La passion d’un professeur pour sa matière et pour l’enseignement est incontestablement ce qui marque le plus un étudiant.
[Colloque 54 - Libido sciendi ou variations sur le désir de connaître]
« La curiositas et la libido sciendi… deux dénominations d’un désir similaire… deux figures majeures de la quête du savoir1 ». Certains utopistes diront que cette quête se doit d’être désintéressée; ce serait bien difficile, puisqu’elle est source de jouissance. De même, la curiosité et le désir de connaître animent, attisent, enflamment ces mondes que sont l’art et la science.
Mon modèle : la florissante période de la Renaissance, où arts et sciences sont indissociables.
Mon approche : mettre fin au clivage des arts et des sciences, et permettre ainsi une contamination mutelle.
Coup de foudre
Montaigne (1533-1592), un des plus grands pédagogues de tous les temps, disait que « l’enseignement n’est pas un vase que l’on remplit, mais un feu que l’on allume ». Ce feu ardent… c’est la passion – qu’il faut absolument avoir en soi pour pouvoir la transmettre!
La passion d’un professeur pour sa matière et pour l’enseignement est incontestablement ce qui marque le plus un étudiant. Bien d’autres qualités sont importantes, mais ce qui revient couramment en entrevue, c’est cette caractéristique. La passion est de plus hautement contagieuse. Elle incite des jeunes à suivre peut-être nos pas, ou à découvrir des objets d'intérêt qu’ils ne soupçonnaient point.
Peu de gens réalisent l’importance de la séduction en éducation alors qu’elle est omniprésente dans toutes les dimensions de nos vies et entre tous les êtres humains. Il existe des exemples innombrables de décisions politiques d’envergure basées sur une amitié ou sur l’affection entre deux dirigeants. Des collaborations économiques, artistiques croissent sur la bonne entente et le charme qui émane entre individus. La classe étant un microcosme de la société, ne fait pas exception! Elle veut être séduite.
Même en science, où règne l’esprit cartésien, l’affection portée à sa matière et aux étudiants est d’une importance capitale. L’élève qui la ressent se surpassera! Ce que nous sommes comme enseignant devient alors un incitatif de plus à sa réussite.
Éveil du désir
Libido sciendi2est un titre magnifique, car il évoque l’amour pour les sciences et l’émerveillement, qu'il faut raviver chaque fois. Comme en amour, il faut continuellement susciter l’intérêt et l’attention de nos élèves, les surprendre de manière originale pour contrer la monotonie. Ce défi s’impose encore plus à l’ère du numérique ou de « Petite Poucette », comme dirait Michel Serres3 en parlant de la génération Y, qui envoie des textos avec ses pouces à une vitesse folle dans un univers de nouvelles technologies.
Ce libido sciendi, je cherche, entre autres, à l’atteindre en classe par des œuvres d’art.
«L’enseignement des sciences doit s’inscrire dans la philosophie d'Horace "Docere et Placere", qui signifie Instruire et Faire plaisir.»
Bien installé sur son banc, dans le laboratoire de biologie, l’élève ne s’attend pas à côtoyer des tableaux de grands maîtres, un Rubens4 ou un Velasquez5... Ses yeux s’illuminent instantanément à la vue de ces œuvres. Cela surprend, intrigue, amorce des discussions, car le lien avec la biologie n’est pas toujours évident.
J’enseigne depuis plus de 20 ans, et cette idée m’était venue alors que nous utilisions encore des acétates. L’idée était là avant les moyens. Ainsi, c’est indéniablement l’arrivée des projecteurs et de la médiatisation des classes qui a changé du tout au tout mon enseignement. En un clic, de magnifiques images provenant des plus beaux musées du monde pouvaient maintenant habiter mes cours.
Depuis 2011, cet artscience sort de la classe grâce à mon blogue. Les élèves viennent y flirter avec les mathématiques ou la physique tout en étant séduits au passage par des jumelages artistiques. Et il sort de la classe et au delà du groupe, car ce terrain numérique est ouvert aux étudiants hors cours… ou aux curieux hors études.
La biologie hors de la classe
Tout comme en amour, le plaisir est de mise.
L’enseignement des sciences doit s’inscrire dans la philosophie d'Horace « Docere et Placere », qui signifie Instruire et Faire plaisir. J'incite les élèves à se divertir tout en apprenant, à vivre des expériences aux multiples dimensions.Je les encourage à aller s’étonner à un spectacle de danse, au théâtre, au concert, à l'opéra. Et mon plus grand désir est que cette expérience ne soit pas qu'émotionnelle ou sensorielle, mais également intellectuelle. Qu’ils ajoutent le regard « scientifique » aux autres. Qu'ils apprennent « quelque chose » tout en se sensibilisant aux arts et aux sciences au point d’en être épris, je l’espère.
