Informations générales
Événement : 84e Congrès de l'Acfas
Type : Colloque
Section : Section 400 - Sciences sociales
Description :Dire que Bruno Latour est l’un des penseurs contemporains les plus influents relève de l’euphémisme. Récipiendaire du prix Holberg en 2013, sacré « Hegel de notre temps » par Le Monde des livres en 2012, jouissant déjà d’un taux de citations plus élevé que Deleuze ou Heidegger en 2007, il est, selon de nombreux commentateurs, destiné à remplacer Foucault comme figure clé des sciences humaines.
Mais ce qui est encore plus frappant est le triple réductionnisme dont il fait l’objet. Au plan disciplinaire d’abord, il est trop souvent associé à la seule sociologie des sciences et des technologies. Or, son œuvre est foncièrement interdisciplinaire puisqu’y cohabitent un éventail d’objets, des sciences à l’art en passant par l’État, la religion ou le droit.
Sur le plan théorique, ensuite, sa pensée est presque universellement réduite au catéchisme de la théorie de l’acteur-réseau. Pourtant, on peut dégager différentes approches ou divers moments théoriques dans son parcours, qui varient d’ailleurs selon l’angle qu’on adopte. Seguin (2015) distingue chez Latour deux théories politiques des sciences et deux critiques du rationalisme; Tournay (2014) parle des théories et des modèles latouriens; Heinich (2007) repère chez lui deux, voire trois sociologies; Harman (2014) décrit trois Latour différents.
Réductionnisme, enfin, dans la réception de son œuvre, comme si on ne pouvait lire Latour qu’en se positionnant en apôtre ou en pourfendeur. Certains commencent toutefois à dépasser ces postures stéréotypées pour développer une approche de nature exégétique (Blok et Jensen, 2011; Harman, 2009). Dans cet esprit, l’objectif du colloque est d’approfondir notre compréhension de son travail sans céder à la tentation polémiste. Il s’agira d’encourager et de mettre en commun des lectures plurielles de l’œuvre latourienne.
Références :
Blok, Anders et Jensen, Torben (2011) Bruno Latour. Hybrid Thoughts in a Hybrid World. Abingdon, Routledge.
Harman, Graham (2009) Prince of Networks. Bruno Latour and Metaphysics. Melbourne, re.press.
Harman, Graham (2014) Bruno Latour. Reassembling the Political. Londres, Pluto Press.
Heinich, Nathalie (2007) « Une sociologie très catholique? À propos de Bruno Latour », Esprit 5 (mai), pp.14-26.
Seguin, Eve (2015) « Pourquoi les exoplanètes sont-elles politiques? Pragmatisme et politicité des sciences dans l’œuvre de Bruno Latour », Revue française de science politique, 65(2), pp. 279-302.
Tournay, Virginie (2014) « Sur un air de Moon River. Latour : Guerre et Paix du social », pp.23-34, in Tollis, Claire et al. (réd.) L’effet Latour. Ses modes d’existence dans les travaux doctoraux. Paris, Glyphe.
Dates :Programme
Modes et modernité
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Mot de bienvenueEve Seguin (UQAM - Université du Québec à Montréal)
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Bruno Latour rencontre les études organisationnelles : synthèse et pistes d'inspirationViviane Sergi (École des Sciences de la Gestion (ESG) - UQAM), Consuelo VASQUEZ (UQAM - Université du Québec à Montréal)
Bruno Latour ne s'est pas précisément penché sur le monde des organisations et des pratiques de management. Si ses écrits évoquent toute une variété d'organisations, l'organisation, entendue au sens de principe sous-jacent, n'a jamais véritablement fait partie de ses objets d'investigation – du moins, jusqu'à récemment. Pourtant, tel que nous le démontrerons avec cette communication, ses idées et sa démarche empirique permettent d'approcher les processus organisant de manière stimulante et originale, entre autres en questionnant plusieurs des a priori marquant le champ de études organisationnelles. Ainsi, il n'est pas surprenant de constater que ses idées ont eu, dans les dernières décennies, une certaine influence sur des chercheurs de ce champ. Avec cette communication, nous poursuivons trois objectifs. Tout d'abord, nous cherchons à systématiser les réflexions de Bruno Latour nous permettant de concevoir le mode d'existence de l'organisation. Ensuite, nous proposons d'offrir un panorama de l'influence de Bruno Latour dans le champ des études organisationnelles en nous centrant sur quelques exemples de recherches récentes, pour montrer comment cette influence s'est fait sentir. Finalement, nous voulons montrer comment les idées et la démarche latouriennes permettent de revigorer autant la réflexion sur l'organisation, que le travail empirique la prenant comme objet.
