Vous êtes un noeud dans un réseau.Vous êtes interreliés à vos semblables avec qui vous échanger sans cesse des « informations » : affection ou préjugés, papiers commerciaux ou virus H1N1. Vous modifiez vos semblables, ils vous modifient. Et désormais, les noeuds-humains que nous sommes sont reliés les uns aux autres en temps réel d’un bout à l’autre de la planète sur le réseau des réseaux. « Réseau » du latin rete-retis, signifiant filet. Comment fonctionne ce filet qui vous construit et duquel vous n’échappez pas. Comment défaire certaines mailles et en inventer de nouvelles ? Les réponses ne sont pas simples, mais déjà la prise de conscience de la nature réticulaire du monde à toutes les échelles ouvre des pistes.
[Cet article est paru initialement en 2009 dans le présent magazine]
Des nœuds, des liens et de l’information
Un réseau est un ensemble de nœuds reliés entre eux par des liens. Dans ces noeuds et sur ces liens circulent des « ressources » que nous appelons ici « information ».
Dans un réseau social, les noeuds sont les individus ou les organisations - nation, églises, universités, etc.-, interreliées par tous les moyens de communication - de la parole au Twitter-, et échangeant des denrées, des savoirs, des technologies, etc.
Dans le réseau neuronal, les noeuds principaux sont les neurones, et dans les liens - axones, dentrides, synapse - passe une information électrique et chimique.
Dans le réseau informatique, les noeuds principaux sont les ordinateurs, interreliés par la fibre optique, les satellites, etc, et l’information circule sous forme de bits recomposables à l’écran sous de multiples formes.
Dans chacun de ces réseaux, les noeuds sont semblables mais non identiques, et leurs fonctions sont souvent différenciées. Les noeuds innovent ou reproduisent, transmettent ou manipulent les informations qu’elle soit chimiques, numériques, monétaires ou conceptuelles.
Dans chacun de ces réseaux, l’information, une fois produite, devient une ressource qu’il est possible d’échanger, de cumuler, de transformer. Pour qu’il y ait réseau, il faut qu’elle circule. Elle vaut peu hors du réseau.
Dans chacun de ces réseaux, les liens connectent les noeuds et permettent l’échange d’information par toute une bio-techno-diversité des moyens de communication : voix, influx nerveux, ondes, sans fil, câble optique, satellites, etc.
Le monde est petit
Vous êtes interreliés à vos semblables de très près. Six petits degrés de séparation en moyenne entre vous et n’importe quel quidam pris au hasard sur les 6,8 milliards. Dans le réseau de cinéma d’Hollywood, on a évalué que ses 364 066 membres étaient en moyenne à 3 degrés de Kevin Bacon (l’acteur avec ce « jeu » a connu une 2e carrière...). On voit donc qu’en augmentant considérablement le nombre de noeuds, le chemin reste très court.
Cette proximité est possible parce que les réseaux « naturels », et le réseau Internet qui connait un développement autoorganisé de type bioréseau, sont structurés de manière telle qu’il est possible malgré leur très grand taille de maintenir des chemins relativement courts entre chacun des nœuds. La raison : la plupart des noeuds n’ont que quelques liens et une petite proportion est hyperconnectée.
Les travaux du chercheur américain d’origine hongroise Albert-Laszlo Barabasi à la fin des années 1990 ont permis de bien établir les caractéristiques de cette architecture appelée scale-free ou small-world (il y a des nuances entre les deux termes, mais nous parlons ici de ce qui les rassemblent). Le physicien a, entre autres, cartographié les liens entre 203 million de webpages à l’aide d’un logiciel-robot. La cartographie obtenue à démontrer que 90 p. 100 de tous les documents avaient moins de 10 liens pointés vers eux, et que 3 p. 100 en avait 1 million.
Ces noeuds hyperconnectés sont appelés hubs ou plaques tournantes. L’aéroport de Chicago dans le réseau aérien, Camille Limoge dans le réseau de la recherche du Québec ou encore la molécule d’eau dans les bioréseaux en sont des exemples.
