10 février 2021
Au début de l’année, les Fonds de recherche du Québec (FRQ) ont tenu une table ronde sur le thème des relations entre science et politiques publiques dans l'espace francophone. L’échange a réuni trois universitaires formés respectivement en gestion, en épidémiologie et en neuroscience, et œuvrant auprès des gouvernements du Bénin, de la France et du Québec. La rencontre était animée par Michèle Stanton-Jean, chercheuse invitée au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
La trame de la conservation s’est bâtie autour de trois stratégies gouvernementales favorisant l'usage des données probantes par le politique : une politique d’évaluation (Bénin), un comité d’expertise scientifique relatif à la pandémie de COVID-19 (France) et une fonction de scientifique de chef (Québec). L’échange était aussi un premier geste en vue de la 4e Conférence internationale de l’INGSA (International Network for Government Science Advice), un réseau dédié au conseil scientifique auprès des gouvernements. Cette édition est orchestrée par les FRQ, et se tient à Montréal du 30 août au 2 septembre 2021.
Abdoulaye Gounou, Bénin
Depuis 2007, le Bénin s'est engagé dans une procédure d'institutionnalisation de l'évaluation à l’échelle du pays. Le Bureau de l'évaluation de la politique publique et de l'analyse de l'action gouvernementale conduit ce processus au niveau national et à l’échelle des communes et des municipalités. « Notre mise en œuvre des politiques publiques dans différents secteurs de la vie nationale demandait à être solidifiée en matière de données probantes. La procédure d’institutionnalisation avait comme objectif d’y contribuer », mentionne d’entrée de jeu Abdoulaye Gounou, chef de ce bureau, un poste relevant de la présidence de la République.
« La culture de l'évaluation s’est installée progressivement. Nous avons débuté par un diagnostic global pour identifier nos capacités nationales. Puis, nous avons élaboré une approche de mise en œuvre au niveau stratégique, tactique et opérationnel. » Au niveau stratégique, une politique nationale de promotion de l'évaluation a été établie. Au niveau tactique, des stratégies opérationnelles ont été élaborées et des organes tactiques, mis en place. Enfin, au niveau opérationnel, des outils ont été développés pour faire émerger des données probantes, pour conduire les évaluations et pour diffuser ces données à l'intérieur de l'appareil d'État aux fins de la prise de décision.
Des partenaires de la société civile, de l'administration publique et du secteur privé ont été mobilisés pour accompagner tout ce processus, afin que « l'évaluation devienne une réalité béninoise, et même espérer un jour en arriver à une culture de l'évaluation, pour que de façon systématique dans les sphères publiques et privées, on évalue continuellement ce que nous sommes en train de faire, et ce, en vue d’un développement durable », poursuit Abdoulaye Gounou, formé en gestion à l'Université Senghor à Alexandrie.
Entre autres approches, les évaluations produites sont déposées sur des plateformes informatiques et traitées selon les besoins des utilisateurs : chercheurs ou chercheuses, dirigeants ou dirigeantes, étudiants ou étudiantes, société civile. « Ce travail, nous le faisons dans tous les secteurs : en agriculture, en santé, en environnement, partout où les décisions sont à prendre. Le bureau d'évaluation que je dirige s'est donné comme mission de synthétiser, à travers une approche help desk, des rapports volumineux ou des rapports scientifiques, et de les transformer en notes que les fonctionnaires peuvent utiliser pour appuyer l'ensemble du processus de décision. »
« [...] Le bureau d'évaluation que je dirige s'est donné comme mission de synthétiser, à travers une approche help desk, des rapports volumineux ou des rapports scientifiques, et de les transformer en notes que les fonctionnaires peuvent utiliser pour appuyer l'ensemble du processus de décision. »
Un cadre de concertation a aussi été établi pour promouvoir ce modèle gouvernemental au sein des huit pays francophones de l'Afrique de l'Ouest, un bloc économique appelé UEMOA. De plus, le Bénin a participé à la mise en place d’un programme pour faire se rencontrer le politique et le scientifique à l’échelle du continent africain. « J'ai été heureux qu'émerge des échanges la nécessité de renforcer la capacité des uns et des autres pour apprendre et pour harmoniser notre façon de faire. »
Jean-François Delfraissy, France
Médecin immunologiste et spécialiste des relations entre le système immunitaire et les virus, Jean-François Delfraissy s’est vu confier la direction d'un comité d'expertise scientifique mis en place en mars 2020 pour éclairer les décisions politiques relatives à la pandémie. Le comité conseille directement le président de la République, le premier ministre et le ministre de la Santé et de l'Économie. Les avis du comité sont publics. Ils sont d’abord remis au gouvernement, puis rendus accessibles plus largement dans un délai de quelques jours.
