On s’intéressera aux effets (esthétiques aussi bien qu’éthiques) de la narration à la deuxième personne, laquelle semble faire figure d’exception aux côtés des textes narrés à la première ou à la troisième personne, qui correspondent aux formes canoniques du genre. Cette instance énonciatrice, qui remplit à la fois le rôle de narrateur-protagoniste et de narrataire, traduit souvent un flou identitaire, une sorte de prise de distance de soi à soi qui relève principalement du fait que, comme le suggère Benveniste, le « tu » est une « forme vide », un pur déictique qui n’a d’existence qu’en référence au « je ». Que se passe-t-il quand les textes énoncent un « tu » sans référence à un « je »? Comment se révèle, en creux, l’effacement du sujet? Pourquoi ce type de narration revient-il dans les œuvres contemporaines qui placent l’introspection et l’aveu au cœur du projet d’écriture? Si les études narratives ont insisté sur la façon dont l’indétermination référentielle permet une représentation de l’altérité subjective et du monologue intérieur tels que déployés dans le Nouveau Roman, on s’est moins penché sur l’incidence des récits narrés à la deuxième personne dans les textes contemporains. Or ce type de narration, qui semble faciliter une forme d’écriture blanche, anonyme, est utilisée aussi bien dans les intrigues amoureuses ou les enquêtes policières que dans les écritures dites « de l’absence » (Blanchot). La résurgence de la narration au « tu » dans l’autofiction ou l’« autofiction théorique » (voir Folle de Nelly Arcan et Testo Junkie de Beatriz Preciado) semble également reproduire cette dynamique référentielle qui agit par oscillation, car plus qu’une écriture adressée à un(e) absent(e) (un(e) ex-amant(e), un(e) défunt(e), etc.), ce type de voix permet de faire le récit de l’absence même. Dans ce contexte, le « tu » apparaît comme un élément fondamental et essentiel de toute construction identitaire, par définition intersubjective (Benjamin).
Le lundi 25 mai 2015