Encore plus surprenant, les travaux de Albert L. Barabasi et de Zolan Oltvai, ont démontré que les 10 molécules les plus connectés de tous les organismes vivants sont les mêmes et que ces molécules arrivent tôt dans l’évolution. Dans le sous-réseau métabolique de la bactérie E. Coli, par exemple, il y aurait 700 noeuds et 1000 liens, et il y a trois degrés de séparation entre ces noeuds. Les molécules impliquées dans la majorité des réactions de ce small world ou petit monde sont l’ATP, l’ADP et l’eau. Cependant, si tous les organismes partagent les mêmes hubs, c’est la variabilité des molécules les moins connectés qui permet la biodiversité.
Cette topologie offre aussi une bonne capacité de résistance aux défaillances internes. On peut retirer/abimer au hasard un grand nombre de noeuds faiblement connectés avant que le réseau ne s’effondre. Pensons à la maladie de Parkinson où les symptômes n’apparaissent qu’après une perte de plus des trois quarts des noeuds. Cependant si vous savez où sont les hubs, vous pouvez relativement aisément endommager le réseau. Un talon d’Achille quand il s’agit de votre réseau informatique, une piste thérapeutique quand il s’agit de combattre un réseau de cellules cancéreuses. Robustesse et vulnérabilité coexistent.
Il a fallu attendre les années 1990 pour réussir à cartographier des réseaux de plus de quelques centaines de noeuds, et voir émerger, derrière cette architecture scale free, une loi de puissance à partir d’une multiplicité des choix individuels. Cette belle « simplicité » permet de saisir une dynamique d’ensemble fondamentale. Mais on a encore rien dit sur la nature des échanges entre les noeuds, la variabilité de la communication, la transformation continuelle des réseaux, etc.
La recherche au Québec
Si un réseau est le moindrement complexe, il est pour ainsi dire impossible d’en saisir l’ensemble et les détails. Les chercheurs dont il est ici question dans la suite de l’article, travaillent en fait sur des morceaux du puzzle. Le mathématicien Andrzej Pelc, par exemple, développe des algorithmes pour contrer les pannes des réseaux informatiques. L’ingénieur Gaétan Lafrance modélise l’incertitude dans l’apport des fluides, eau et vent, alimentant le réseau électrique d’Hydro-Québec. Le neurophysiologiste André Parent s’intéresse à un noeud macro du cerveau, le système moteur responsable des mouvements. Le microbiologiste, Eric Déziel, nous parlent de la présence de dangereux microréseaux dont nous ignorions la présence il y a encore peu et qui pourtant nous peuplent de l’intérieur. Finalement le politologue Vincent Lemieux, par une analyse structurale, s’intéresse à la variété de liens qui unissent les humains ou les organisations d’humains.
Réseaux informatiques
Andrzej Pelc est un algorithmicien de réseau. « Un algorithme, c’est l’idée derrière le programme, et cela tient sur une ou deux pages », souligne le chercheur de l’Université du Québec en Outaouais, dont les travaux portent sur la circulation de l'information dans les systèmes distribués que sont les réseaux informatiques.
Le chercheur travaille tout particulièrement sur la question des pannes de réseau et ce, en se basant sur la théorie des graphes. Cette approche permet de décrire la topologie d’un réseau, soit l’ordre de disposition des nœuds et des liens dans l’espace, mais aussi dans le temps.
« Il y a 30 ans, on pensait aboutir à un réseau presque parfait, mais il s’est révélé impossible de créer un algorithme qui protège contre toutes les pannes. Rien n’y fait : plus le réseau est grand, plus il est vulnérable. Notre rôle est de développer des méthodes qui offrent un bon rapport coût/fiabilité. » Les pannes peuvent être dues à des bris de composantes physiques. Dans le cas d’un lien coupé, on parle de panne-arrêt de gravité minime. Par contre, l’intrusion d’un agent malicieux peut déclencher des pannes beaucoup plus nuisibles. « Ce sont des pannes dites byzantines : l’information continue de circuler, mais elle est erronée. Cela s’apparente aux fausses rumeurs du contre-espionnage. »
Aujourd’hui, la toile informatique est constituée de milliards de nœuds et d’autant de liens. La probabilité qu’un nœud ou un lien en particulier tombe en panne est faible, mais il est presque certain que sur cette grande quantité, des composantes vont faillir. « L’idée est de trouver des méthodes suffisamment fiables et sophistiquées pour assurer une bonne résilience des réseaux malgré les pannes », précise Andrzej Pelc.