- Danse et musique
Observer des mouvements de danse pour étudier le système de levier provenant de l’interaction des os et des muscles changera de la simple mémorisation que l’on afflige parfois aux étudiants. Ou analyser en termes physico-mathématiques les partitions d’une œuvre musicale, comme l’a fait d’Alembert dans son Traité de l’harmonie. À l’étude du son, joindre la physique et aux mathématiques, le rapport d’intervalle traduit, entre autres, par Joseph Fourier (1768-1830) en séries trigonométriques. S’ouvrir à l’énigmatique complexité du cerveau par la lecture de l’enregistrement cérébral de l’euphorie ressentie à l’écoute de Mozart ou de Arcade Fire. Simplement visiter l’institut Brahms à Montréal, chef de file dans la recherche sur la cognition musicale et les neurosciences, et voir son parcours d’études bouleversé.
- Théâtre et cinéma
Les préoccupations environnementales sont bien représentées sur la scène québécoise et à l’écran, terreau fertile d’artistes engagés. Théâtre et cinéma comme amorces aux discussions? Un effet catalyseur garanti.
Voici quelques inspirations :
Spécialisée en docuthéâtre, Annabel Soutar nous a récemment offert Grains,qui traite de l’affaire Monsanto. Dans le domaine du théâtre sociomédical : Sacré Cœurd’Alexis Martin et d'Alain de Vadeboncœur, ou Pharmakon de Menka Nagrani; et en histoire des sciences : Évariste Galoisde Geneviève Billette ou Chaise électriquede Frédéric Desager.
La version francophone de Frankenstein6 présentée en première mondiale cet hiver à Québec nous lance sur la question de la bioéthique, déjà au cœur du roman de Mary Shelley, sous-titré Le Prométhée moderne.
Théâtre et science font bon ménage depuis des lustres, dans l’Antiquité comme dans le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde de Galilée, ainsi que le rappelle Jean-François Chassay dans son article de la revue Jeu7 traitant des pièces de théâtre tirées du livre Les variations de Darwin de Jean-François Peyret et Alain Prochiantz. Dans ce même numéro, portant sur la science et la technologie au théâtre, Philippe Couture présente un des vétérans en dramaturgie quantique, José Sanchis Sinisterra, de même que Segi Belbel, auteur de Le temps de Planck.
Quant au 7e art avec ou sans pop-corn, c’est une valeur sûre pour l’éveil aux questions de science et société. Que l’on pense aux documentaires écologiques (Bacon, Trou Story, Fruit Hunters, Les moissons du futur, Tous Cobayes?, Gasland, Carbon rush, Land of Hope, Hazaribag, Solar Taxi)ou traitant de la santé(Pas de piquerie dans mon quartier, Dark side of the sun, Off label, Beauty and the breast).
De multiples festivals ou salles de cinéma offrent l'occasion d’aller discuter de sciences hors des murs de l’école, et se déplacer pour ce genre d’activité ou pour un café scientifique à l’Institut Armand-Frappier permet de toucher les esprits par un effet de différence et d’ainsi motiver ceux qui ont l’ennui facile.
L’utilisation de films de fiction comme préliminaire à l’étude d’une maladie est tout aussi concevable. Einstein n’a-t-il pas dit à Chaplin : « Ce que j’admire chez vous, c’est que votre art est international. Tout le monde vous comprend. » Utiliser cette forme de communication accessible à tous comme tremplin est une stratégie gagnante. Le Journal of Medicine and Moviesde l’Université de Salamanca propose une pléthore de films dans lesquels une pathologie est au cœur du scénario.
- Expositions
Montréal est une ville en pleine ébullition – plaque tournante en art contemporain. On y trouvera toujours une exposition à connotation scientifique explicite ou implicite. Il était une fois l’impressionnisme, au MBAM, aurait pu engendrer des discussions sur le rôle de certains artistes en tant qu’éco-guerriers. Celle de Van Goghde l’été 2012 au MBAC aurait pu servir comme jeu de piste d’identification florale, sans oublier que l’artiste lui-même s’offre en sujet de recherche pour ses connaissances en astronomie, ou encore, ses problèmes oculaires ou de maladie mentale.
Finalement, l’exposition du Centre Canadien d’Architecture En imparfaite santéétait un parfait alliage d’architecture, de technologie et d’écologie.
