Vient un temps où une technoscience atteint un certain élan, où elle « décolle ». Puissance numérique, nanotechnologies, biotechnologies, génie des matériaux et technologies de l’information convergent maintenant pour faire passer ce domaine à la vitesse supérieure.
À l’automne 2014, cette effervescence animait le 7e Congrès annuel du Centre québécois sur les matériaux fonctionnels (CQMF). Quelque 220 chercheurs universitaires, étudiants-chercheurs et partenaires industriels y ont présenté plus de 100 communications allant de l’étude de bactéries par résonance magnétique nucléaire aux emballages intelligents, en passant par les matériaux révolutionnaires pour les futures « batteries ». Mis en place en 2008, le CQMF est l’un des regroupements stratégiques du Fonds québécois de la recherche sur la nature et les technologies (FRQNT).
Le Magazine de l'Acfas a rencontré son directeur, Armand Soldera, professeur de chimie à l’Université de Sherbrooke, pour explorer avec lui ce domaine désormais très « fonctionnel ».
Johanne Lebel : Professeur Soldera, commençons simplement : qu’est-ce qu’un matériau fonctionnel?
Armand Soldera : Certaines recherches portent sur les matériaux que l’on pourrait qualifier de « classiques », sur leur structure et leurs propriétés mécaniques. Pensons aux travaux sur la résistance du béton, par exemple. On parle alors de matériaux plutôt statiques.
D'autres recherches s’attardent aux fonctions. Par exemple, la détection de signaux ou le traitement de l’information, c'est-à-dire des cas où il y a production d’une action en réponse à des stimuli. Ces matériaux peuvent être sensibles, évolutifs, adaptatifs. Ainsi, depuis les années 1980, particulièrement à la suite de la recherche aérospatiale américaine, on s’est mis à développer ces matériaux que l'on qualifie d'« intelligents » parce qu’ils rétroagissent au stress, à la température ou aux champs électriques et magnétiques.
Donc, la manière d’approcher les matériaux diffère, la fonction remplace la structure. Et, très important, le développement d’applications devient le moteur du développement, tout en maintenant l’articulation entre recherche fondamentale et recherche appliquée. En fait, on cherche à résoudre des problèmes.
Johanne Lebel : Pouvez-vous nous donner quelques exemples de matériaux « actifs »?
Armand Soldera : On peut penser, par exemple, aux cellules photovoltaïques, aux biosenseurs, aux piles à combustible, aux prothèses et implants, etc.
Les fonctions de ces matériaux sont inscrites dans la matière et dans la forme, et chaque partie d’un objet peut avoir ses fonctions propres. Une simple batterie rechargeable contient au moins une douzaine de matériaux fonctionnels qui tous participent à sa performance. Cette compatibilité des matériaux est un élément important souvent sous-estimé, soulignait Gerhard Wegner de l’Institut Max Planck d’Allemagne, qui a participé à des formations au Québec avec notre groupe.
Johanne Lebel : Et au CQMF, plus spécifiquement, quels types de recherches sont réalisés?
Armand Soldera : On s’intéresse aux nouveaux matériaux organiques ou hybrides ayant des applications dans les domaines biomédical, environnemental et énergétique.
Du côté des applications biomédicales, prenons l'exemple des biosenseurs, ces dispositifs servant à quantifier les niveaux d’activité moléculaire et à détecter des agents infectieux ou des contaminants. Et à terme, nous obtenons des outils de diagnostic plus performants.
Du côté des applications environnementales, je donnerais comme exemple la création de matériaux fonctionnels à partir de biomasse ou de résidus de postproduction tels que la nanocellulose, le byssus de la moule, la soie d’araignée et le chitosane. Ainsi, les travaux autour de la soie d’araignée visent à trouver une méthode pour synthétiser un composé présentant des propriétés similaires à celles de la soie naturelle.
Quant aux matériaux utilisés dans des technologies énergétiques, on n’a qu’à penser au domaine du solaire – l’avenir, quoi –, qui pourra bénéficier du développement de « cellules photovoltaïques » organiques et inorganiques présentant des taux d’efficacité optimaux.
Johanne Lebel : Le CQMF a été implanté par trois professeurs de chimie : vous, Jérôme Claverie de l’UQAM et Mario Leclerc de l’Université Laval. Tous les deux vous ont d’ailleurs précédé à la présidence. Cela témoigne-t-il du rôle central de la chimie dans l’explosion des travaux dans ce domaine?
