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Yves Gingras, UQAM - Université du Québec à Montréal
Le centre d’intérêt des différentes politiques s’est déplacé progressivement, au fil des décennies, de la « science » vers la « technologie », puis vers « l’innovation ».

[Ce texte a été publié initialement dans L'état du Québec 2011, dans la section L'état de la recherche au Québec - Acfas]

Déplacements progressifs

Du milieu des années 1960 au début des années 1980, tous les gouvernements des pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) ont formulé des politiques scientifiques. Il s’agissait alors de promouvoir la recherche universitaire, gouvernementale et industrielle selon le postulat que l’appui à la recherche de base donnerait lieu à des découvertes et des inventions. Ces dernières, à plus ou moins long terme, stimuleraient le développement économique par les innovations mises en marché et le progrès social par des connaissances nouvelles venant éclairer les prises de décision. Le Québec n’a pas fait exception à ce grand mouvement de prise de conscience du rôle central de la recherche scientifique de toutes disciplines dans le progrès de sociétés de plus en plus fondées sur des technologies.

Si on examine les grands énoncés de politique, on voit au Tableau 1 que le centre d’intérêt des différentes politiques s’est déplacé progressivement, au fil des décennies, de la « science » vers la « technologie », puis vers « l’innovation ». Alors que les documents des années 1970 parlaient de « politique scientifique », ceux des années 1980, à la faveur de la crise économique qui marqua le début de cette décennie, mirent plutôt de l’avant la technologie comme source de développement économique. Ce grand tournant est incarné dans le deuxième volume de Bâtir le Québec consacré au virage technologique. Ce passage de la science à l’innovation transcende les partis politiques. Après la défaite du parti québécois en 1985, par exemple, le gouvernement de Robert Bourassa met de l’avant en 1988 le document de consultation « La maîtrise de notre avenir technologique » qui s’inscrit dans la même logique de développement économique.

Tableau 1 : Principaux documents québécois de politique de la recherche scientifique

  • 1971 : Les principes de la politique scientifique du Québec
  • 1979 : Pour une politique québécoise de la recherche scientifique
  • 1982 : Bâtir le Québec : Le virage technologique.
  • 1988 : La maîtrise de notre avenir technologique
  • 2001 : Changer le monde : Politique québécoise de la science et de l’innovation
  • 2006 : Un Québec innovant et prospère. Stratégie québécoise de la recherche et de l’innovation
  • 2010 : Mobiliser innover, prospérer. Stratégie québécoise de la recherche et de l’innovation

Au cours de la décennie 1990, c’est l’idée d’innovation qui devient à la mode dans les discours officiels des pays développés, reprenant le plus souvent les mots d’ordre de l’OCDE. Au cours de la décennie 1990 cependant, le gouvernement du Québec se désintéresse des grands énoncés de principe et opte plutôt pour des actions plus ponctuelles comme la création du programme « Innovatech » qui offrait du financement à des projets de recherche issus du milieu universitaire dans le but d’accroître l’innovation technologique. Il faut attendre 2001 pour revenir aux grands énoncés de politique dont l’intitulé met de l’avant « l’innovation » (y compris sociale) plutôt que la « technologie » bien que le terme « science » reste encore présent.  Après un autre changement de gouvernement, on revient à une approche plus modeste qui préfère parler de « stratégie » plutôt que de « politique », terme probablement choisi pour sa connotation tournée vers l’action. En 2006, c’est donc une « Stratégie de la recherche et de l’innovation » qui est proposée aux Québécois par le gouvernement du parti libéral. Non plus « science » ou même « technologie » mais bien « recherche » terme à la fois plus vague et plus englobant que science et technologie et laissant implicitement la place à la « recherche » en sciences sociales et humaines. Mais l’objectif  visé par ces interventions et investissements reste dans la lignée du virage des années 1980 : la recherche, menant à l’innovation, devant servir de « moteur » au développement économique. Cela explique que la stratégie de 2006 ait été précédée en 2005 par une « Stratégie de développement économique » contenant un chapitre sur la « recherche et l’innovation » où l’on affirme que « pour se développer et prospérer, le Québec doit pouvoir compter sur des efforts massifs en recherche et développement (R&D) qui lui permettent de s'inscrire résolument dans l'économie du savoir » .

Orienter les efforts

Alors que les politiques scientifiques des années 1970 étaient horizontales et globales, le virage technologique des années 1980 a entraîné une approche plus ciblée visant d’abord les secteurs perçus comme étant les plus susceptibles de donner lieu à des innovations importantes.  Ainsi, en 1982 on identifiait sept domaines prioritaires :

  • Biotechnologie
  • Informatique
  • Nouvelles technologies électroniques
  • Énergie
  • Transport
  • Agroalimentaire
  • Maîtrise sociale des changements technologiques.

Un quart de siècle plus tard, les « Grands projets mobilisateurs » de la Stratégie québécoise de la recherche et de l’innovation (SQRI) 2010-2013 sont plutôt :

  • L’avion écologique
  • L’autobus électrique du futur
  • Bioraffinage forestier
  • Écolo TIC
  • Sciences de la vie ou innovation sociale

Les secteurs du transport et de l’énergie sont encore présents, mais sous une forme renouvelée avec la montée de « l’écologie », thématique incontournable des années 2000.