Deux méthodes sont utilisées. D’abord, la redondance spatiale. Le principe : beaucoup de chemins indépendants pour faire passer un même message, de sorte que l’information soit transmise par au moins un chemin. Ensuite, la redondance temporelle : répéter 10 fois le message dans l’espoir qu’il soit transmis au moins une fois. Ces deux approches permettent, par exemple, de faire face aux interférences magnétiques qui provoquent des pannes intermittentes.
« Mes travaux ne sont pas de l’ordre de l’appliqué, mais ils sont applicables. Je pense, entre autres, à l’algorithme de commérage – un message enfermant l’information en provenance d’un grand nombre de noeuds – , que nous avons développé dans les années 1990 et qui est maintenant utilisable grâce aux câbles de fibre optique qui permettent la circulation d’une grande quantité d’information. »
Pour réaliser ce travail sur ces réseaux, un autre réseau est nécessaire. « Je travaille beaucoup en équipe avec des étudiants ou des collègues. Le problème est généralement posé par un chercheur sénior, qui voit l’ensemble de la question, tandis que les jeunes sont souvent très créatifs du côté technique. Je suis aussi en communication avec une dizaine de centres de recherche en France, en Italie et en Israël. C’est une recherche distribuée, sans subordonnés.»
Réseaux de bactéries
Depuis longtemps, et encore aujourd’hui, on enseigne que les bactéries sont d’abord des organismes solitaires vivant librement dans leur milieu aqueux. Or, depuis une dizaine d’années, la recherche dans ce domaine connaît un bouleversement : on sait maintenant que les bactéries ont tout intérêt à se créer des réseaux sociaux…
Éric Déziel, chercheur au centre Institut Armand-Frappier de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), est de ceux qui sont à l’avant-garde de cette découverte. « Pour certains microbiologistes, la vie collective de ces unicellulaires serait un épiphénomène. D’autres cependant, dont je suis, considèrent que c’est un mode de vie très courant. »
M. Déziel et son équipe étudient le langage et la vie sociale des bactéries, en particulier Pseudomonas aeruginosa. Cette « costaude », largement répandue dans le sol comme dans l’eau, est un pathogène opportuniste, largement résistante aux antibiotiques et une source importante d’infections nosocomiales.
« Pour communiquer, cette bactérie émet des signaux moléculaires diffusibles qui s’accumulent dans son environnement immédiat. Comme elle est peu bavarde, nous n’avons relevé que deux types de signaux pour le moment. Les bactéries communiquent lorsqu’il se révèle bénéfique d’agir en groupe. Pour se nourrir, se déplacer, pour envahir ou tout simplement se développer, elles s’associent », souligne le chercheur.
Imaginons Pseudomonas qui, au fil de sa dérive, se pose sur une surface couverte de nutriments : racine d’une plante, siphon d’évier ou fosse nasale. Une fois installée, elle signale sa présence à ses consœurs. La population se densifiant, la concentration de signaux dépasse éventuellement un seuil critique qui est perçu par les récepteurs protéiques intracellulaires des bactéries. Elles démarrent alors un programme de développement conduisant à la formation d’un biofilm : elles sécrètent simultanément une matrice polymérique extracellulaire, sorte de glue englobant le groupe et le protégeant du stress de l’environnement tout en facilitant la capture des nutriments.
Ce biofilm se structure peu à peu; des canaux apparaissent, permettant l’entrée des nutriments et la sortie des déchets. C’est alors que les bactéries, elles, se spécialiseraient. « Celles situées près des canaux, par exemple, exprimeraient des gènes spécifiques. Voilà probablement un bel exemple de la façon dont ont émergé les organismes pluricellulaires il y a quelque 700 millions d’années. On est cependant ici à la limite de ce qui est vérifié expérimentalement. »
Selon les observations de Sylvie Vauclair, une astrophysicienne qui s’est intéressée à l’émergence des réseaux « naturels », ceux-ci se construiraient du bas vers le haut, bottom-up : les particules liées par les forces subatomiques s’assemblent en noyau, les atomes liés par des liaisons covalentes en molécule, etc. « Ces ensembles de nœuds-liens conduisent à de nouvelles structures, ayant des propriétés différentes de celles des nœuds pris séparément : les propriétés émergentes », écrit-elle.