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La morphologie du droit comme mode d'existenceMireille Fournier (Université McGill), Richard Janda (Université McGill)
J'explore deux caractéristiques du droit comme mode d'existence selon Latour : la capacité du droit à proliférer de nouvelles énonciations (interprétations, règles) par un processus de retour aux sources, et la forme tautologique du droit. C'est à dire que selon Latour, le droit est identique à ses propres conditions d'énonciation. Je tenterai donc de saisir les mutations possibles des conditions d'énonciation du droit. Si, justement, la déception face à ce que Droit, Religion et Politique peuvent accomplir en réponse à Gaia remet en cause les conditions actuelles de l'énonciation du droit, peut-on envisager un droit de la terre qui se propage autrement? À cet égard, la tautologie juridique nous enferme et libère à la fois, puisque le droit ne peut pas être autre que le droit mais au même devient le droit en étant autre. Toutefois, je ne cède pas à la tentation Schmittiènne de détecter un état d'exception pour reformatter les jurimorphes. Je concède le rapport entre droit et sources du droit. Le droit peut se ressourcer par une révolution de communication.
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Le mode d'existence de la religion s'accorde-t-il au pluriel?Tim Howles (University of Oxford)
Jusqu'à présent, nombre de critiques ont fait preuve d'une certaine réserve au sujet de la fonction du mode d'existence de la religion—ainsi désigné par l'abréviation [REL]—et que l'on a souvent considéré subordonné à une décision herméneutique préalable de la part de Latour.
Par conséquent, on suppose que la notion de REL représente une anomalie dans la structure cohérente de l'Enquête, s'accordant mal à la situation que l'on trouve sur le terrain en Europe. Par contre, il sera montré que si on la comprend comme il faut dans l'ensemble de l'œuvre Latourienne, la notion de REL fait preuve d'une cohérence interne. De plus, elle sert à préciser une approche heuristique utile pour aborder le thème de la religion dans l'époque de l'Anthropocène.
La présentation comprendra deux parties. Premièrement, on tracera le portrait de la religion au sens où l'entendent les Modernes. C'est dans cette optique qu'on peut voir que, contrairement à ce que prétendent les Modernes, nous ne nous retrouvons pas dans un jeu à somme nulle entre la religion et d'autres régimes de rationalité qui s'y sont toujours opposés, mais plutôt dans la situation quelque peu paradoxale où la religion se trouve elle-même entravée par une modalité qui lui est imposée de l'extérieur. Deuxièmement, on cherchera à présenter la formulation positive que propose Latour pour comprendre la religion comme phénomène tout à fait nonmoderne qui possède un régime de rationalité unique en soi et différent des autres modes.
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La conception de la modernité chez Bruno Latour au prisme de l'« anthropologie »Jean-Louis Genard (ULB - Université Libre de Bruxelles)
La crise de la modernité est une thématique récurrente au sein des sciences humaines. Une des raisons du succès de Latour tient peut-être à ce qu'il en a réécrit les coordonnées. A une époque où les théories critiques de la modernité cherchaient à en montrer l'épuisement, les contradictions… assumaient le post-moderne, ou encore procédaient à la déconstruction de ses acquis, Bruno Latour affirmait que nous n'avons jamais été modernes.
L'exposé cherchera à saisir ce que pour Latour « modernité » signifie, en particulier sous l'angle « anthropologique » qu'il revendique encore dans le sous-titre de l'Enquête sur les modes d'existence. L'approche latourienne de la modernité en termes de « grands partages », nature-culture, faits-valeurs… résiste mal à la critique, précisément du point de vue « anthropologique ». Mon propos s'appuiera d'une part sur les travaux de Michel Foucault et sur la manière dont celui-ci dessine les contours de l'anthropologie des modernes, l'homme y apparaissant comme « doublet empirico-transcendantal », et d'autre part sur les travaux liés au tournant linguistique, dont Latour mesure mal les implications, qui offrent des ressources pour reconsidérer ces dualismes, par exemple celui entre faits et valeurs, mais aussi pour penser différemment le registre anthropologique, comme le suggère Descombes, ou encore, en me référant à Peirce, pour saisir autrement le pluralisme.
