Informations générales
Événement : 85e Congrès de l'Acfas
Type : Colloque
Section : Section 300 - Lettres, arts et sciences humaines
Description :Depuis 1980, la littérature fait une place considérable aux figures tirées de la réalité. Or, cette « littérarisation » de la personne réelle — sa mise en scène et en écriture — suscite une réflexion éthique qui oblige à penser de façon dialogique les relations entre auteur, lecteur, texte et monde. En effet, dans un contexte marqué par l’éclatement des frontières de la fiction et par le retour du sujet, l’écriture de la personne réelle ne se limite plus à l’évocation naïve de faits avérés, mais constitue désormais une (re)lecture engageante de la vie d’autrui. Or, si celle-ci peut se concevoir comme une façon de redonner vie aux oubliés et de redorer leur image, elle est aussi susceptible d’être perçue comme une prise en charge de l’autre qui lui confisque sa parole. Au-delà toutefois de la polarisation qui, d’un côté, proclame l’impunité de l’art et qui, de l’autre, envisage la littérature comme un discours « responsable », nous souhaitons explorer la variabilité des postures critiques suscitées par le phénomène de l’écriture de la personne réelle : quel rapport l’écrivain est-il tenu d’entretenir avec la « vérité » d’un individu? À quel point peut-il ou doit-il la fictionnaliser afin de légitimer son entreprise sur un plan à la fois éthique et littéraire? A-t-on le droit de faire fiction de tout et de tous? En bref : quelles sont les implications éthiques de l’écriture de l’Autre, que ce soit dans un contexte biographique, autobiographique ou romanesque? À partir d’exemples ou à l’occasion d’une réflexion d’ensemble, les participants seront invités à aborder la question sous trois angles principaux : celui de l’écrivain et de sa démarche; celui du texte et de sa lecture; celui de la réception de l’œuvre et de ses usages sociaux.
Dates :- Robert Dion (UQAM - Université du Québec à Montréal)
- Manon Auger (UQAM - Université du Québec à Montréal)
- Soline Asselin
- Karine Pietrantonio
Programme
Mot de bienvenue et conférence inaugurale
-
Communication orale
Mot de bienvenue et présentationRobert Dion (UQAM - Université du Québec à Montréal)
Mot de bienvenue et présentation du thème du colloque
-
Communication orale
Anonymes, personnages et voisins : vertus et limites de l’empathie chez Jablonka et CarrèreFrédéric Regard (Université Paris-Sorbonne, France)
Ivan Jablonka, déjà connu pour son essai L’Histoire est une littérature contemporaine (2014), ou pour sa paradoxale biographie familiale, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (2013), a connu à l’automne 2016 un énorme succès avec Laëtitia ou la fin des hommes (2016). Le livre retrace un fait divers, le meurtre de Laëtitia Perrais à Pornic, en 2011, affaire qui émut fortement l’opinion publique et provoqua une douteuse tentative de récupération politique par le président Nicolas Sarkozy.
Emmanuel Carrère, quant à lui, décida de réorienter sa carrière d’écrivain en 2000, en publiant L’Adversaire, l’histoire de Jean-Claude Romand, qui en janvier 1993, avait tué sa femme, ses enfants, ainsi que ses parents, avant que ceux-ci ne découvrent que sa vie était construite sur un mensonge. En 2009, Carrère publiait D'autres vies que la mienne, qui recueillait l'histoire de plusieurs personnes ayant croisé sa vie, marquées par la maladie, le handicap ou le deuil. Le récit abordait des thèmes aussi différents que le tsunami de 2004 ou le combat judiciaire contre le surendettement.
Dans les deux cas, les auteurs réussissaient soit à redonner consistance à des « vies minuscules », soit à faire revivre une victime, dont le nom aurait été vite oublié autrement. Or de quoi s’agissait-il au fond, si ce n’est de rendre son humanité à « l’autre » et, du même coup, de soustraire cet autre à une sorte de double peine : la peine attachée à la tragédie qui le frappe, pour commencer ; mais aussi celle qui s’ajoute à la première, quand le récit journalistique du fait divers oblitère l’individu dans sa singularité. Chez Jablonka comme chez Carrère, recourir aux ressources de l’écriture littéraire permettait de recréer l’autre déshumanisé, de le soustraire à l’anonymat en lui conférant l’épaisseur d’un véritable personnage. Or, cette opération ne peut s’accomplir qu’au travers d’un dispositif particulier, celui de l’empathie.