Parmi les propriétés émergentes du réseau biofilm, on note la résistance aux agressions extérieures, comme celles des antibiotiques. « Grâce à la protection fournie par cette enveloppe, la résilience d’une bactérie est jusqu’à 1000 à 10 000 fois plus élevée. Les cellules immunitaires telles que les macrophages ne parviennent pas à englober le biofilm. Aussi, quand elles ont à attaquer leur hôte, les bactéries agissent ensemble. Elles libèrent un signal et perçoivent la densité du signal ambiant. Tant que la concentration du message est faible, elles évitent de produire la toxine et ne peuvent être vues par le système immunitaire. Quand la concentration, et donc la densité de la population bactérienne, atteint un seuil critique, alors, simultanément, elles libèrent leur poison. » On nomme quorum sensing la communication intercellulaire chez les bactéries.
La reconnaissance des mécanismes de socialisation en jeu chez les microorganismes permet désormais le développement d’une tout autre approche dans la lutte aux bactéries. « Une des avenues de recherche se concentre sur le blocage des communications permettant leur mise en réseau. Des scientifiques ont repéré chez certaines algues une molécule brouillant la communication auprès de certaines bactéries en envoyant un signal trompeur. Si le biofilm est en formation, il se disperse; s’il est déjà formé, il perd sa structure. » Dans le domaine informatique, cette approche consiste à provoquer un panne dite byzantine : le lien est maintenu, mais l’information transmise est fausse.
« Dans notre groupe de recherche, plutôt que de troubler les communications, on essaie de bloquer la production du signal en amont. Nous comprenons de mieux en mieux la synthèse d’un signal moléculaire par la bactérie. Celle-ci utilise habituellement des précurseurs chimiques. Si on lui fournit des précurseurs modifiés et inutilisables, la bactérie n’est plus capable de converser. » Pour l’instant, on ne sait pas comment les bactéries sécrètent ou incorporent le signal. Le signal passerait par des pores et elles utiliseraient des pompes spécifiques pour transporter les signaux, mais ce n’est pas encore démontré.
En analysant les bactéries, les microbiologistes doivent désormais tenir compte d’un deuxième niveau d’organisation. En effet, comme chez l’humain deux types de noeuds, il y a l’individu et les organisations sociales, les deux étant distinguables mais inséparables. Et chez les unicellulaires comme chez les pluri, pour qu’il y ait cohérence de groupe, tout est affaire de nœuds, de liens et de communication.
Réseaux de neurones
André Parent, neurobiologiste et chercheur émérite de l’Université Laval, s’intéresse depuis plus de 40 ans aux ganglions de la base, un sous-réseau du cerveau enfoui profondément sous le cortex et jouant un rôle central dans le comportement moteur. Les neurones de cette zone reçoivent de l’information de tout le cerveau et les axones qui en émergent cheminent sur des distances de plusieurs dizaines de centimètres afin de communiquer cette information à d’autres neurones situés dans les parties antérieure et moyenne du cerveau, le tronc cérébral et la moelle épinière.
« On peut concevoir le cerveau comme une société gigantesque composée de 100 milliards d’individus divisés en plusieurs populations distinctes qui communiquent les unes avec les autres en utilisant un ou plusieurs langages différents, ce qui complexifie le décodage de l’information neuronale. »
Parmi les pathologies du mouvement, André Parent s’est particulièrement intéressé à la maladie de Parkinson. « Nous essayons de repérer les changements qui affectent les réseaux neuronaux au moment de l’apparition de cette maladie en nous attardant aux bases morphologiques et moléculaires de la communication neuronale. On observe, par exemple, que des parties des ganglions de la base dégénèrent et meurent. Les zones saines compensent en augmentant leur activité jusqu’à un point de rupture », précise-t-il. Comme tout bon réseau ayant une architecture « petit monde », il ne s’effondre facilement si des noeuds ou des liens deviennent défaillants. La perte de neurones peut aller jusqu’à 80 p. 100 avant que les symptômes n’apparaissent.
