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Claude Boucher, Université de Sherbrooke
Le monde est un enchantement, une ivresse et un délire, et c’est la science, cette science que l’on croyait austère, qui nous l’apprend.

[Colloque 54 - Libido sciendi ou variations sur le désir de connaître]

Le désir de connaître passant par l’approche historique

Il n’est pas de plus efficace façon de connaître la nature et l’état présent des choses que de se pencher sur la manière dont elles sont nées et se sont développées, bref, sur la manière dont, au cours des temps, elles sont devenues ce qu’elles sont. C’est Aristote, le plus célèbre des philosophes grecs, qui nous l’apprend. De fait, l’un des principaux buts de la fréquentation de l’histoire est de nous faire comprendre l’état présent de la réalité, en traçant le tableau des étapes qui nous ont conduits, à travers le cours des temps, à cet état présent. Ainsi se trouve satisfaite sous sa forme éminente la libido sciendi : le voluptueux désir de connaître.

Je me souviens d’avoir lu, au cours de mon adolescence, un texte intitulé La joie de connaître qu’avait rédigé un géologue nommé Pierre Termier. Il écrivait : « Des poètes, en grand nombre, et souvent avec magnificence, ont dit la joie d’aimer; brièvement et simplement je dirai la joie de connaître. La joie de connaître avant les autres hommes, de les précéder dans la connaissance, d’être le premier à savoir quelque chose qu’ils ne soupçonnent même pas, et dont la révélation demain va les surprendre; la joie d’allumer un flambeau dans le cachot obscur, un astre dans le ciel noir, un phare sur le rivage de la mer ténébreuse et de faire reculer la nuit qui nous entoure; la joie d’ajouter une vérité, une part quelconque, fût-elle infime, de la grande Vérité, au trésor laborieusement amassé, des siècles durant, par la pensée humaine. » Par cette lyrique entrée en matière, Termier créa en mon esprit une émotion que je n’ai jamais oubliée. C’est ainsi, je crois, que naissent ce que l’on nomme des vocations.

Les forces s’opposant à la connaissance

La table-ronde Libido sciendi célèbre la joie de connaître, mais je me dois de vous rappeler qu’il se trouve aux sources de notre culture deux mythes fondateurs. Ils nous apprennent qu’à l’origine des temps, l’acquisition de la connaissance souleva la colère des dieux et provoqua leur inexorable vengeance. L’un de ces mythes nous est venu de la Grèce et l’autre d’Israël.

Le premier nous raconte qu’au commencement du monde, une vive querelle opposa Zeus, le chef des dieux de l’Olympe, et le Titan Prométhée (Celui qui voit d’avance). Prométhée créa les premiers hommes, à qui il apporta le feu qu’il avait dérobé aux dieux. Pour se venger, Zeus le fit enchaîner sur les flancs du Caucase, où un aigle venait lui dévorer le foie, lequel se reconstituait sans cesse afin que le supplice fût éternel. Néanmoins, dans la mythologie grecque, Prométhée deviendra le symbole du bienfaiteur qui, avec le feu, avait apporté à l’humanité les arts, les sciences et tous les raffinements de la civilisation.

Le second mythe fondateur aux sources de notre culture vient d’Israël. Les trois premiers chapitres du livre de la Genèse racontent les origines du monde et de l’humanité. En fait, on peut y lire deux récits distincts qui donnent des versions bien différentes de la création de l’humanité. Dans la première, où Dieu est appelé Élohim, l’homme et la femme sont créés simultanément. Cette version s’interrompt au milieu d’un verset, alors que commence une version toute nouvelle, où Dieu, appelé Yahwéh Élohim, crée d’abord Adam et le place dans le jardin d’Éden, en lui disant : « Tu pourras manger de tout arbre du jardin, mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la Connaissance du bien et du mal, car si tu en mangeais, tu mourrais. » Puis, constatant qu’il n’était pas bon que l’homme soit seul, Yahwéh Élohim voulut créer une aide qui soit semblable à lui. Il plongea Adam dans le sommeil et lui enleva une côte pour former Ève, la première femme.

«En vérité, de nos jours, ce n’est pas la colère des dieux qu’il nous faut craindre, mais les agitations des obscurantistes de toute provenance, qui ont la prétention de parler au nom de leurs dieux.»

Par la suite survint le Serpent, qui incita Ève à manger du fruit de l’arbre interdit en la persuadant qu’ainsi elle et Adam deviendraient comme des dieux connaissant le bien et le mal. Elle en mangea et en donna à son compagnon, qui en mangea à son tour. Craignant qu’ils ne mangent aussi de l’arbre de Vie et ne deviennent immortels, Yahwéh Élohim les chassa du jardin d’Éden, condamnant la femme à enfanter dans la douleur, l’homme à peiner pour extraire du sol sa nourriture, et l’un et l’autre à mourir.

La leçon que l’on peut tirer de ces mythes fondateurs, c’est que l’acquisition de la connaissance et la joie de connaître ne sont pas de minces affaires, puisque cette activité et ce sentiment, que nous avons la légèreté de considérer comme louables, furent vus par nos ancêtres comme perpétrés sous le regard jaloux des dieux, qui les jugèrent passibles de toutes les punitions et de tous les maux. En vérité, de nos jours, ce n’est pas la colère des dieux qu’il nous faut craindre, mais les agitations des obscurantistes de toute provenance, qui ont la prétention de parler au nom de leurs dieux.