Mon projet est d’étudier l’histoire et le fonctionnement de ce sentiment en tant qu’esthétique romanesque, en revenant aux sources du concept, et en particulier à une double tradition : celle de la philosophie allemande de l’Einfühlung, d’une part (on pense à Robert Vischer et à Theodor Lipps) ; celle, d’autre part, du « Projet pour une psychologie scientifique » (1895-96), texte méconnu de Sigmund Freud, où le père de la psychanalyse élabore une théorie du Nebenmensch (le « prochain ») – c’est-à-dire de l’autre comme voisin. On étudiera comment les récits de faits divers contemporains reprennent certains de ces principes, avec toute l’ambiguïté ou les paradoxes qui s’y attachent. Seront soulevées, par exemple, les questions du voyeurisme, ou encore de la dialectique sujet/objet : ne faut-il pas souffrir avec l’autre quand on veut devenir soi-même ?
Faits et fictions
-
Communication orale
Chassé-croisé Ginzburg / Lavocat : deux plaidoyers contre l’externalisation des critères d’identification de la fictionnalitéMiruna Craciunescu (Université McGill)
Cette communication se propose de mettre en dialogue deux disciplines qui font rarement l’objet d’une étude comparée – en dépit des analogies dont témoignent leur évolution parallèle durant les décennies 1970 à 2010 – à travers l’étude de deux ouvrages théoriques parus à dix années d’intervalle : soit Le fil et les traces : vrai faux fictif de Carlo Ginzburg (2010 [2006]) et Fait et fiction : pour une frontière de Françoise Lavocat (2016).
Bien que l’historiographie et la théorie des genres littéraires aient toutes deux été traversées d’interrogations similaires portant sur les « frontières de la fiction » à l’époque contemporaine, leur rapprochement peut néanmoins sembler curieux. Tandis que la critique des thèses de Hayden White par les historiens de l’Holocauste (Friedlander, 1992) a marqué un tournant décisif dans le champ des études historiques au courant des années 1990 en faveur des théories différentialistes affirmant la possibilité – et la nécessité – d’opérer une distinction entre discours référentiels et discours fictionnels, et entre « fait » et « fiction » ; ce sont en revanche les théories monistes qui dominent le champ des études littéraires, sans que la dissolution croissante de l’autobiographie en autofiction, ou de la biographie en « biofiction », ne fasse visiblement l’objet de considérations éthiques.
Or, en établissant une synthèse exhaustive de ces débats, l’ouvrage de Françoise Lavocat[1] met en lumière l’existence d’un groupe de narratologues qui refusent justement, pour des raisons éthiques, le postulat searlien voulant qu’« il n’y [ait] pas de propriété textuelle, syntaxique ou sémantique qui permette d’identifier un texte comme une œuvre de fiction » (Searle, 1982 [1975] : 109). Les essais de Carlo Ginzburg révèlent pour leur part que la prise en compte du caractère narratif de l’historiographie n’implique pas l’adéquation entre narrativité et fictionnalité défendue par ce que David Herman (1999) a appelé la narratologie postclassique. Les recoupements entre ces deux postures feront l’objet de cette étude.
[1] Françoise Lavocat (2016 : 35) cite à titre d’exemple : Banfield (1995 [1982], Martin (1986), Cohn (2001 [1999]), Martinez et Scheffel (2003), Nünning (2005), Skalin (dir.) (2005).
-
Communication orale
La mise en scène des personnages réels chez Ahmadou Kourouma et Boubacar Boris : une esthétisation romanesque de l’éthiqueSerigne Seye (Université Cheikh Anta Diop de Dakar)
Les romans de l'ivoirien Ahmadou Kourouma et ceux du Sénégalais Boubacar Boris Diop sont de véritables récits de la mémoire qui retracent le passé récent ou éloigné du continent africain. Ainsi plusieurs figures historiques y sont mises en scène pour prendre part activement à l'histoire diégétique. Personnages de l'époque coloniale ou des "soleils des indépendances", elles configurent la morale d'une Afrique postcoloniale où les modèles de vertu sont devenus rares. Ces personnages incarnent des valeurs et contre-valeurs et donnent ainsi aux romans une dimension axiologique certaine.
