453 - Recherche qualitative en comptabilité : un espace francophone pour poser un regard sur les (en)jeux comptables au sein des organisations et de la société

L’étude de Ball et Brown (BB68) est principalement reconnue pour son affirmation selon laquelle la comptabilité de l’époque était utile, s’inscrivant alors en contradiction avec la littérature normative. L’objectif de cette étude est de mieux comprendre comment l’affirmation de BB68, retraduite par la brigade de la perspective informationnelle, en est venue à être considérée supérieure à celle présentée dans la littérature normative. Une perspective latourienne est adoptée pour examiner les balbutiements de la controverse et ainsi problématiser l’auréole de « vérité » qui surplombe BB68. Cette étude met en exergue, d’une part, la résolution de la controverse comme étant le résultat d’un processus social et, d’autre part, le flou et la vulnérabilité des prémisses sur lesquelles la perspective informationnelle s’est construite. Contrairement à la prétention selon laquelle la perspective informationnelle s’est naturellement imposée en raison de sa supériorité épistémique, cette étude soutient que ce flou et cette vulnérabilité, plutôt que de miner sa crédibilité, ont pu favoriser l’établissement d’un climat d’ambiguïté épistémique propice à son épanouissement et à sa prolifération. Cette ambigüité épistémique s’articule sur deux plans: l’ambiguïté sémantique de la conception d’utilité; et la mobilisation ambiguë de l’hypothèse de l’efficience des marchés. Enfin, cette étude participe à la discussion sur le voyagement des idées au sein de la communauté académique comptable.

Nous étudions comment les travailleurs résistent au contrôle de gestion sur le lieu de travail à domicile. En s’appuyant sur la théorisation de Scott (1985, 1990) sur la résistance infrapolitique, nous examinons les commentaires postés sur Reddit dans lesquels les travailleurs parlent de leur résistance aux contrôles auxquels ils sont confrontés dans l'environnement de travail à domicile. Nous dévoilons six transcriptions cachées représentant la résistance infrapolitique des travailleurs au contrôle de gestion sur le lieu de travail à domicile, que nous classons en deux catégories : pensées de résistance et actions de résistance. Les travailleurs à domicile décrivent et discutent leurs attitudes et idées de résistance autour 1) des nouvelles limites des niveaux et types acceptables de contrôle, 2) du mérite même de l’identité du rôle managérial, et 3) de la culture de contrôle des employeurs. En outre, les travailleurs à domicile résistent 4) en effectuant un “travail vide”, 5) en quittant leur emploi en réponse à des mandats de retour au bureau, et 6) en répondant de manière sélective aux contrôles liés à la productivité. En apportant un nouveau site empirique -le domicile comme un lieu de travail- à la littérature sur le contrôle de gestion, nous théorisons sur la manière dont les travailleurs transforment la productivité en un site de résistance, retournent le regard de contrôle sur les gestionnaires et utilisent le bureau à domicile pour résister aux contrôles.

Cet article étudie l'organisation des différentes parties prenantes d'un projet de déploiement d’indicateurs d'impact social d’un plan d’action en équité, diversité et inclusion (EDI) dans un service de police confronté à des plaintes pour profilage racial et social. Il s'appuie sur une ethnographie et une recherche-action menées par la première autrice, qui a rejoint une micro-entreprise afin de contribuer à la conception de ces indicateurs. Explorer cette question dans le contexte d'un service de police offre un cadre plutôt radical mais illustratif des tensions spécifiques engendrées par l'équité, la diversité et l'inclusion. Tandis que la corruption a été au centre de l'attention du travail policier depuis des décennies (Gordon et al., 2009), notre étude élargit la perspective sur les réformes envisagées des pratiques policières - le profilage suspect et les comportements racistes devenant des enjeux médiatiques et sociaux cruciaux. Ce contexte spécifique offre un terrain fertile pour explorer le double déploiement d’objets multiples (Law and Singleton, 2005), c'est-à-dire la diversité en tant que « réalité » sociale et les mesures d'impact social. Notre article contribue à la discussion en cours sur la manière dont la comptabilité crée plutôt que de résoudre les luttes managériales (Yu et Mouritsen, 2020). De plus, nos résultats permettent de comprendre comment la présence-absence façonne et influence les relations autour d'un projet comptable.

L'omniprésence de la mesure des performances va au-delà des contextes organisationnels, s’infiltrant dans divers aspects de la vie quotidienne. En mettant l'accent sur l'activité physique, la nutrition et le sommeil, cette étude s'appuie sur 72 entretiens pour examiner comment les individus utilisent les technologies d’auto-suivis pour gérer leur performance. Nous nous appuyons sur les expériences d’individus utilisant des applications mobiles et des montres intelligentes, en cherchant à comprendre comment les individus naviguent et réagissent aux techniques de gamification imbriquées dans ces technologies. Nos résultats indiquent que, si les individus s’enrôlent initialement dans le but d'améliorer leurs performances, leur engagement durable est motivé par le plaisir que leur procure la gamification. Nous contribuons à la littérature en discutant de la façon dont les comportements individuels sont consciemment adaptés pour atteindre la performance, mais aussi de la façon dont les mesures de performance peuvent être trompées pour préserver le plaisir. Les organisations adoptant de plus en plus des pratiques similaires, la compréhension de l'équilibre délicat entre performance et plaisir devient essentielle pour préserver l'engagement individuel.