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Période de questions
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Pause
Modèles, médiation, monde
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De Roland Barthes à Bruno Latour : une nouvelle pensée des « études littéraires » est-elle possible?Alexandru Matei (Université Lumina - The University of South-East Europe)
S'il est vrai que, pour Bruno Latour, le discours critique de Roland Barthes est un exemple de discours typiquement « moderne », c'est-à-dire jamais assumé dans ses conséquences en termes de théorie de l'acteur-réseau (voir Nous n'avons jamais été modernes), les deux penseurs partagent, certes à leur insu, l'espace commun d'une proposition méthodologique : la théorie en tant que modèle réduit, que maquette de réel. C'est Jean-Marie Schaeffer qui attire l'attention du lecteur vers l'importance de cette acception de la théorie par Roland Barthes : « modélisation ». Notre étude vise en premier lieu à mesurer la complexification de la pensée de la littérature (et de l'art, de manière plus générale), depuis la sémiologie de Barthes jusqu'à l'ontologie de Latour. Nous voudrons ensuite évaluer les deux « modèles » de pensée de la littérature (de l'art), de Barthes (dans l'Activité sémiologique) et de Latour en les mettant dans le contexte des nouveaux courants d'étude de la littérature, dont notamment world literature, dans sa version morettienne. La question à laquelle nous voudrons suggérer une réponse ne serait-ce que très partielle, est si la pensée de Bruno Latour a la force et les moyens d'intervenir dans les études littéraires contemporaines.
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L'Anthropocène à l'épreuve de la théologie géopolitique : Latour avec SloterdijkÉrik Bordeleau (Université Concordia)
La théorie des sphères développée par Peter Sloterdijk et sa définition élargie de l'immunologie constitue, aux dires de Bruno Latour, « la première philosophie qui réponde à l'Anthropocène ». Ce n'est donc pas un hasard si Latour a décidé de lui dédier ses Gifford Lectures de l'hiver 2013 au titre programmatique : Facing Gaia : Six Lectures on the Political Theology of Nature. Latour et Sloterdijk dramatisent et re-matérialisent notre rapport à la Terre. La sphérologie de Sloterdijk met en scène un « drame permanent de la démarcation » spatio-immunitaire, où « chaque ‘chose' est posée dans son ‘lieu' afin d'y faire ses preuves ». Cette agonique architecturale des formes de vie d'inspiration nietzschéenne recoupe de près celle Bruno Latour. L'auteur des Irréductions est en effet un penseur des épreuves et des forces: il s'intéresse à la manière dont un être persévère dans l'existence, à la série des « succès ontologiques » qui font « le miracle de son actualité ». Mais de quelle épreuve en va-t-il dès lors qu'il s'agit de « faire face à Gaïa »? À qui s'adresse-t-elle au juste? Et quel en est le théâtre d'opération? Les géohistoires de Latour et Sloterdijk mobilisent les ressources narratives de la théologie et de la géopolitique dans l'espoir de produire une esthétique qui sache faire éprouver les nouveaux défis de notre temps.