Le fonctionnement en réseau assure donc une certaine plasticité à l’ensemble du système nerveux. Par analogie, dans une réseau-entreprise, si un employé s’affaiblit momentanément ou démissionne, ses collègues compensent, mais leur tâche peut s’alourdir parfois jusqu’à un effondrement qui peut prendre la forme d’un burn out.
Avant de mourir, les neurones dégénérescents de la personne atteinte de Parkinson continuent de communiquer. Les informations transmises sont cependant « byzantines » : les messages comportent des erreurs et sont souvent indécodables. « Une des formes de thérapie consiste à faire taire cette partie du réseau qui envoie de l’information anarchique. » L’approche d’André Parent est donc similaire à celle du microbiologiste Éric Deziel, qui cherche à perturber la communication entre bactéries pour contrer leur virulence.
Pour voir où le parcours de l’information neuronale se brouille, André Parent et son équipe enregistrent l’activité de neurones isolés à l’aide de micro- électrodes. Ils injectent également des traceurs qui migrent dans les arborisations dendritiques et axonales. « Un système assisté par ordinateur permet de reproduire, à partir de ces données, le neurone en détail et en trois dimensions. On peut alors mieux saisir les bases anatomiques de l’organisation du réseau neuronal. On a découvert récemment que, contrairement à ce que l’on pensait depuis près de deux siècles, de nouveaux neurones sont produits tout au long de la vie adulte dans des endroits précis du cerveau humain. Nous tentons de trouver une façon de repeupler les régions affectées par la maladie de Parkinson avec ces nouveaux neurones », conclut le chercheur.
Réseaux d’humains
« Aujourd’hui, les chercheurs en sciences sociales s’intéressent aux réseaux sociaux numériques. Le thème des réseaux politiques en ligne, par exemple, a pris de l’importance avec des expérimentations comme la campagne de Barack Obama. On a délaissé les réseaux qui fonctionnent essentiellement hors ligne : entraide, soutien, parenté ou voisinage. Mais on oublie que ces réseaux n’ont pas disparu et que la toile numérique s’y superpose sans les éliminer », souligne d’entrée de jeu Vincent Lemieux, qui s’intéresse aux réseaux sociaux depuis les années 1970. L’avènement d’Internet a tout simplement augmenté exponentiellement leur capacité de communication.
Les nœuds des réseaux sociaux sont les individus et les organisations. « La distinction entre les deux n’est pas toujours très nette. Ainsi, dans les réseaux d’action publique, les participants, qui sont des groupes ou des organisations, sont généralement représentés par les individus qui les dirigent. À cet égard, ils sont des réseaux d’acteurs collectifs et d’acteurs individuels à la fois », souligne le chercheur.
L’information qui s’échange entre les nœuds prend de multiples formes. « Les réseaux servent à partager des appartenances, à faire circuler de la connaissance, à apporter de l’aide, à mobiliser le capital social, à relier des agents économiques, à contrôler les politiques publiques, etc. ».
Il existe entre ces nœuds des liens qui permettent la circulation de tous ces échanges et qui prennent eux aussi diverses formes. Dans ses travaux, le politicologue Vincent Lemieux, dont l’essentiel de la carrière s’est déroulé à l’Université Laval, s’est beaucoup intéressé à la nature des liens, et plus précisément à quantifier et à qualifier les relations entre les individus, mais aussi entre les organisations. Il s’est attardé, entre autres, aux réseaux d’alliances, de rivalités et de neutralités du Parti libéral du Québec au cours du 20e siècle et aux réseaux de pouvoir sur le plan local.
