient particulièrement laborieux (un luxe qu’ont rarement les populations opprimées). En retour, l’investissement dans la recherche peut devenir un rempart contre la tentation de proposer des solutions simples à des problèmes complexes sans avoir au préalable pris le temps de saisir ce que vivent les populations concernées et ce qu’elles pensent de leur situation.
...comme bien d’autres chercheuses et chercheurs engagés, je dirais que c’est l’indignation qui a motivé jusqu’ici ma quête de savoir. Dit autrement, la colère qu’engendre l’injustice constitue un moteur pour analyser les structures de domination...
Références :
- Barth, F. (1967). « Introduction », dans F. Barth (dir.), Ethnic Groups and Boundaries : The Social Organization of Cultural Differences (p. 9-38). Boston,Little, Brown.
- De Beauvoir, S. (1949). Le deuxième sexe. Tome II. L’expérience vécue. Paris : Gallimard.
- Bilge, S. (2010). « …alors que nous Québécois, nos femmes sont égales à nous et nous les aimons ainsi » : la patrouille des frontières au nom de l’égalité de genre dans une "nation" en quête de souveraineté. Sociologie et sociétés, 42(1), 197-226.
- Bourdieu, P. (2001). Science de la science et réflexivité. Paris, Raison d’agir.
- Clair, I. (2016). « Faire du terrain en féministe », dans Actes de la recherche en sciences sociales, 213(3), 66-83.
- Jacobson, D. (1996). Rights Across Borders : Immigration and the Decline of Citizenship. Baltimore, Johns Hopkins University Press.
- Juteau, D. (1999). L’ethnicité et ses frontières. Montréal, Presses de l’Université de Montréal.
- Nadeau, F. et Helly, D. (2016). « Une extrême droite en émergence? Les pages Facebook pour la charte des valeurs québécoises », dans Recherches sociographiques, 57(2-3), 505-521.
- Piterberg, G. (2008). The Returns of Zionism : Myths, Politics and Scholarship in Israel. Londres/New York,Verso.
- Potvin, M. (2017). « Discours racistes et propagande haineuse. Trois groupes populistes identitaires au Québec », dans Diversité urbaine, 17, 49-72.
- Rodinson, M. (1967). « Israël, fait colonial? », dans Les Temps Modernes, 22(253), 17-88.
- Soysal, Y. N. (1994). Limits of Citizenship : Migrants and Postnational Membership in Europe. Chicago, University of Chicago Press.
- Veracini, L. (2010). Settler Colonialism : A Theoretical Overview. Houndmills. New York, Palgrave Macmillan.
- Michaël Séguin
HEC Montréal
Michaël Séguin est stagiaire postdoctoral au département de management de HEC Montréal et chargé de cours au Département de sociologie de l’Université de Montréal, où il enseigne la construction des données qualitatives, la sociologie des religions et la sociologie des relations ethniques. Ses recherches s’intéressent à la construction discursive des frontières ethniques et nationales au sein des sociétés issues du colonialisme de peuple, et ce, tant au Moyen-Orient qu’en Amérique du Nord. Il est titulaire d’un baccalauréat en théologie (B. Th.), d’une maîtrise en sciences des religions (M. A.) et d’un doctorat en sociologie (Ph. D.) de l’Université de Montréal.
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