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Localités distribuées, globalités localisées : cours d'actions, actants et médiations au service de l'ethnographie du numériqueAlexandre CAMUS (UNIL - Université de Lausanne), Florian Jaton (UNIL - Université de Lausanne), Pierre-Nicolas Oberhauser (UNIL - Université de Lausanne), Dominique Vinck (UNIL - Université de Lausanne)
L'œuvre de Bruno Latour étant à bien des égards baroque, nous ne traiterons ici que d'une seule thématique: quelles sont les contributions de Bruno Latour à la pratique de l'enquête de terrain ethnographique ? Nous en retenons trois et tenterons de les travailler en nous appuyant sur des enquêtes en cours dans le domaine du numérique. Premièrement, l'accent mis sur le suivi des cours d'action permet d'instituer une démarche d'enquête systématique : l'exercice ethnographique inspiré par le travail de Latour consiste à investir des situations afin de rendre compte de trajectoires sur une certaine durée. Deuxièmement, le concept d'actant permet de se rendre sensible à une large panoplie d'entités agissantes qui participent à des trajectoires et par la même créent des différences sur d'autres trajectoires. Lister les actants qui participent au croisement entre des cours d'action permet ainsi de peupler des situations pouvant paraître a priori inoccupées. Troisièmement, les concepts d'association, de traduction et de médiation rendent connectables différentes situations ; les aboutissements de cours d'action localisés peuvent participer à l'irrigation de cours d'action localisés ailleurs, pour autant que d'autres cours d'action aient précédemment rendu possible ce type de transport. Des localités plus ou moins distribuées deviennent autant de globalités plus ou moins localisables ; rendre compte des cours d'action d'un terrain peut éclairer des agencements qui le débordent.
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Le monde commun d'Hannah Arendt et Bruno LatourEve Seguin (UQAM - Université du Québec à Montréal)
Bruno Latour s'intéresse au politique depuis les débuts de sa carrière, comme en témoignent son étude sur l'émergence de la microbiologie et le slogan qui la synthétise « science is politics by other means ». C'est cependant avec Politiques de la nature qu'il a fait son véritable coming out politique, cet ouvrage se voulant un traité de théorie politique dans les formes, dont les solutions proposées rappellent des œuvres classiques comme celle de Montesquieu, par exemple. Le concept central de l'ouvrage, que Latour promeut encore aujourd'hui, est celui de « monde commun ». Il est dès lors étonnant que la riche bibliographie ne fasse pas mention d'Hannah Arendt. En théorie politique, le concept de « monde commun » est en effet irrémédiablement associé à la pensée d'Arendt, qui l'a défini et mobilisé dans son magnum opus The Human Condition publié en 1958. Au-delà des spéculations sur ce qui a motivé Latour à utiliser une notion aussi connue sans en nommer la mère, on tentera de dégager les spécificités et, éventuellement, point de convergences entre leur traitement respectif de cette notion. Ce travail participe des études comparatives, de plus en plus nombreuses, qui se penchent sur le travail de Latour et d'autres penseurs, de Nietzsche à Deleuze en passant par Heidegger ou l'école de Francfort.
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Période de questions
Dîner
Êtres (ir)réductibles
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Relire Latour : pour une sociologie de la co-individuationNicolas Bencherki (State University of New York at Albany)
Le philosophe français Gilbert Simondon compte parmi les influences avouées de Bruno Latour, découvert par le truchement d'Isabelle Stengers. Cette influence, cependant, est difficile à isoler. En effet, si Latour a régulièrement été accusé d'utiliser un jargon opaque, tort qu'il partage avec Simondon, les deux penseurs utilisent des vocabulaires très différents. Aussi, le caractère résolument empirique du travail de Latour peut sembler loin de l'apparente lourdeur théorique de Simondon – quoiqu'en fait sa théorie soit fondée sur un travail scientifique au moins aussi empirique que celui de son successeur.
L'influence de Simondon se situe dans la façon de poser les problèmes – comme problèmes ayant trait à l'action et à ce que les anglophones appelle « agency » – et dans la réponse qui leur est apportée : l'action est toujours partagée, car elle vise la constitution simultanée des individus, qu'il s'agisse de personnes, d'objets techniques ou de collectifs. C'est la circulation de l'action – que Simondon appelle transduction, ou la traduction dans la tradition de l'acteur-réseau – qui « tient » les individus ensemble, car ils sont déjà des assemblages, ou des systèmes.
En ce sens, je propose que le travail de Latour peut être lu, non sans réserves (dont celle de la sémiotique), comme une sociologie de la co-individuation des êtres, ou une sociologie ontogénétique. J'insisterai en particulier sur l'intérêt de cette approche pour l'étude des organisations et autres collectifs.