Dans Une brève histoire des idées de Galilée à Einstein, j’ai voulu illustrer les luttes, les épreuves et les triomphes des chercheurs du passé, dont les regards portés au-delà de l’étroit horizon qui les entourait ont transmis à leurs contemporains des lumières nouvelles et leur ont offert les moyens de se libérer des fardeaux du passé. Hélas !, comme le soulignait Denis Diderot dans sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, ces éclaireurs de l’avenir souvent « n’eurent pas d’ennemis plus cruels que ceux qui, par leur état et leur éducation, semblaient devoir être les moins éloignés de leurs sentiments ».

L’enchantement de la connaissance

Le thème général de libido sciendi fut inspiré, me dit-on, par une inquiète question formulée en 2009 par le physicien français Étienne Klein : « Pourquoi la science a-t-elle perdu auprès des jeunes ses attraits et son prestige? » Certains répondront : « Parce que les jeunes sont désenchantés de tout et que rien désormais ne peut les épater. » Et pourtant, il me semble que la science possède tous les attraits nécessaires pour provoquer cet enchantement que l’on prétend perdu.

Quand on recense ce que la science nous a fait découvrir depuis le début du XXe siècle, on a l’impression de pénétrer, comme Alice, dans un inépuisable pays des merveilles. Plusieurs siècles après que Copernic et Galilée eurent placé le Soleil au centre du monde, nous avons appris que le Soleil n’est qu’une étoile de dimension modeste, située aux franges d’une galaxie où se pressent plus d’une centaine de milliards d’étoiles, une galaxie qui effectue une rotation sur son centre de gravité en quelque 300 millions d’années. Nous avons appris que cette galaxie n’est qu’une parmi 10 000 milliards d’autres galaxies. Que celles-ci ont tendance à se regrouper en amas qui, à leur tour, se regroupent en superamas. On soupçonne même que les superamas seraient associés à d’autres superamas suivant des chaînes ou des feuillets qui s’étendraient sur des centaines de millions d’années-lumière. Et toutes ces galaxies paraissent s’éloigner de nous à des vitesses croissantes, proportionnelles à la distance qui nous en sépare. Puis, nous avons appris que ce monde grandiose semble tirer son origine d’un phénomène, mal connu en dépit des efforts déployés pour en élucider la nature, que l’on a appelé le Big Bang et qui serait survenu il y a quelque 13,7 milliards d’années.

Après cette exaltante odyssée qui nous a transportés à travers la bouleversante immensité de l’univers, comme dans une célèbre pensée de Pascal intitulée Les deux infinis, la science contemporaine nous a fait pénétrer au cœur des atomes. Nous avons appris que les particules qui y habitent obéissent à des lois défiant la logique que nous avons élaborée au cours des siècles en ne fréquentant qu’un monde qui se situe à l’échelle de nos perceptions immédiates. Nous avons appris que la mesure du temps et de l’espace n’est pas absolue, comme l’avaient cru les physiciens classiques, mais relative à la vitesse des objets qui s’y déplacent.

«Fascinées par les sortilèges de la nature, c’est ainsi, je crois, que naissent les vocations.»

Si, nous situant à un niveau intermédiaire, nous entrons dans les arcanes de l’organisme humain, nous serons éblouis par la complexité de la chimie des macromolécules qui président au fonctionnement des milliards de cellules qui composent cet organisme, et par l’enchevêtrement des réseaux de neurones qui contrôlent l’activité de notre cerveau.

Bref, guidés par la science contemporaine, où que nous nous engagions dans les voies de la connaissance, la réalité nous semblera un enchanteur pays des merveilles, car, comme l’écrivait Gilles Lapouge dans Besoin de mirages : « Pourquoi s’escrimer à rêver alors que le réel, la terre et tout ce qui porte la terre, sont matière des songes? Pourquoi se gorger d’irréel, quand le réel est un prodige, un chaos, une prestidigitation, un délire et une ivresse? »

Oui, le monde est un enchantement, une ivresse et un délire, et c’est la science, cette science que l’on croyait austère, qui nous l’apprend. C’est notre devoir que de révéler ce secret à nos élèves.

Dans Les Nourritures terrestres, André Gide traçait le portrait d’un maître qui s’est donné pour tâche d’apprendre à son disciple la joie. Il écrit : « Nathanaël, je t’enseignerai la ferveur. » Ce qu’il nous faut, ce sont des maîtres qui, à l’étendue et selon la diversité de leurs connaissances et de leur culture, allient cette ferveur prêchée à Nathanaël. Il faudrait que l’on trouve parmi nous des professeurs allumés qui, en dehors des programmes et des horaires habituels, révèlent dans des séances périodiques à des élèves choisis les secrets de la science actuelle. Qu’ils leur parlent de cette énergie et de cette matières noires, de ces multivers, de ces quarks qui modifient leur « couleur » quand ils échangent un gluon, de ces espaces à dimensions multiples, et de ce Big Rip que laisserait entrevoir le boson de Higgs, qui, en déchirant brusquement le tissu du cosmos, pourrait le ramener à ce néant d’où il est peut-être sorti. Fascinées par les sortilèges de la nature, c’est ainsi, je crois, que naissent les vocations.


  • Claude Boucher
    Université de Sherbrooke

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