Les auteurs leur font subir une hybridation qui les fictionnalise et les installe dans un espace situé hors de la réalité historique. Ce qui pose le problème de la responsabilité du romancier face à un réel incapable parfois de réponde à ses aspirations esthétiques.
Notre communication qui se basera essentiellement sur les données de la sociocritique tentera de montrer que dans les romans d'Ahmadou Kourouma et dans ceux de Boubacar Boris Diop, les personnages issus de la réalité font partie d'un double projet de questionnement éthique et d'esthétisation du réel. Nous démontrerons aussi que, chez les deux écrivains, le traitement réservé aux éléments biographiques inspirés de la vie de l'Autre témoigne d'un rapport complexe à la réalité qui impose une redéfinition de l'objet littéraire.
-
Communication orale
« L’Enfant d’octobre » de Philippe Besson (2006) : droits et devoirs d’un roman de non-fictionMathilde Barraband (UQTR - Université du Québec à Trois-Rivières)
Comme l’ont noté récemment plusieurs observateurs, de M. Simonet à A. Tricoire, la jurisprudence française semble contradictoire en ce qui concerne le droit des écrivains à représenter des personnes réelles. Au cours de la dernière décennie, des auteurs assignés pour diffamation ou atteinte à la vie privée ont en effet connu des sorts distincts pour des affaires apparemment similaires. Plusieurs acteurs qui ont contribué très directement à l’élaboration de cette jurisprudence ont toutefois livré des indications pour en éclairer la logique. A.-M. Sauteraud, coprésidente pendant douze ans de la 17e chambre du Tribunal de Grande Instance de Paris, et Christophe Bigot, avocat spécialisé et conseil auprès des éditeurs, soulignent respectivement la nécessité d’une « distanciation » dans la représentation littéraire et celle de la « non-reconnaissabilité » des acteurs. À leur suite, la chercheure A. Arzoumanov a aussi montré l’importance attachée par les juges à la notion d’« identification » et notamment à l’usage fictionnel des noms propres. Je propose de revenir sur cette réception judiciaire d’œuvres qui « littérarise » des personnes réelles, à partir d’un cas spécifique, celui du procès intenté à L’enfant d’octobre (Grasset, 2006) de Philippe Besson. Ce « roman de non-fiction », qui s’inspire du meurtre du jeune Grégory Villemin en 1984 et met notamment en scène sa mère, a été attaqué en justice par les parents, qui s’estimaient les victimes d’un « exercice littéraire » les rabaissant au rang de « marionnettes ». En plus d’éclairer les critères retenus par les juges, je voudrais mettre en lumière la théorie de la fiction qui oriente implicitement leurs décisions.
Dîner
Controverses
-
Communication orale
Nelligan était-il fou? Retour sur le débat entre Paul Wycsynski et Bernard Courteau autour de la biographie de NelliganPierre-Olivier Bouchard (UQAM - Université du Québec à Montréal)
Le texte de Bernard Courteau Nelligan n’était pas fou pose la question des limites de la liberté de l’écrivain représentant un individu réel. Ce récit va en effet à l’encontre d’une majorité de faits avérés, en affirmant que Nelligan se serait volontairement laissé interner. Présenté par l’auteur et son éditeur comme un ouvrage sérieux, ce texte n’a pas manqué de faire fortement réagir les spécialistes du poète et de son œuvre, à commencer par Paul Wycsynski. Qualifiant l’ouvrage de « rocambolesque », « ajoutant allègrement aux légendes d’autrefois des légendes d’aujourd’hui », le biographe a vivement dénoncé la thèse « témérairement inventée[1] » par Courteau, en affirmant notamment que le texte risquait d’induire en erreur des lecteurs naïfs ou peu informés.