Par exemple, en début d'année, une projection à la Cinémathèque nous rappelait l’utilisation de la cinématographie comme outil d’analyse des mouvements chez des patients des Drs. Neri et Negro au début du XXe siècle, comme l’avait fait auparavant Muybrige8 (1830-1904) pour la compréhéhension de la locomotion du cheval. Par ailleurs, dans Proust était un neuroscientifique9, Johan Lehrer cite en exemples quelques artistes de domaines variés – Proust, Wolf, Cézanne et Stravinsky – ayant anticipé des découvertes neuroscientifique.
Cela n’est pas étonnant, puisque, dans le premier cas, la créativité est une condition sine qua non pour se démarquer en recherche et que, dans le deuxième, c’est le sens de l’observation et la sensibilité de l’artiste qui lui permettent d’intuitivement prédire certains concepts physiologiques et astronomiques.
Par ailleurs, plusieurs scientifiques dotés de talents artistiques amalgament merveilleusement bien les arts et les sciences dans leurs créations. En voici quelques exemples :
Chorégraphie génétiquepar le biologiste François-Joseph Lapointe
Sculpture d’un anévrismepar le chirurgien Ivar Mendez
Installations de modélisation mathématiquepar l’ingénieur Pierre Galais
Pièce de théâtre portant sur l’éthique et la responsabilité des scientifiquespar le mathématicien John Mighton
Sculpture de protéines membranairespar le physicien Julian-Voss-Andrea
Pièce de théâtre Sacré Cœurportant sur les urgences et l’acharnement thérapeutique, coréalisé par le Dr Alain Vadeboncœur
Littératureet Poésie10 par Jean-Pierre Luminet, qui est à la fois astrophysicien, dessinateur, graveur, écrivain, poète, sculpteur et musicien.
Imaginaire et imagination
La nature et la science, qui sont des sources d’inspiration intarissables pour les artistes, jouent un rôle tout aussi important que l’imaginaire et l’imagination pour un scientifique. « Poser un problème scientifique fait appel à l’imaginaire, le résoudre fait appel à l’imagination », souligne l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet11.
De même qu'une fleur a besoin d'eau et de soleil, l'être humain ne peut s'épanouir qu'à la lumière de l'art, en puisant dans la source de la science. L'art illumine notre vie; la science l'abreuve!
Références
- 1. HOUDARD Sophie, et Nicole JACQUES-CHAQUIN (1998). Curiosité et Libido sciendi de la Renaissance aux Lumières (2 tomes), tome 1, éditions ENS-LSH, 560 p.
- 2. Le titre du colloque de l’Acfas, Libido sciendi, est inspiré du livre d'Étienne KLEIN (2008), Galilée et les Indiens, Flammarion, 117p.
- 3.SERRES, Michel (2012).Petite Poucette, Le Pommier, 84 p.
- 4. Les Trois Grâces de Rubens au Museo Nacional del Prado pour représenter la scoliose.
- 5. Les ménines de Velasquez au Museo Nacional del Prado pour représenter l’achondroplasie.
- 6. Pièce Frankenstein (2013) de Nick Dear au Théâtre Trident et au Théâtre Denise-Pelletier
- 7. Revue de théâtre Jeu (2012), no 144,« Sciences et Technologies » : CHASSAY, Jean-François. « Bricolage de haut vol », p. 94-99. COUTURE, Philippe, « La science fantasmée : le théâtre quantique dans la dramaturgie espagnole », p. 100-103
- 8. Extrait de la locomotion animale avec la musique de Philipp Glass, tiré de l’opéra Le photographe (1982)
- 9. LEHRER, Jonah (2011). Proust était un neuroscientifique, Robert Laffont, 320 p.
- 10. LUMINET, Jean-Pierre (2012). La nature des choses, Le cherche midi.
- 11. LUMINET, Jean-Pierre (2011). Cosmos et esthétique, Odile Jacob, 487 p.
- Linda Moussakova
Cégep de Saint-LaurentPrésentation de l’auteureDiplômée de l’Université McGill, Linda Moussakova enseigne la biologie depuis 22 ans. Récipiendaire du prix de l’Association de pédagogie collégiale, elle fut l’instigatrice des bars des sciences au Cégep de Saint-Laurent. Linda Moussakova est également l’adaptatrice de manuels d’anatomie et de physiologie humaines. Conférencière sur les représentations du corps humain à travers l’art, depuis 2011, elle partage ses découvertes sur un blogue qui porte sur l’Art & la Science.
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