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Le paradoxe naturaliste du langage de Bruno Latour : une hybridation pragmatique est-elle possible et souhaitable?Robin Foot (LATTS- UMR CNRS 8134)
La théorie du langage adoptée par la sociologie de la traduction tourne le dos au “linguistic turn” et revient à une conception “descriptive” du langage, pré-saussurienne donc. Elle réinvente le “nouveau langage par chose” des académiciens de Lagado, rapporté par Gulliver, où les mots se substituent aux choses, où on peut “s'en tenir à la forme sans avoir à s'embarrasser de la matière” (Latour, 1996, Ces réseaux que la raison ignore).
L'adoption d'un langage strictement référentiel répond, nous semble–t-il, à un enjeu de gestion raisonnée de la controverse épistémologique qu'ils entendent développer. Ces sociologues veulent, en premier lieu, montrer que la science ne “dévoile” pas la nature mais la produit dans des processus où s'hybrident objets et inscriptions alphanumérique, et, en second lieu, éviter de “réduire” les productions scientifiques à un constructivisme social, à un jeu de représentations sociales. Les polémiques ouvertes par Sokal et Bricmont ainsi que les critiques virulentes de Bourdieu à leur encontre manifestent le caractère miné du terrain où ils s'engageaient.
Nous formulons l'hypothèse que cette “réduction”, si elle a pu être utile dans le champ scientifique, pénalise les études faites dans des milieux où l'invention d'un nom ou d'une formule ne constitue pas un aboutissement de l'activité. Nous proposons de revenir sur le statut du langage dans l'oeuvre de Latour et de voir à quelles conditions il peut s'hybrider avec les courants pragmatiques du langage.
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La vérité de LatourPeter Gratton (Memorial University of Newfoundland)
Dans son cours de l'année 1970-71, Michel Foucault a identifié deux conceptions fondamentales de la vérité. Premièrement, il y a la notion de vérité qui a produit la philosophie. Cette vérité, prononcée par un juge ou un philosophe, est supposée objective dans la mesure où le juge ou le philosophe ne participe pas à ce qui est étudié. Mais en revanche, Foucault a aussi identifié une conception de la vérité dans les textes d'Homère et d'autres figures de l'époque archaïque de la Grèce antique. Cette autre conception de la vérité fut produite dans une situation de contestation, dans un espace d'argon, où il n'y a pas d'objectivité. Cette notion de vérité, nous le savons bien, se retrouve chez les Sophistes. Le but de cette présentation est de démontrer la façon dont Bruno Latour travaille à partir d'une conception de la vérité qui précède la naissance de la philosophie occidentale, telle que Foucault l'a identifiée. L'objet n'est pas de dénoncer Latour comme sophiste pour empêcher l'étude de son œuvre. J'aimerais plutôt démontrer l'importance et la rigueur de sa pensée, non seulement en ce qui concerne les sciences, comme on le fait d'ailleurs trop souvent, mais aussi pour analyser sa philosophie en ce qui a trait à la sémiologie et à la réalité matérielle des signes.
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Bruno Latour ou les exigences de l'irréductionnismeFrançois Cooren (UdeM - Université de Montréal)
Au risque d'opérer moi-même une réduction condamnable, je tâcherai de montrer que l'œuvre de Bruno Latour s'articule principalement autour d'une exigence-clé dont on est loin d'avoir fini de comprendre les conséquences autant ontologiques, épistémologiques, méthodologiques, analytiques que pratiques : celle de l'irréductionnisme. Dans son texte « Irréductions », Latour (1984/2001) énonce, en effet, son principe d'irréductibilité selon lequel « Aucune chose n'est par elle-même, réductible ou irréductible à aucune autre » (p. 243, je souligne). Le philosophe nous invite ainsi à résister, d'une manière systématique, à la tentation de vouloir dire, trop rapidement : « Ceci n'est que cela », ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que le réductionnisme propre aux méthodes scientifiques soit ipso facto voué à l'échec. La réduction, si elle s'opère, doit, en effet, être pensée comme une opération qui n'épuisera jamais l'être qu'elle est censée traduire, exprimer ou représenter. Suivre un acteur, comme le préconise Bruno Latour, c'est donc reconnaître certes sa singularité, son irréductibilité, mais aussi les multiples transformations, traductions qu'il peut avoir à subir pour continuer à exister ou à s'exprimer.