Armand Soldera : La recherche sur les matériaux fait intervenir plusieurs domaines scientifiques tels que la chimie, la physique et l’ingénierie. Puisque la structure nano/microscopique d’un matériau est primordiale dans l’élaboration de sa fonctionnalité, il est vrai que la chimie joue un rôle prépondérant dans le développement de ces matériaux.
Johanne Lebel : Comment se positionne le Québec dans cet univers?
Armand Soldera : Très bien, en fait. Le grand nombre de chercheurs membres du CQMF à travers le Québec (plus de 70 professeurs et 400 étudiants) démontre bien l’intérêt pour ce domaine de recherche. Plusieurs de ces personnes sont également titulaires de chaires de recherche et récipiendaires de prix et distinctions, ce qui fait également état de la pertinence du domaine dans le portrait global de la recherche scientifique qui se fait à travers le monde. Prenez, par exemple, les données de ce rapport Rand produit en 2006 et qui demeure toujours une référence dans le milieu, The Global Technology Revolution 2020, In-Depth Analyses : Bio/Nano/Materials/Information Trends, Drivers, Barriers and social implication. Sur les 56 technologies identifiées, 16 font le « haut de la liste » non seulement parce qu’elles avaient une meilleure chance de s’implanter, mais aussi parce qu’elles possédaient une pertinence sociale. Et parmi ces 16 technologies, 9 touchent le secteur des matériaux fonctionnels et les 9 sont traitées par les chercheurs du CQMF :
- Énergie solaire « bon marché »
- Biotests rapides
- Filtres et catalyse
- Livraison ciblée de médicaments
- Véhicules hybrides
- Senseurs
- Génie tissulaire
- Approches chirurgicales améliorées
- Ordinateurs portables
Découvrir : En conclusion, un peu de prospective… Comment voyez-vous les 25 prochaines années dans votre domaine? Est-ce qu’il y a des inquiétudes du côté de l’approvisionnement de matière premières, de métaux plus rares, par exemple?
Armand Soldera : Les 25 prochaines années représentent en fait une excitante période de transition au cours de laquelle plusieurs matériaux fonctionnels passeront d’un stade « laboratoire » à un stade « commercial ». L’accès à ces matériaux et leur incorporation dans des systèmes d’usage courant solutionneront plusieurs problématiques récurrentes en santé, en développement durable et en énergie. Par le fait même, les nouvelles méthodes de synthèse développées réduiront au minimum l’usage de métaux rares, facilitant la production de ces matériaux tout en réduisant l’impact sur l’environnement et les ressources naturelles.
Où publient les chercheurs du CQMF?
- Accounts of Chemical Research
- Acta Biomaterialia
- ACS – Macro Letters
- ACS-Nano
- Angewandte
- Aquaculture
- Biomaterials
- Biosensors and Bioelectronics
- Bioorganic and Medicinal Chemistry Letters Minerals Engineering
- Chemical Communication
- Chemical Science
- Chemistry – A European Journal
- European Journal of Inorganic Chemistry
- European Journal of Wood and Wood Products Chemical Communications
- Fuel
- International Journal of Energetic Materials and Chemical Propulsion
- International Journal of Hydrogen Energy
- Journal of Alloys and Compounds
- JACS
- Journal of Chemical Physics
- Journal of Materials Chemistry
- Journal of Physical Chemistry
- Journal of Polymer Science
- Journal of Power Sources
- Langmuir
- Lab-on-a-Chip
- Macromolecular Rapid Communications
- Macromolecules
- Materials Science and Engineering
- Nanoscale
- New Journal of Chemistry
- Polymer Chemistry
- Polymer Degradation and Stability
- Small
- Soft Matter
- Surface and Coatings Technology
- Tissue Engineering
- Armand Soldera
Université de SherbrookePrésentation de l’auteurArmand Soldera est professeur à l’Université de Sherbrooke depuis 2002, directeur du Département de chimie depuis 2010, et directeur du Centre québécois sur les matériaux fonctionnels (CQMF) depuis 2014. Il détient un doctorat de l’Université de Strasbourg. Il a poursuivi des études postdoctorales à l’Université Laval, et à l’Université Royale de Groningen (Pays-Bas). Il a été par la suite ingénieur de recherche au Commissariat à l’Énergie Atomique (France) de 1994 à 2002, et il est toujours professeur associé à l’ISMANS (Le Mans), depuis 1996. Sa thématique de recherche concerne l’application d’une approche multi-échelles à l’étude de la matière molle, afin de mieux comprendre le lien micro-macro.
Vous aimez cet article?
Soutenez l’importance de la recherche en devenant membre de l’Acfas.
Devenir membreCommentaires
Articles suggérés
Infolettre