En revenant sur la polémique suscitée par l’ouvrage de Courteau, cette communication montrera que le cadre éthique de la biographie fictive s’établit en partie sur la base du contexte culturel et historique propre à chaque espace national. Justifiée ou non, la vive réaction de Wycsynski, et plus tard de Réjean Robidoux, apparait ainsi comme le symptôme d’un certain état de la mémoire au Québec, qui semble ressentie comme fragile et incertaine. Cette réaction traduit également la situation de l’histoire littéraire québécoise qui, au moment de la parution du texte de Courteau, constituait toujours un discours en cours de construction. C’est dans un tel contexte que Nelligan n’était pas fou a pu être perçu par les spécialistes comme une menace et une atteinte à la mémoire du poète.
[1] Paul Wycsynski, Nelligan, biographie, Montréal, Fides, 1987, p. 12-13.
-
Communication orale
L’histoire que je n’ai pas vécue : le débat éthique autour de « La meilleure part des hommes » de Tristan GarciaÉtienne Bergeron (UQAM - Université du Québec à Montréal)
En 2008, le primo écrivain Tristan Garcia publie La meilleure part des hommes, « [u]n conte moral [qui] n’est pas une autofiction. C’est l’histoire, qu[’il] n’[a] pas vécue, d’une communauté et d’une génération déchirées par le Sida. » En exergue, il appuie cette dissociation en spécifiant que « [l]es personnages de ce roman n’ont jamais existé ailleurs que dans les pages de ce livre ». Annonce curieuse alors qu’en parallèle, pratiquement tous les critiques soulignent l’adéquation entre la « fiction » romanesque et la réalité historique : les personnages de William Miller et Dominique Rossi sont clairement inspirés des écrivains Guillaume Dustan (de son vrai nom William Baranès) et Didier Lestrade. Non seulement ils empruntent de nombreuses caractéristiques aux personnes réelles, mais la trame même du roman est calquée sur la querelle qui a animé les deux hommes – et fait couler beaucoup d’encre – autour des questions du bareback et du sida. Informé de cette supercherie démentie par l’auteur, Didier Lestrade accuse aussitôt Garcia d’« alimenter les contres vérités et les mensonges sur une discussion réellement fondamentale », mais surtout de « se mousser sur le travail des autres » (son roman a obtenu le Prix de Flore 2008). Plus encore, il défend sur son blog que « quand l'histoire ne vous appartient pas comme c'est le cas pour Tristan Garcia, quand vous n'y avez pas participé, même de très loin, […] une certaine humilité exige de ne pas débouler dans le proverbial jeu de quilles pour causer encore plus de tort parmi ceux qui, eux, se sont vraiment battus contre la maladie. »
Par l’étude de ce cas et des débats éthiques qui l’entourent, ma communication s’interrogera à savoir : peut-on s’arroger de pans de l’histoire qu’on n’a pas vécus et pour lesquels on ne s’est jamais engagé, et en faire une oeuvre de fiction ? Écrire un roman à propos d’un moment marquant (et tragique) de l’histoire d’une communauté à laquelle on n’appartient pas, n’est-ce pas une façon immorale de s’assurer du capital (économique et symbolique) ? En somme, un écrivain peut-il écrire sur n’importe quel sujet qui s’inspire d’événements réels, même s’il n’en a pas été partie prenante ?
Table ronde d’écrivaines : écrire la famille, enjeux éthiques des récits de filiation
Posture(s) de l’écrivain (Partie 1)
-
Communication orale
Pourquoi je t’écris : l’écrivain face à l’autreManon Auger (UQAM - Université du Québec à Montréal)
Qu’est-ce qui justifie, aux yeux de l’écrivain, le fait de mettre en scène une personne réelle dans un contexte plus ou moins fictif ? Plus fondamentalement, qu’est-ce qui pousse un écrivain à s’approprier les signes, les référents, voire les biographèmes d’une personne réelle pour les transformer en écriture ? Affinités électives, devoir de mémoire, réhabilitation de voix occultées, légitimation de figures oubliées ou anonymes, plusieurs raisons peuvent être évoquées par l’écrivain, raisons qui se conjuguent par ailleurs à merveille avec certains effets de mode propres à l’époque contemporaine – qui ne cache pas son intérêt pour les récits biographique, les témoignages et le réel, tout comme pour les questions d’Histoire, d’héritage et de mémoire. Dans cette communication, j’aimerais ainsi me pencher sur les différents motifs qu’invoquent, de manière explicite ou implicite, les écrivains pour justifier le recours à l’Autre dans leurs écrits, mais en tentant de cerner, chaque fois, les enjeux éthiques qui sont impliqués. En réfléchissant à la fois au contexte (pourquoi ce recours massif à l’autre en régime contemporain ?) et aux prétextes (les différentes voies empruntées par cette littérature de l’Autre), j’aimerais ultimement dégager les fondements de l’éthique de l’écriture biographique permettant à l’écrivain contemporain de jouer de la mince frontière entre vérité et fiction et de légitimer son entreprise, que ce soit aux yeux du lectorat, de la critique ou aux siens propres.
