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Cynthia Noury, Université du Québec à Montréal, Isabelle Caron, Université du Québec à Montréal, Emilie St.Hilaire, Université Concordia

Le temps d’un café, deux candidates et une récente diplômée discutent des enjeux reliés à la poursuite de leurs doctorats respectifs en recherche-création. La thèse création requise pour l’obtention de ce grade a la particularité de problématiser la démarche créative de l’étudiante ou de l’étudiant à travers la combinaison d’une réflexion théorique à la réalisation d’une production, dans ce cas, artistique.

Premier enjeu – Le triple travail doctoral de recherche, de création et de justification des liens entre recherche et création

Cynthia : La réalisation d’un doctorat est en soi une tâche colossale. Qu’en est-il lorsqu’on ajoute la production d’une création — qu’il s’agisse par exemple d’une série de performances, d’un film ou d’une œuvre collective — à la rédaction de la thèse ? Alors que plusieurs programmes de recherche-création aux cycles supérieurs reconnaissent déjà officiellement la composante artistique créative au sein du mémoire ou de la thèse, d’autres le font de façon plus implicite... et incertaine ! Dans ce contexte, plusieurs étudiantes et étudiants craignent notamment que l’apport de production de connaissances en lien avec leur création ne soit pas suffisamment mis en valeur, ou pire que cette dernière ne devienne qu’une annexe!

Emilie : J’ajouterais que pour plusieurs artistes qui commencent le doctorat après une maîtrise en art, comme ce fût mon cas, la nécessité de qualifier sa création comme recherche peut susciter des anxiétés. Comprendre comment la création et la recherche vont s’informer et enrichir la pratique peut s’étaler sur toute la durée du programme. De plus, une fois diplômé, l’artiste doit justifier les avantages de cette qualification supérieure aux personnes s’opposant à l’idée selon laquelle les artistes font — ou devraient faire — de la recherche. Une nouvelle qualification pour enseigner dans les départements d’art risquerait, au dire de certains, de dévaluer les connaissances et habiletés de celles et ceux qui y travaillent déjà.  

DC - Biron
Le cortège rêvé, mémoire de recherche-création d’Isabelle Caron (2009). Crédits photo: Vincent Biron

Isabelle : À ces préoccupations, s’ajoute également le risque de dédoublement des attentes en regard des connaissances produites par la thèse de recherche-création. D’une part, la posture de la chercheure-créatrice ou du chercheur-créateur à même sa création est des plus appropriées pour apporter une réflexion intériorisée approfondie et témoigner de sa pratique — ce qui amène la production de connaissances qui ne seraient accessibles autrement. D’autre part, une réflexion extériorisée sur sa pratique, une analyse des contextes desquels émerge un projet de recherche-création ou encore des retombées de sa réception, certes pertinentes, sont bien souvent attendues. Au risque de s’y perdre, il faut identifier clairement notre posture (réflexion sur la création intériorisée versus extériorisée) pour éviter de nous lancer sur tous les fronts. Lors de mon parcours doctoral, j’ai d’ailleurs dû défendre à maintes reprises la posture intériorisée que j’avais adoptée : elle visait, dans le cas de ma thèse, à témoigner des différents vécus de la création au sein d’un collectif artistique.

Second enjeu – Le flou entourant les attentes envers la thèse création et son encadrement

Cynthia : Les défis ne sont pas simplement d’ordre épistémologique, ils sont aussi pragmatiques. Malgré la diversité des pratiques de recherche-création, les étudiantes et étudiants ont à mon avis besoin de balises leur permettant de structurer leur mémoire ou leur thèse création. Néanmoins, la disponibilité de ces outils demeure inégale d’un programme à l’autre. À mon arrivée à la maîtrise, on m’a remis un tableau, d’une aide précieuse, comparant le contenu attendu pour les mémoires en recherche, en recherche-intervention/action et en recherche-création. Un tel document n’existe pas encore dans mon programme de doctorat, mais je peux au moins m’inspirer de mon mémoire création. Je ne peux imaginer ce que j’aurais fait sans ce repère, comme Isabelle, lors de son entrée à la maîtrise et au doctorat dans les mêmes programmes quelques années avant moi…

Isabelle : La recherche-création est un champ en essor et en plein processus de définition. L’importance d’avoir des balises qui fonctionnent tels des repères — plutôt que des frontières étanches — peut certes être utile et souhaitable. En l’absence de celles-ci, comme c’était effectivement le cas lors de mon entrée aux études supérieures, se décuple l’importance d’un encadrement de qualité par une direction de recherche qui s’intéresse spécifiquement à la recherche-création, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Sans quoi, la trajectoire doctorale en recherche-création s’avère assez périlleuse, tout reste à préciser et à réinstaurer continuellement.