Jean-François Delfraissy fait ressortir quatre éléments qui caractérisent les relations entre le savant et le politique : l’indépendance du conseil scientifique, le temps long de la recherche, le doute et la confiance.
« On est sur une ligne de crête. D’un côté, nous avons été nommés par les politiques et de l'autre, nous avons une réelle volonté d'indépendance. » Le comité répond aux demandes du gouvernement, mais il propose aussi des pistes de recherche. Le médecin estime que 80 % de son travail provient de sujets mis sur la table par le comité lui-même, tels les avis sur l'impact des variants sur la pandémie.
« Le temps pour les médias, c'est une heure. Le temps pour les politiques, quelques jours. Le temps pour la science, des semaines ou des mois. » Le défi de faire comprendre au plus haut niveau de l'État ces délais propres à la construction de la preuve scientifique se révèle difficile, poursuit-il.
Quant au doute, il le place au cœur même de sa profession. « Pour être un bon scientifique, je dirais même que pour être un bon médecin, il faut savoir douter. Il faut savoir dire je ne sais pas. » Il mentionne qu’en France, la majorité de la haute hiérarchie des fonctionnaires et des décideurs est peu familière avec cette réalité. Néanmoins, avec « le politique au plus haut niveau, un climat de confiance s'est construit. On a parlé à un moment donné d'un troisième pouvoir médical en France, c'est faux. Globalement, s’ils ont beaucoup suivi les recommandations, ce sont eux qui ont pris les décisions. Ils ont une vision plus complète que nous. Quand on sort du sanitaire, ce sont des décisions qui deviennent extrêmement difficiles. »
La confiance? Jean-François Delfraissy la qualifie d’élément fondamental. La confiance entre le citoyen et le politique, entre le citoyen et le scientifique, entre le politique et le scientifique. "On appelle ça la démocratie sanitaire, un triangle dans lequel le politique décide, le scientifique éclaire et le citoyen a droit à la parole. "
La confiance? Il la qualifie d’élément fondamental. La confiance entre le citoyen et le politique, entre le citoyen et le scientifique, entre le politique et le scientifique. « On appelle ça la démocratie sanitaire, un triangle dans lequel le politique décide, le scientifique éclaire et le citoyen a droit à la parole. »
Finalement, afin d’optimiser les relations entre science et politique, il soulignera l’importance d’une formation appropriée pour les décideurs politiques, et, pour les scientifiques, l’opportunité de passerelles vers l’action politique. « Dans la formation de nos jeunes élites, la multidisciplinarité et la possibilité pour ces futurs hauts fonctionnaires d'avoir des ouvertures vers le sanitaire, mais aussi vers l'environnement, sont essentielles. » Quant aux passerelles, il verrait bien des mécanismes qui permettraient à des scientifiques d’intégrer des équipes de la haute fonction publique pendant deux ou trois ans. « Et ça, c'est quelque chose qui nous manque sans doute par rapport au milieu anglo-saxon. Dans le modèle français où on reste plutôt dans nos cases, la jonction entre science et politique demeure difficile. »
Rémi Quirion, Québec
Neuroscientifique confirmé, Rémi Quirion est aussi le premier chercheur à occuper le poste de scientifique en chef du Québec. Depuis 2011, il conseille le ministre responsable des questions de science et de recherche et contribue au développement de la recherche en lien avec les grands défis de la société québécoise. Aussi, dans ce rôle à la frontière de la science et du politique, il représente les intérêts de la recherche scientifique sur de nombreuses tribunes, au Québec, au Canada et ailleurs dans le monde. Ce modèle de conseiller scientifique serait plutôt anglo-saxon, dit-il, et peu présent dans la francophonie.