-
Communication orale
« Vies minuscules » de Pierre Michon : l’Autre au secours du Moi auctorialAsma Turki (Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis)
Pierre Michon a renouvelé le rapport entre le moi auctorial et la figure de l’autre. Son autobiographie, Vies minuscules (VM, 1984), tente de saisir le parcours personnel de l’auteur par le truchement de figures réelles exogènes, ayant vécu dans son entourage ou celui de sa parentèle. Au lieu d’un autoportrait unifié du moi auctorial, on assiste à l’émergence d’un polyptique hétéroclite qui mime l’émiettement du sujet narrant. A notre sens, cette démarche est due à deux raisons, l’une littéraire et l’autre personnelle : d’abord Michon appartient à cette génération d’auteurs des années 80 dépositaire du discrédit qui a longtemps frappé l’écriture biographique conventionnelle, de la disqualification de l’omniscience auctoriale ainsi que du ‘je’ énonciatif et des jeux formels des deux décennies précédentes. Écrire son autobiographie ne saurait donc se mettre en place que dans un climat de tension dont le théâtre est le corps du texte. Ensuite, Pierre Michon, ayant été privé de son géniteur dès le jeune âge, éprouve la plus grande difficulté à trouver une figure paternelle propre à l’identification et qui saurait lui servir de modèle. Aussi fait-il appel à des figures exogènes afin de se créer un père fantasmé, paternité qui hésite entre famille biographique et famille littéraire. D’où la liberté que s’octroie Michon dans la ‘fictionnalisation’ de personnes réelles : la figure inventée de l’autre éclaire le parcours auctorial, et ce dans une écriture qui porte en elle la désillusion quant à l’aboutissement de l’entreprise.
Posture(s) de l’écrivain (Partie 2)
-
Communication orale
(S’)écrire contre le récit social : le refus du « rape script » dans « Baise-moi » de Virginie DespentesAmélie Langlois (Université McGill)
Virginie Despentes écrit de chez les looseuses de la féminité ou les bad lieutenantes (KKT, p. 9) en réponse au manque de livres au sujet du viol : « Rien, ni qui guide, ni qui accompagne » (KKT, p. 40). À la suite du viol qu’elle a vécu en 1986, Despentes observe que la survivante, toujours soupçonnée d’être complice de son agression, est condamnée à « [s]ouffrir, et ne rien pouvoir faire d’autre. » (KKT, p. 46) L’auteure française porte donc le projet de mettre en scène un problème social, le viol, du point de vue de celles qui le vivent, de façon à « subverting the rape scripts and the discourse of victimology » (Edwards, p. 214). Dès Baise-moi (1994), Despentes inscrit ce motif dans son œuvre avec le viol collectif (inspiré de son vécu) dont Manu est à la fois victime et témoin. Plus tard, dans son essai King Kong Théorie (2006), Despentes s’ouvre au sujet de sa propre expérience : « [Le viol] est fondateur. De ce qu[’elle est] en tant qu’écrivain, en tant que femme qui n’en est plus tout à fait une. » (KKT, p. 53). Nous ferons l’hypothèse que Despentes, en représentant le viol du point de vue de survivantes qui « font avec », reprend en quelque sorte contrôle sur son vécu traumatique et s’inscrit contre la fictionnalisation de soi par les autres qu’elle déplore, le « rape script » « qui voudrait qu’elle [la culpabilité] penche toujours du côté de celle qui s’est fait mettre, plutôt que de celui qui a cogné. » (KKT, p. 45)
-
Communication orale
La part humaine du monstre : le criminel dans la transcription du fait divers en régime contemporainKarine Pietrantonio (UQAM - Université du Québec à Montréal)
