Le grand reproche que j’adresse à nos gouvernants, et à notre société elle-même, c’est de n’avoir pas de projet autre qu’une prospérité économique maximale accompagnée d’un bien social minimal.L’état d’urgence
À quand remonte l’état d’urgence dans la crise de l’environnement? C’est d’abord une question de perception : Malthus 1 (1798) avait bien lancé un avertissement, auquel Huxley 2 (1863) faisait écho, et à leur suite, combien d’autres! Dans les années 1930 et 1940, ce sont les écologistes, surtout américains, qui ont reformulé le message 3,4,5 : Sears (1935), Vogt (1948) et Osborn (1949). Mais comment frapper la conscience des responsables? Le livre-choc de Rachel Carson 6 (1962), Un printemps silencieux, a eu un impact déclencheur : il était admirablement bien écrit, et il frappait une société où les pauvres n’étaient plus seuls à souffrir des effets de la pollution.
L’écopolitique reste à écrireL’histoire de la préservation qui vire à la conservation, de la conservation qui se tourne vers l’écodéveloppement pour atteindre enfin l’écopolitique, reste à écrire. Pour avoir participé dès les années 1930 aux recherches ainsi qu’aux interventions écologiques et environnementales, j’ai pu suivre les hauts et les bas de la « côte de l’environnement » dans la recherche, dans l’enseignement et dans la société elle-même. Les ambitions et les moyens d’action des organismes privés et gouvernementaux leur ont valu des succès, mais assez peu d’accomplissements irréversibles. La protection sacro-sainte des parcs nationaux américains a été violé par le gouvernement actuel; le zonage agricole du Québec est parallèlement remis en question.
Le récent incendie d’un dépôt de BPC à Saint-Basile-le-Grand (près de Montréal) a forcé les différents acteurs à témoigner publiquement de leurs responsabilités et de leurs intentions. Maintenant que la fumée est dissipée, que les dommages n’atteignent aucunement le niveau de ceux de Tchernobyl ou de Bhopal, tout le monde s’en tire bon compte. Les accusations sont plus ou moins réfutées, et la population peut retomber dans son confort et son indifférence.
Et pourtant, les moins militants des écologistes ne peuvent que s’indigner de pareille inconscience. Le refus du gouvernement provincial de mettre sur pied une enquête ne serait acceptable que si le programme environnemental de I’ État québécois faisait lui-même l’objet d’une révision accompagnée de consultations publiques.
Le rapport BrundtlandQuelques signes encourageants sont apparus dernièrement, à l’occasion d’une initiative du ministre de l’Environnement, qui a décidé de faire traduire en français le rapport Brundtland (Notre avenir à tous). Ce document, de portée planétaire, a été produit par un groupe d’étude composé de membres des pays « sous-développés » aussi bien que du monde industriel. D’une lecture un peu difficile (comparé à son prédécesseur de 1976, écrit par René Dubos et Barbara Ward), il dégage quand même deux messages parfaitement clairs. Premièrement, nous ne pouvons pas perpétuer le régime actuel d’exploitation et de consommation des ressources de la planétaire : le gaspillage courant et l’inégalité de participation ne peuvent mener qu’à la catastrophe et l’exacerbation des conflits. Deuxièmement, chaque nation doit entreprendre des projets exemplaires qui apportent leur contribution à l’indispensable réforme.
Comment le monde va-t-il relever un tel défi? Comment le Canada, et en particulier le Québec, se proposent-ils d’intervenir dans un processus historique aussi désastreusement orienté? Les ministres de l’Environnement fédéral et provincial ont annoncé un grand projet : le « Groupe de travail sur le Saint-Laurent » a commencé à entendre en privé des spécialistes et des témoins, des chercheurs et des militants qui ne se connaissent pas entre eux et que le public ne connaît pas. II faut bien augurer d’une telle comparution des parties, tout en exigeant que les données soient bientôt diffusées.
Quelle est ma perception de « l’état de l’environnement québécois en 1988 »? Puisque le grand reproche que j’adresse à nos gouvernants (et à notre société elle-même), c’est de n’avoir pas de projet autre qu’une prospérité économique maximale accompagnée d’un bien social minimal, je répondrai à cette question en livrant deux points de vue : une vue d’ensemble de notre stratégie actuelle puis une formulation des critères et des valeurs qui devraient l’inspirer.
Les quatre points cardinaux de l’environnementLes quatre points cardinaux de l’environnement sont : la nature, la campagne, l’industrie et la ville. II me semble que ce sont là les repères qui doivent nous servir à identifier les urgences et à éclairer les décisions bassées sur des priorités bien comprises. L’esprit dans lequel les résolutions seront prises ne devrait quand même pas être sectoriel, puisque la reconnaissance de la relation entre les crises est tout aussi importante que l’analyse de leurs causes. On peut donner en exemple la priorité accordée à I’éducation par le gouvernement au début des années 1960. On a rompu, à ce moment-Ià, avec une tradition dont la logique voulait qu’on comble d’abord les lacunes de l’enseignement primaire; qu’on reforme ensuite le secondaire; qu’on s’occupe ensuite de l’universitaire et de la recherche. Celle orientation suicidaire a heureusement été abandonnée en faveur d’une reforme simultanée et coordonnée à tous les paliers. Une semblable politique s’impose aujourd’hui dans I’environnement.