L'évaluation par l'auditeur de la continuité d'exploitation (going concern) est une tâche d'audit essentielle qui attire de plus en plus l'attention dans la pratique et dans les débats sur la réglementation d’audit. Pourtant, malgré l'abondance des recherches archivistiques et expérimentales, le sujet a été largement négligé par les chercheurs qualitatifs-interprétatifs. Dans cet article, nous explorons la manière dont les auditeurs décident de l'opinion sur la continuité de l'exploitation au moyen d'entretiens avec 31 praticiens. Nous analysons nos résultats à l'aide de concepts issus de la sociologie économique sur les "pratiques épistémiques" et "l'imagination de l'avenir". Nous constatons que le modèle de trésorerie des clients agit comme un objet épistémique qui, tout en fournissant des informations, génère davantage de questions et d’incertitude. Son développement constant nécessite des tâches d'audit supplémentaires, telles que des tests de résistance inversés et des consultations qui ne peuvent que partiellement informer l'auditeur sur la viabilité future du client. Nous contribuons à notre compréhension de l'auditeur en tant que visionnaire qui produit des attentes fictives sur l'avenir qui sont intrinsèquement à la fois réconfortantes et inconfortables.

Au fil des dernières années, les cabinets d'audit ont dû non seulement faire face à des changements dans les normes d'audit et les réglementations, mais ils ont également dû maintenir leurs effectifs informés des normes comptables financières américaines et internationales de plus en plus complexes (Westermann et al., 2015). En raison de la complexité croissante et de l'effort nécessaire pour suivre ces normes, on constate que les comptables se spécialisent dans des domaines très spécifiques des normes comptables. Cette sous-spécialisation de l'expertise accroît le nombre d'experts nécessaires, car chaque sujet différent nécessite son expertise propre.

Face à cette complexité, il n’est plus possible pour un auditeur d’aspirer à maîtriser l’ensemble des connaissances requises pour mener à bien un audit (Smith-Lacroix et al., 2012). Ainsi, les connaissances nécessaires sont réparties à travers un réseau d’intervenants et de ressources. Contrairement à la littérature actuelle qui examine comment les connaissances sont transmises entre auditeurs, la présente étude propose plutôt de voir les équipes d’audit comme des équipes interprofessionnelles où chaque membre maintien sa propre expertise. Ainsi, les théories d'apprentissage collectif et socio-matériel (Fenwick et al., 2012) deviennent intéressantes pour comprendre comment les auditeurs parviennent à maîtriser leur corpus de connaissances en constante évolution et réparti entre plusieurs acteurs impliqués dans les audits.

Dans cette recherche qualitative, mon objectif consiste à développer une meilleure compréhension de la façon dont les auditeurs construisent la notion d’esprit critique. À travers le concept de visibilité de Brighenti (2010), mon analyse d’entretiens semi-dirigés avec des praticiens œuvrant ou ayant œuvré au sein de cabinets comptables met en exergue une série de pratiques — la déduction, la naturalisation et la filiation — illustrant comment les praticiens rendent visible l’esprit critique. Mon analyse fait ressortir l'art du questionnement comme un aspect transversal à toutes ces pratiques. Cet art du questionnement fonctionne à double sens : il est attendu que le subordonné le fasse valoir, mais il est aussi fortement ancré que le superviseur maîtrise cet art du questionnement pour rendre l'esprit critique visible. La maîtrise de cet art du questionnement étant variable parmi les superviseurs, mon étude renvoie à une préoccupation importante pour le développement professionnel des praticiens. De plus, alors que certaines pratiques suggèrent que l’interaction entre un superviseur et un subordonné peut aider à la mise en visibilité de l’esprit critique, certains écueils, dont les impératifs de rentabilité et les relations hiérarchiques, contribuent plutôt à lui faire ombrage. Cette recherche enrichit les études sur l'esprit critique et le développement social de l'auditeur en soulignant le caractère fragile de l’évaluation et du développement de l’esprit critique.

Les recherches antérieures recensées concernant la prise de décision et l’exercice du jugement en audit sont majoritairement de nature quantitative et démontrent surtout l’influence entre des variables prédéterminées. Les recherches qui prennent en compte le contexte réel vécu par les auditeurs sont quant à elles plutôt limitées. Le but de cet article est de discuter des actions mises en œuvre par des auditeurs externes lors de l’exercice de leur jugement professionnel. À partir des moments de pratique vécus dans un contexte d’audit des états financiers, des entretiens d’explicitation ont été menés auprès de treize (13) auditeurs œuvrant dans des cabinets. Chacun des entretiens a permis de produire un déroulé temporel qui décrit les actions posées par l’auditeur afin d’en arriver à prendre une décision. L’étude de ces situations démontre d’abord l’utilisation d’un processus itératif et donc non linéaire. L’analyse présente diverses actions exercées en boucle, faisant ainsi avancer la réflexion vers une solution au problème. Toutefois, la plus importante contribution de cette étude se situe au niveau de la documentation des actions mentales, privées et intériorisées, qui ont été mises en lumière grâce au type d’entretien réalisé. Au regard de cette étude, la prise de recul demeure avant tout un incontournable pour faire mûrir la réflexion en lien avec la problématique vécue par l’auditeur.