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Période de questions
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Plénière
Cocktail
Temps, espace, diplomatie
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Causalité sociale et rapport à l'histoire dans les théories de l'acteur-réseauVirginie Tournay (CNRS - Centre national de la recherche scientifique)
Bruno Latour définit la sociologie non plus comme science de la société mais comme science des associations, invitant à tenir compte des arrangements pratiques dans ce qui compose la société. Dès lors, le « contexte » n'intervient jamais comme principe explicatif du phénomène social, il n'est pas un déjà-là mais compose le système circulatoire des faits qui correspondent à des objets multinodaux aux ramifications plurielles. Si bien que l'ontologie des êtres, des objets et des collectifs sociaux n'est jamais appréhendée à partir de leurs propriétés internes, n'est pas immédiatement accessible en soi par la pensée humaine mais repose sur des systèmes d'épreuves conduisant à leur reconnaissance. Cette ontologie du monde social fondée sur une succession d'expérimentations collectives et sur une distribution hétérogènes de formes de coordination plus ou moins stables et plus ou moins durables, n'est pas dénuée de conséquences en ce qui concerne la prise en compte de la temporalité dans le façonnement des sociétés humaines. Sur une échelle du temps long, ce sont des disciplines comme l'histoire des mentalités ou la sociohistoire qui sont malmenées par l'épistémologie latourienne. Sur une échelle du temps court, ce sont des notions telles que la causalité sociale, la dépendance au sentier institutionnelle et la responsabilité individuelle dans l'action qui ne sont plus opératoires. Faire de la sociologie une science des (ré)-associations invite à réfléchir à la temporalité sociale.
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Bruno Latour, un nouveau cartographe?Aline Wiame (ULB - Université Libre de Bruxelles)
La célébrité de la théorie de l'acteur-réseau, ainsi que son caractère pratique et sociologique, ont pu détourner certains milieux intellectuels de la teneur proprement philosophique, voire métaphysique, de la pensée de Bruno Latour. S'il est vrai que les concepts de Latour se fabriquent toujours dans des espaces singuliers, transdisciplinaires, j'aimerais mettre en évidence la contribution réelle qu'ils apportent à la pensée philosophique contemporaine à travers un cas particulier : celui de la cartographie. Le motif de la carte traverse l'œuvre de Latour, depuis L'espoir de Pandore et l'Enquête sur les modes d'existence, où elle met en évidence l'appareillage hétérogène nécessaire à la fabrication d'une représentation scientifique, jusqu'au récent Face à Gaïa qui pose que notre rapport à la Terre et à ses représentations à l'époque de l'Anthropocène induit un « besoin de nouvelles cartes ». C'est depuis ces « nouvelles cartes » – scientifiques, esthétiques, méthodologiques et, oui, métaphysiques –, et depuis la multitude de questions d'interdisciplinarité qu'elles posent, que je voudrais insister sur l'apport de Bruno Latour au renouvellement de la philosophie contemporaine.
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Des « faitiches » à la diplomatie, ou comment l'imagerie médicale amène à l'œuvre de Bruno LatourBettina Granier (Université Claude Bernard Lyon 1)
La médecine moderne fourmille de dilemmes qui semblent insurmontables. L'imagerie médicale, emblème de scientificité et de modernité, est au cœur de l'un d'eux : doit-on l'aduler pour ses prouesses diagnostiques, la mépriser pour la déshumanisation qu'elle incarne ? Les médecins ne veulent pas choisir. Mais l'imagerie médicale est-elle vraiment ce froid dispositif technique auquel les Modernes la réduisent ?
L'enquête ethnographique sur la trace des images médicales donne à voir un tableau plus bariolé, qui entremêle activités rationnelles et débordements incontrôlables. Or c'est précisément quand les images médicales sont des objets-faits, soigneusement fabriqués de main d'homme que, par conséquent, telles des objets-fées, elles nous font-faire des choses qui nous dépassent légèrement : c'est dire qu'elles sont des « faitiches ».
Plus qu'un innocent jeu de mots, le concept de faitiche nous propulse au cœur de l'œuvre de Bruno Latour : central chronologiquement [1996], le faitiche s'enracine dans une sociologie réaliste de l'activité scientifique, comble le fossé entre sujet et objet, et annonce l'importance de la diplomatie pour préserver les valeurs auxquelles les Modernes tiennent vraiment. Plongeon vertigineux dont on ne peut pas faire l'économie si l'on souhaite ré-interroger la médecine moderne au regard de la pensée de Bruno Latour.