L’alignement nature-campagne-industrie-ville nous apparaît dans une perspective linéaire, au point de vue écologique, si on I’envisage en termes de libérations progressives d’énergie. En effet, une augmentation constante des impacts suit l’escalade du pouvoir humain dans les paysages de la planète. Aux libres jeux de I’hérédité et du milieu qui ont façonné les aires naturelles, se sont substitués les chasses et les pâturages, puis le défrichement, l’agriculture et l’élevage. À la révolution agricole a succédé la révolution industrielle, dominée par l’urbanisation. Une cartographie écologique de l’Amazonie à l’Arctique, du Sahara à l’Indonésie nous permet de voir ce qui sépare, à chaque endroit, l’état actuel des territoires de l’équilibre naturel qui a précédé l’intervention humaine et qui aurait tendance à se reconstituer si l’être humain se retirait ou disparaissait.
Nous ne connaissons en détail que des lambeaux de cette fresque planétaire, que je ne tenterai pas de brosser ici. J’examinerai brièvement quelques situations exemplaires dans le Québec de 1988.
NatureLa population des bélugas du Saint-Laurent est tombée à quelques centaines. Son territoire actuel est plus restreint que son aire originelle, et elle est menacée d’extinction pour plusieurs raisons, dont la pollution des eaux et des sédiments. Une réglementation plus sévère, une surveillance plus efficace, un enraiement des sources polluantes, la poursuite de recherches de base aujourd’hui incomplètes et insuffisantes s’imposent. L’indispensable coordination interdisciplinaire des études est tout aussi critique et urgente que l’accord des juridictions.
CampagneLe zonage agricole, tout comme la réglementation des pêcheries et des forêts, est venu très tardivement (1978). II ne pouvait réparer des erreurs massives — comme le développement de la ville de Laval —, ni même des accrocs mineurs —urbanisation « sauvage » dans des municipalités comme L’Acadie. Mais il pouvait enrayer la spéculation sur les terrains et favoriser le remembrement, contingenter la spécialisation de la production alimentaire, ouvrir une diversification des marchés. Or, les spéculateurs ne se tiennent pas pour battus; les municipalités cherchent augmenter leurs revenus; les citadins continuent leur exode.
IndustrieL’absence de coordination interindustrielle et la faiblesse des opérations de recyclage ont créé un immense problème de disposition de déchets, dont certains sont non seulement toxiques, mais inflammables, comme dans le cas de Saint-Basile-le-Grand. L’interruption du cycle par le simple entreposage, plus ou moins stratégique, ne fait que susciter de nouveaux problèmes.
VilleLes agglomérations urbaines se sont « développées » sous pression; elles sont été zonées à coups de règlements opportunistes, mais sans véritable plan. Les interfaces du transport, du commerce, de la résidence et des services sont envisagées sous I’angle de la nuisance relative plutôt que de la complémentarité.
Ce bref éclairage aux quatre points du compas nous met en présence de programmes d’études et de recherche préalables à toute résorption d’une crise; de forces socioéconomiques très puissantes; de responsabilités et juridictions toujours en conflit latent. II faudra mobiliser un personnel scientifique et technique hautement qualifié; il faudra payer matériellement le coût de la recherche et de l’aménagement; il faudra forcer le dialogue, arbitrer les demandes des agents privés et publics capables de décider et d’exécuter.
On ne réglera pas les problèmes de la protection de la nature, de la valorisation de l’agriculture, de l’humanisation de l’industrie, de l’aménité des villes en assainissant et en planifiant I’environnement pour le confort des nantis. Si on ne voit pas le lien entre la pollution et la pauvreté, entre I’aménagement rationnel et la justice dans le partage, on ne prendra pas le virage écologique promis par nos gouvernants et jugé indispensable par le rapport Brundtland. L’intérêt personnel et national, même bien compris, « charite bien ordonné », ne suffira pas. L’intelligence lucide et la compassion active sont nécessaires.
1. MALTHUS , T.R. Essai sur le principe de population, Paris, Gonthier éditeur, 1798 (1963).
2. HUXLEY , T . H . La place de l’homme dans La nature, Paris, Baillière, 1863 (1891).
3. SEARS, P.B. Deserts on The March, Norman, University of Oklahoma Press, 1835 (1959).
4. VOGT, W. La faim du monde, Paris, Hachette, 1948 (1950).
5. OSBORN, F. La planète au pillage , Paris , Payot, 1949.
6. CARSON, R . Un printemps silencieux, Paris, Plon, 1962 (1968).
- Pierre Dansereau
Présentation de l’auteurQuand Pierre Dansereau (1911-2011) publie ce texte en mai-juin 1984, il est professeur à l’Université du Québec à Montréal. Voici la note que l’on peut lire alors au début du présent article : « Écologiste de réputation internationale, récipiendaire de nombreux prix d’excellence, cité par l’Encyclopaedia Britannica, le professeur Dansereau est considéré comme le père de l’écologie québécoise. Toujours actif malgré l’âge de la retraite ait sonné pour lui depuis quelques années, Pierre Dansereau a accepté récemment de présider la Fondation de l’Acfas».
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