C’est bien connu : les médias orientent ostensiblement l’opinion du public sur le criminel. La figure du meurtrier est déformée, grossie jusqu’à masquer le visage réel de l’homme pour n’exposer qu’une image monstrueuse, épouvantable, inhumaine. Ce recours à la figure du monstre (ou du Mal, du diable, de Satan) se conforme à l’excès de pathos employé par les journalistes fait-diversiers. Mais qu’advient-il du criminel en contexte littéraire, quand un écrivain construit une fiction à partir d’un fait divers ? Comment est-il représenté ? Y a-t-il rejet ou maintien de la figure du monstre ? Les modes de représentation du criminel en littérature sont multiples, selon les projets et les intentions de l’auteur qui s’en empare, mais une tendance se dessine : l’écrivain refuse d’adhérer à l’usage du sensationnel et tente plutôt de découvrir ce qui se cache derrière. En effet, devant l’image monstrueuse fabriquée par les médias, l’écrivain choisit d’approfondir le sujet plutôt que d’incliner vers la (seule ?) fascination. Le monstre n’est alors plus envisagé comme la figure antinomique de l’homme ; au contraire, il semble plutôt germer et grandir en lui. L’écrivain est bousculé : ses croyances, ses certitudes, et, au sens large, sa propre identité sont interrogés par le processus d’écriture. En quoi est-il lui-même différent de cet « Autre » monstrueux ? Je me propose donc, lors de cette communication, de réfléchir sur les stratégies employées par certains écrivains contemporains pour représenter et donner à comprendre le criminel, entre monstruosité et humanité. Le regard empathique de l’écrivain vient-il banaliser le Mal ? Pire encore : à trop vouloir l’humaniser, l’écrivain risque-t-il de sympathiser avec le diable ?
Dîner
Cet « Autre » inconnu
-
Communication orale
Lettre à une absente : ressusciter la mémoire de l’autre filleBéatrice Lefebvre-Côté (UdeM - Université de Montréal)
Volet tardif du triptyque familial, L’autre fille (2011) d’Annie Ernaux se présente comme une lettre écrite à sa soeur inconnue. Élevée dans le silence de cette soeur morte deux ans avant la naissance de l’auteure, celle-ci tente de l’imaginer à partir du récit qu’en a fait la mère, des artéfacts de son enfance et des témoignages de ceux qui l’ont connue. Consciente de son impuissance à s’adresser à un être qu’elle n’a pas connu, l’épistolière ponctue sa lettre de commentaires métatextuels qui relèvent le caractère vain de ses tentatives de remémoration et la contraignent à emprunter la voix de sa mère, seule voix « autorisée parce qu’elle était là » (L’autre fille, p. 26). L’écriture de l’« autre » se fait à la fois par la mise en scène de sa soeur comme destinataire et par l’intermédiaire de sa mère, seul moyen légitime d’évoquer la mémoire de l’autre fille. Face à cette prédecesseure qualifiée d’« anti-langage » (p. 54), Ernaux choisit l’écriture de leur mémoire commune des lieux et des gens, dans le souci de faire revivre celle qui lui a permis, par sa mort, de naître.
Je me propose de réfléchir sur la manière dont l’auteure parvient à parler authentiquement de sa soeur, autrement que par l’énumération de ce qu’elle ne sait pas, sur le mode de la négation. Il s’agira de m’interroger sur la posture éthique adoptée par la narratrice, lui permettant non seulement de s’affranchir du silence, mais également de doter sa soeur d’autres images et témoignages et ainsi, de rompre le récit unique.
-
Communication orale
Le refus de l’indicible et de l’ineffable dans « Dora Bruder » de Patrick ModianoEric Chevrette (Université de Toronto)
L’écriture de la personne réelle amène une relation à deux faces entre le sujet mis en scène et l’écrivain ou narrateur. Il en va de deux types d’identifications — appropriative et empathique (termes de M. Nussbaum et S. Suleiman) — qui entraînent des postures éthiques opposées. L’appropriation sert le récit et soumet le sujet invoqué ; l’empathie renverse ce rapport en utilisant le rapprochement et l’identification pour mieux établir distinctions et séparations. En résulte une volonté paradoxale de dire qui demeure consciente de ses limites, puisque la subjectivé de l’autre demeure éminemment inaccessible, mais doit malgré tout être préservée et dite.