Bien sûr, la SQRI n’oublie pas de mentionner au passage l’importante de la culture scientifique, mais il est clair que l’essentiel est de viser à produire de l’innovation technologique pour le développement économique. Aussi, on accepte, sans y insister trop, d’assurer la croissance des Fonds de recherche dédiés aux projets non ciblés et répondant aux demandes des chercheurs et des étudiants de deuxième et troisième cycles. Dans ce dernier cas cependant on encourage les étudiants à répondre davantage aux besoins des entreprises, le programme de « Bourses en milieu de pratique » les incitant à travailler en collaboration avec des entreprises et autres organismes non universitaires sur les problèmes qu’ils peuvent vouloir résoudre par la recherche.

Une restructuration improvisée de la « gouvernance » de la recherche

Au-delà des secteurs ciblés, la SQRI reconduit la majorité des mesures de la SQRI 2007-2010 et ne soulève pas beaucoup de questions. Là où elle « innove » vraiment c’est dans la création de Fonds Recherche Québec qui regroupera les Fonds de recherche actuels (FQRNT, FQRSC et FRSQ), et deviendra l’organisme mandataire de l’État pour le développement de la recherche au Québec. Ce Fonds sera chapeauté d’un « Scientifique en chef » relevant directement du ministre. On connaît encore mal ses fonctions précises, et on peut douter qu’un tel fonctionnaire de haut niveau puisse à la fois gérer les activités des  Fonds fusionnées et agir aussi comme « Scientifique en chef » pour le Québec. Aussi la création de trois « conseils sectoriels » au sein même du Fonds laisse déjà penser que la fusion est de pure forme et ne correspond à aucun besoin réel de « gouvernance », terme plus pompeux que « gestion », mais qui ne correspond à rien de plus précis. Certains semblent même croire qu’une telle fusion pourra favoriser « l’interdisciplinarité » thème à la mode mais qui n’a rien à voir avec les structures et relève plutôt de la dynamique même de la recherche. Cet argument n’est en fait qu’un simple prétexte pour justifier une décision purement politique nullement fondée sur une véritable réflexion.

Un autre changement important, annoncé celui-là dès le discours du budget 2010, est l’abolition du Conseil de la science et de la technologie (CSTQ), organisme-conseil ayant près de 30 ans d’expertise. Cette décision ayant été prise par le Conseil du Trésor (tout comme celle de la fusion de trois fonds nullement demandée par le ministère du Développement économique de l’Innovation et de l’Exportation), la SQRI, pilotée par le MDEIE, en prend acte et annonce simplement qu’il sera remplacé par un « comité stratégique » qui relèvera directement du ministère. Il s’agit là en fait d’un important recul, car un tel comité interne (aussi « stratégique » soit-il) n’a aucune distance critique et aucune vue à long terme comme c’était le cas du CSTQ qui était indépendant des ministères.

En fait, le Conseil du trésor refait ici avec son projet de loi 130 le coup, alors raté, du gouvernement de Robert Bourassa qui, en 1986, avait proposé de faire disparaître ces organismes. On se rappellera en effet que le fameux rapport du « Groupe de travail sur la révision des fonctions et des organisations gouvernementales » sous la présidence de Paul Gobeil  alors Président du Conseil du trésor, proposait un fort désengagement de l'État et l’abolition de nombreux organismes-conseils. Comme le notait à l’époque Johanne Bergeron, le rapport Gobeil ne proposait « aucune analyse qui justifierait la pertinence des choix posés »  . Heureusement, face à une forte résistance, le gouvernement avait reculé. Quelques années plus tard, cette mouvance néo-libérale trouvait cependant un fervent promoteur au sein du gouvernement conservateur de Brian Mulroney qui, au niveau fédéral, abolît en1993 le Conseil des sciences du Canada, organisme créé en 1965 et aboli  sans justifications en même temps que le Conseil économique du Canada qui existait depuis 1963.  Or, en abolissant le Conseil des sciences et de la technologie, le gouvernement du Québec se prive d’une institution privilégiée pour réfléchir de façon continue, experte et non partisane aux questions de science, de technologie, d’innovation et de leurs effets sociaux, économiques et culturels. Vingt–trois ans après le rapport Gobeil, on peut encore dire : aucune justification n’est donnée pour abolir de très nombreux organismes-conseils.

Chose certaine, la SQRI 2010-2013 laisse encore pendre des fils et rien ne sera joué avant l’adoption du projet la loi 130, qui en plus d’abolir un grand nombre d’organismes-conseils, crée le Fonds Recherche Québec en même temps que le poste de « scientifique en chef ». Le sort des anciennes structures n’est donc pas encore scellé et il faut espérer que le gouvernement aura la sagesse d’entendre les critiques et de ne pas s’engager dans des réformes de structure qui sentent l’improvisation. Car il est encore temps de faire marche arrière et de conserver le Conseil de la science et de la technologie, organisme qui par ses nombreux comités bénévoles fait entendre la voix de la communauté scientifique sur des dossiers importants pour l’avenir des rapports entre science, économie et société au Québec. Le système québécois de la recherche s’est mis en place au cours de plusieurs décennies et rien n’indique que les structures actuelles, dont certaines ont à peine dix ans, soient déficientes. On peut comprendre que le Conseil du trésor veuille épargner quelques dollars en faisant disparaître des organismes peu visibles dans la population, mais leur absence risque en fait de coûter plus cher à moyen terme en raison d’un manque de réflexion qui pourra entraîner des décisions peu réfléchies et donc non optimales. Car sans un tel regard non partisan et éclairé sur l’avenir probable, le gouvernement sera condamné à conduire à courte vue même lorsqu’il a les deux mains sur le volant…


  • Yves Gingras
    UQAM - Université du Québec à Montréal

    Yves Gingras est professeur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) depuis 1986. Sociologue et historien des sciences, il est aujourd’hui directeur scientifique l’Observatoire des sciences et des technologies et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire et sociologie des sciences.

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