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« Cela nous a échappé… » : théorie de l'acteur-réseau et phénomène générationnel en sciences socialesMichel Dubois (CNRS - Centre national de la recherche scientifique)
Cette communication contribue à l'étude des dynamiques générationnelles en sciences. Même si l'usage de la notion de « génération » est peu systématisé, cette notion n'est pas pour autant inconnue du domaine de l'étude des sciences. Il s'agira dans un premier temps de préciser l'état de l'art sur le phénomène générationnel en science et identifier la manière dont cette notion peut être utilement mobilisée dans le cadre de la sociologie des sciences. Dans un second temps, en se centrant sur le cas de la théorie de l'acteur-réseau (ANT), cette communication distinguera l'ANT dite de première génération (ANT1) de l'ANT dite de seconde ou de troisième génération (ANT2 ou ANT3). L'ANT est sans nul doute l'un des rares exemples de produit intellectuel parvenu a transposé dans les termes très généraux de la théorie sociale contemporaine des enseignements conçus initialement dans le domaine, souvent jugé confidentiel, de l'étude des sciences et des techniques. A partir de l'étude d'un corpus de travaux récents relevant de domaines d'applications variés, nous nous intéresserons en particulier à la manière dont les porteurs de l'ANT2 ou de l'ANT3 ont relevé (ou non) les principales « épreuves » critiques caractéristiques de l'ANT1. Sur la base de cette étude détaillée, cette communication sera l'occasion de développer, dans sa dernière partie, une réflexion générale autour des dynamiques progressiste et dégénérescente en sciences et en sciences sociales en particulier.
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Période de questions
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Pause
Espaces de représentation
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Habitons-nous? Aménagement et spatialité dans la réflexion de LatourNicolas Lozier (UQAM - Université du Québec à Montréal)
Que ce soit par l'exemple ou dans le processus théorique d'explicitation de sa pensée, Latour décrit des espaces et raconte des lieux. Aussi, il « déplie » et « cartographie ». Plus intéressant : il imagine des fourmis besogneuses s'éreintant le long de galeries et de salles ; excavation pratiquée parfois par elles-mêmes, parfois par leurs ancêtres ; aménagement dont jouit la reine. Pas d'euphémisme possible pour celles qui parcourent ce réseau, le transport n'est pas gratuit. En tous lieux, point de local ni de global, il suffit de marcher.
La dimension spatiale dans les travaux de Latour a brièvement été étudiée au tournant des années 2000. Mais depuis qu'il réfléchit ces dernières années sur l'habitabilité de nos période globalisée et espace planétarisé, et plus particulièrement son aménagement, cette analyse « géographique » est moins souvent abordée. Pourtant, certains géographes questionnent également ce problème de l'habitabilité. Ils tendent à le positionner dans un point de vue pragmatiste, à l'instar de Latour quand il s'agit de définir autrement les concepts organisateurs de notre pensée, comme le social. Habiter n'a plus rien à voir avec seulement être dans l'espace, c'est aussi quoi faire avec de l'espace. L'objectif de cette communication est d'analyser les conditions de l'aménagement de l'habitabilité pensées par Latour et de les mettre en rapport avec les travaux des géographes à ce propos. Au final, elle invite à repenser un aménagement de l'espace.
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Bruno Latour et la sémiotique : fondements et évolutionsMaria Giulia Dondero (Fonds National de la Recherche Scientifique/ Université de Liège)
Les relations entre les travaux de Bruno Latour et la sémiotique d'Algirdas Julien Greimas et de son groupe de chercheurs ont été explicites depuis la fin des années 1970 lors de la collaboration entre Latour et Françoise Bastide ainsi qu'entre Latour et Paolo Fabbri, notamment sur des sujets tels que la construction discursive des textes scientifiques (Latour & Fabbri, « La rhétorique de la science ; pouvoir et devoir dans un article de science exacte », Actes de la recherche en sciences sociales, 13, 1977). C'est notamment la théorie de l'énonciation que Latour emprunte à la sémiotique greimassienne — voir par exemple « A Relativistic Account of Einstein's Relativity » (Social Studies of Sciences, 18, 1, 1988) et « Petite philosophie de l'énonciation » (http://www.bruno-latour.fr/sites/default/files/75-FABBRI-FR.pdf). C'est enfin dans l'Enquête sur les Modes d'Existence (La Découverte, 2012) que Latour utilise la théorie de l'énonciation pour y fonder sa théorie des modes d'existence.