Pour caractériser les liens, on a recours à un bagage conceptuel issu de la théorie des graphes. « Les réseaux sociaux sont faits de liens, généralement positifs, forts ou faibles, où il y a une connexion directe ou indirecte de chacun des participants à chacun des autres, permettant la mise en commun des ressources. » Toutes ces variations influent sur le type de messages échangés. « Les liens forts donnent lieu à de l’intensité émotive, ils comportent de l’intimité, et ils se traduisent par des services réciproques. Cependant, lorsque l’on entretient un lien fort avec un collègue côtoyé quotidiennement, les conversations ont tendance à devenir routinières et limitées en informations. En revanche, si l’on rencontre un membre d’une autre organisation à l’occasion d’un colloque, le lien créé, rare, éphémère et d’une intensité émotionnelle moindre, peut conduire à une discussion contenant plus de données nouvelles. Ce sont ces liens faibles qui permettent à un réseau d’être connecté à un autre réseau. Les impulsions de l’environnement sont vitales, et de ce fait, les individus à la frontière d’un réseau occupent une position stratégique. »
Ces liens forts ou faibles peuvent être négatifs ou positifs. « Ils sont dits “positifs” quand les deux individus partagent un sentiment d’appartenance à une entité – pays, club sportif, religion. Ces liens tendent à se répandre parce qu’ils sont généralement transitifs : si A est lié à B et que B est lié à C, A sera lié à C. Les liens sont négatifs quand il s’agit de liens de différenciation – par exemple, entre deux partis politiques. Les liens peuvent aussi être mixtes, et c’est fréquemment le cas quand il y a un mélange d’appartenance et de différenciation. Deux acteurs hostiles l’un à l’autre peuvent fort bien s’allier face à l’extérieur. Un lien négatif fort est porteur de conflit, un lien négatif faible est porteur de concurrence.
Les réseaux émergent, vivent plus ou moins longtemps et finissent par disparaître ou se transformer. Parfois conjoncturels, ils apparaissent le temps d’un débat ou d’un enjeu. « Des réseaux politiques avaient été formés à l’époque des débats suscités par le projet Grande Baleine dans les années 1990. Ils ont disparu quand le premier ministre Parizeau a laissé tomber le projet », raconte Vincent Lemieux. Il en est de même des réseaux spontanés émergeant régulièrement sur Facebook autour d’une cause. Chaque individu-nœud de ce réseau éphémère est cependant transformé et repart avec de nouvelles informations.
Un des volets de l’étude des réseaux est la recherche de méthodes pour optimiser le fonctionnement des organisations. « Une connexité totale, où chaque individu est en relation avec tous les autres, favorise la communication, et ce, que ce soit dans une entreprise, un parti politique, un centre de recherche, etc. Elle permet ainsi de développer créativité et robustesse, dit Vincent Lemieux. Mais la connexité totale est rare, voire inexistante dans la plupart des réseaux de grande taille. À défaut, les connexions entre les individus ne doivent pas être trop longues. »
Souvent, deux personnes ne peuvent communiquer que par un intermédiaire. Cette absence de lien ou trou structural est favorable à la personne qui le surplombe. En revanche, les trous structuraux sont désavantageux pour les gens qui y sont enfermés. Dans une administration très hiérarchique, entre deux directeurs de service, par exemple, il peut ne pas y avoir d’échange à moins de remonter au sommet qui l’autorise. L’intermédiaire peut faire de la rétention d’information ou de la contre-information. Cette situation lui confère un grand pouvoir.
Une organisation « pleine de trous structuraux » laisse entrevoir une hiérarchie qui perd en robustesse. Vincent Lemieux considère comme des appareils ces organisations figées et peu communicantes. « Il y a une autorité qui a le dernier mot et qui impose sa contrainte. »
Analyser les réseaux sociaux, c’est s’intéresser à l’ensemble des individus, des flux et des relations dans les ensembles sociaux voués à la mise en commun des ressources entre leurs participants.
- Johanne Lebel
Acfas
Johanne Lebel est au service de l'Acfas depuis 2003. Elle est rédactrice en chef du Magazine de l'Acfas et responsable des publications, dont la collection des Cahiers scientifiques. Elle a aussi la responsabilité du Forum international Sciences Société, des prix Acfas et du concours La preuve par l'image. Avant d'exercer ce métier de « communication des connaissances » à l'association, elle le pratiquait dans le champ muséal. Elle y a réalisé des expositions d’histoire, d’art et de science. D’esprit transdisciplinaire, elle est curieuse de tous les savoirs et elle s’intéresse tout particulièrement aux approches "systèmes", telle la théorie de la complexité, la théorie des réseaux et la théorie des systèmes dynamiques non linéaires.
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