Le rôle de conseiller du gouvernement s’ajoute à son mandat de dirigeant des trois grands fonds de recherche du Québec, qui recouvrent tous les champs du savoir. « On y retrouve 15 experts par conseil d'administration, soit un groupe de 45 personnes œuvrant dans tous les domaines, que je peux contacter très rapidement lorsqu'on a des dossiers à monter ou des avis à donner. Comme chercheurs, on conseille sur la base de ce que l'on sait au moment de la requête. On propose parfois des scénarios A, B, C. Puis, pour la suite, le politique décide. »
Pour ce qui concerne la relation entre science et politique, il souligne que la pandémie est riche d’enseignements pour les deux partis. « Au début, bien sûr, il y avait très peu de données probantes pour appuyer nos avis. On commençait tout juste à connaître le virus et son mécanisme d'action. Pour le politique, c’était très difficile, en plus de tous les autres impératifs, de s’ajuster à ceux de la méthode scientifique. »
Rejoignant ainsi les propos de Jean-François Delfraissy, il observe l’inconfort du politique quant au fonctionnement de la science. Le politique pressé par les nécessités d’une pandémie, par exemple, a un besoin immédiat de savoirs validés, alors qu’il fait face à l’étape de la constitution de ces savoirs, soit la recherche elle-même. Le scientifique ne peut alors que proposer des interprétations « sur la base de ce que l'on sait à ce moment-là, un savoir qui pourrait changer au cours des semaines suivantes. Lorsqu'un ministre demande un avis, on ne peut pas dire on vous revient dans six mois. Il faut vraiment le donner idéalement le lendemain. » Avec la pandémie, la science n'a jamais été aussi présente sur la place publique et auprès du politique. « En termes de visibilité, c'est très positif pour la recherche scientifique, mais de maintenir le juste degré d'indépendance par rapport au politique constitue un véritable défi. »
« [...] Comme chercheurs, on conseille sur la base de ce que l'on sait au moment de la requête. On propose parfois des scénarios A, B, C. Puis, pour la suite, le politique décide. »
Depuis maintenant dix ans, Rémi Quirion bâtit avec son équipe des ponts entre les élus, les hauts fonctionnaires et les chercheurs et chercheuses, à travers tout le Québec. « Et très souvent, j’invite mes collègues chercheurs ou chercheuses à apprendre le langage de l'autre. Pour que vraiment les avis soient les plus utiles possible, c'est essentiel. »
Membre fondateur et récemment élu président de l’INGSA, le scientifique en chef du Québec est le seul représentant de la francophonie dans la haute direction de cette organisation internationale. Il voit l’INGSA comme un lieu à investir pour « se contaminer » en termes de bonnes pratiques. « On est en train de mettre en place un réseau francophone en conseil scientifique afin d’apprendre des uns et des autres, et tirer parti de la singularité de notre culture commune », conclut-il.
Note : Le réseau francophone en conseil scientifique sera lancé officiellement le 2 septembre 2021 dans le cadre de la 4e Conférence de l'INGSA.
- Johanne Lebel
Acfas
Johanne Lebel est rédactrice en chef du Magazine de l'Acfas et responsable des publications, dont la collection des Cahiers scientifiques. Elle a aussi la responsabilité du Forum international Sciences Société, des prix Acfas et du concours La preuve par l'image.
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