Depuis les années 1980, la théorie de l'énonciation a subi une évolution, chez Latour et dans la sémiotique post-greimassienne, qu'on pourrait décrire comme un trajet de l'énonciation énoncée à l'énonciation pratique. Dans notre exposé, nous souhaitons examiner ce trajet pour explorer la manière dont un parcours commun a amené à des solutions épistémologiques et philosophiques, d'un côté, et méthodologiques, de l'autre.
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La portée analytique de la théorie de l'acteur-réseau s'est-elle étendue? Le cas de la notion de « centre de calcul » dans l'œuvre de Bruno Latour et son évolutionJean-Marc Weller (Université Paris-Est Marne-la-Vallée)
Il est convenu de distinguer un Latour « ethnographe », arpentant tour à tour laboratoires, ateliers d'ingénierie, juridictions administratives ; et un Latour « refondateur » des sciences sociales et, en particulier, de la sociologie.
Au cours de ce programme de recherche déployé depuis plus d'une trentaine d'années, nombre de chercheurs s'accordent pour reconnaître au premier une capacité à proposer des descriptions indéniablement originales des mondes qu'il explore. Ils demeurent parfois plus réservés quant aux invitations du second à repenser profondément la discipline au bénéfice d'une réflexion ontologique, qu'ils considèrent peut-être plus éloignée du brio à rendre compte des terrains.
C'est pourtant l'inverse que je me propose de souligner, dès lors qu'on se penche sur la trajectoire de plusieurs notions traversant l'œuvre. Ainsi, le cas de celle de « centre de calcul » que Latour substitue progressivement par celle d'« oligoptique ». L'évolution n'a pas pour seule vertu de se démarquer de la notion foucaldienne de « panoptique » dont l'emploi inflationniste peut s'avérer source de confusion. Elle permet d'interroger la pluralité des associations qui sont à l'œuvre dans les mondes explorés, et dont les médiations ne sont pas réductibles à des métriques. En élargissant sa capacité analytique à saisir la multiplicité des modes de totalisation existants, l'ethnographe peut alors interroger la prolifération des dispositifs de quantification sous un jour nouveau.
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La notion de « porte-parole » à la croisée de la rhétoriqueChantal Benoit-Barne (UdeM - Université de Montréal), Khaoula Zoghlami (UdM)
Cette présentation se propose principalement d'explorer la place de la notion de porte-parole dans le travail de Bruno Latour, ainsi que son évolution, au fil de ses ouvrages. Le porte-parole, cette figure clé de la théorie de l'acteur-réseau, apparaît tout d'abord comme un médiateur qui participe à l'assemblage du collectif et à la cristallisation de ses pourtours et revendications, notamment, mais pas seulement, par ses pratiques de communication. À ce titre, il est lié à ses mandataires selon des modalités communicationnelles et des rapports de représentation qui demeurent souvent équivoques : « les médiateurs transforment, traduisent, distordent, et modifient le sens ou les éléments qu'ils sont censés transporter » (Latour, 2006, p.58). Alors que dans les écrits les plus récents de Bruno Latour, le porte-parole semble perdre en visibilité, cette question de la représentation et son rapport à la parole est, quant à elle, bien présente. Comment mettre en relation la notion de porte-parole et ces idées du « cercle politique », de « la parole courbe », et du « parler droit » présentées dans Enquête sur les modes d'existence ? Cette question nous permettra de conclure sur la portée des travaux de Bruno Latour sur l'étude des phénomènes de revendication publique, principalement du point de vue des approches rhétoriques de la communication où la notion de porte-parole est fondamentale.
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Période de questions
Dîner
Table ronde et plénière
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Mot de clôtureEve Seguin (UQAM - Université du Québec à Montréal)