DC - St.Hilaire
No Winter No Future, 2017. Résine de polyuréthane, vinyle, et pigment. La recherche-création d’Emilie St.Hilaire sur les poupées "reborn" l’amène à questionner les technologies de reproduction et le futur des humains dans l'époque de l'anthropocène. Cette sculpture qui ressemble à un noyau de glace contient deux éléments inattendus: des lisières très foncées, suivies par une petite main de bébé qui s'étend vers le haut. Crédit photo: Emilie St.Hilaire

Emilie : Les programmes supportant la recherche-création devraient faciliter l’accès aux mémoires et thèses de leurs diplômées et diplômés. Une telle collection aiderait non seulement les étudiantes et étudiants, mais également leur direction de recherche. Les groupes de discussion sur le sujet devraient également être encouragés. Finalement, c’est le cadre institutionnel dans sa globalité — en passant par le cursus académique en recherche-création, ses critères d’évaluation, ses modalités de financement, ainsi que les politiques et processus de certification éthique applicables pour ne nommer que quelques exemples — qui gagnerait à être repensé et adapté en fonction des nouvelles possibilités suscitées par la recherche-création.

Nos tasses à café sont vides, mais la conversation se poursuit de plus belle : pourquoi faisons-nous de la recherche-création malgré tous ces défis ?

Pour une créatrice ou un créateur en quête de substance théorique et conceptuelle, la recherche-création est un incubateur formidable pour à la fois nourrir et réfléchir sur le processus de création. L’idée n’est pas de faire de la recherche-création à tout prix, mais plutôt en cohérence avec nos questionnements théoriques, créatifs et notre démarche personnelle. Lorsque ces diverses facettes s’agencent, elles s’équilibrent, même de façon précaire, jusqu’à devenir les deux côtés d’une même pièce : théorie et pratique, recherche et création, l’une ne pouvant s’épanouir au détriment de l’autre.

DC - Noury - son image
lorsque je marche… (2017), vidéo, 10 min. 32 sec. Vignette tirée d’une expérimentation de recherche performative mêlant la création sonore à l’écriture phénoménologique. Crédits photo : Cynthia Noury

 


  • Cynthia Noury
    Université du Québec à Montréal

    Cynthia Noury est doctorante en communication à l’UQAM. Sa recherche-création porte sur le développement de pratiques d’entrevue médiatiques performatives, sujet dont elle a amorcé l’exploration dans le cadre de sa maîtrise en recherche-création média expérimental (UQAM). Elle est notamment membre du comité de programmation du Réseau Hexagram et collabore à une action concertée des Fonds de recherche du Québec (FRQ) visant l’élaboration d’outils de formation sur la conduite responsable en recherche-création.

  • Isabelle Caron
    Université du Québec à Montréal

    Isabelle Caron est docteure en communication (UQAM) et chargée de cours à l’École des médias de l’UQAM. Sa thèse de recherche-création portait sur les vécus de la création artistique au sein d’un collectif de création artistique engagé socialement et se focalisait sur le sens que les membres donnent à leur pratique. Engagée dans une pratique arrimant action culturelle, arts visuels et création collective, en plus de ses implications citoyennes et politiques, elle est membre de deux collectifs artistiques montréalais ; Pourquoi jamais et le collectif Lebovitz. Isabelle signe la conception visuelle de multiples projets d’art performatif, théâtral et cinématographique.

  • Emilie St.Hilaire
    Université Concordia

    Emilie St.Hilaire est une artiste interdisciplinaire franco-manitobaine et doctorante dans le programme des Humanités à l’Université Concordia à Montréal. Elle a travaillé comme assistante de recherche sur des projets portant sur la recherche-création dans plusieurs institutions universitaires au Canada. Émilie est membre active de l’International Community of Artist Scholars et a participé à des expositions et des festivals d’art aux niveaux local et international. En 2015, Émilie était l’une des deux artistes choisies pour représenter l’Amérique du Nord au WARP Contemporary Art Platform Village à la Triennale de Bruges en Belgique. En 2016 des œuvres récentes d’Émilie ont fait l’objet d’une tournée d’exposition intitulée RE:VISION à travers l’Ouest canadien, avec des arrêts à Winnipeg, Saskatoon, et Edmonton.

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