Si une situation de ce genre est manifestée à travers Dora Bruder de Patrick Modiano (1997), l’écrivain propose un récit qui tente de surmonter l’indicible et l’ineffable, termes souvent apposés aux expériences de l’extrême. Notre communication montrera comment Modiano tente de combler les vides qui peuplent l’histoire de cette fugueuse sous l’Occupation en recourant à deux méthodes : il procède à des recherches historiques et documentaires pour retrouver quelques pièces du puzzle, mais fera aussi appel à sa propre expérience des lieux où a pu vivre et errer Dora. Cette relation d’intégration et de mise à distance vise une compréhension de l’expérience subjective de Dora, afin d’épuiser les ressources matérielles et humaines dont il dispose pour rendre intelligible une expérience de l’atroce. Se crée ainsi une dynamique d’allers-retours entre la fugueuse et l’écrivain, celui-ci cherchant à combler les blancs des archives, de la mémoire, et de l’histoire à propos de celle-là.
L’« Autre » dont on parle
-
Communication orale
Être l’« autre » de l’écriture : autour de la série « Min kamp » du Norvégien Karl Ove KnausgårdKarine Pietrantonio (UQAM - Université du Québec à Montréal)
En 2009, la scène littéraire norvégienne est ébranlée par la parution du premier tome de la série Min kamp (Mon combat en français). Le choc est grand : Karl Ove Knausgård, auteur reconnu dans le monde scandinave franchit la limite implicite d’une pudeur autobiographique que suivait, jusqu’à ce jour, la littérature norvégienne. La mort d’un père, premier tome de la série, jette en effet les bases d’un projet d’écriture qui carbure au dévoilement de soi et de l’autre. Écrit dans un style qui se colle au réel, Min kamp sera au cœur d’un débat national sur le droit que possède la littérature à prendre qui elle veut comme objet de fiction. Dans cette communication, j’explorerai, à partir du « scandale » qui entoure la parution de cette œuvre, le fait d’être l’ « autre » de l’écriture, celui qui est mis en scène sans avoir le contrôle de sa représentation. L’autre, c’est d’abord le père de Knausgård, dont le décès motive la parole du fils. Si l’appropriation de la vie d’un défunt pose des enjeux spécifiques, celle des vivants apporte également son lot de questionnements, comme en témoigne le portrait que l’auteur trace de sa femme, la poète Linda Böstrom. Cette étude des motivations et des conditions du dévoilement d’autrui permettra de réfléchir conjointement les notions d’authenticité autobiographique et de respect de la vie privée.
-
Communication orale
L’éthique de la diffamationAnia Wroblewski (UQAM - Université du Québec à Montréal)
L’écrivaine française Camille Laurens, qui a déjà réfléchi sur l’autocensure dans son article « (Se) dire et (s’)interdire » (2007), avoue en 2013 être frustrée de ne pas pouvoir tout révéler dans ses textes : « Il y a des choses que je voudrais dire [écrire] à propos des autres, mais en même temps, il ne faut pas “tuer” avec les mots. » Elle cible ici le danger de l’écriture à inspiration autobiographique : non seulement l’écrivaine risque-t-elle d’être portée en justice pour avoir touché à l’intimité d’une personne réelle au moyen de son texte, mais la personne concernée peut réellement souffrir à cause de ce fait. Ce n’est pas tout. Laurens signale aussi un dilemme tout particulier : qu’en est-il quand on veut dire du mal de quelqu’un ? Existe-t-il un moyen de le faire de manière éthique ? Ou, du moins, littéraire ? Que faire quand la personne calomniée occupe une position de pouvoir ? En m’appuyant sur les cas récents de textes qui ont suscité la polémique pour leur caractère injurieux et dont le succès populaire outrepasse la considération littéraire – dont Rien de grave de Justine Lévy, Merci pour ce moment de Valérie Trierweiler, Belle et bête de Marcela Iacub, entre autres –, j’esquisserai les traits d’une éthique de la diffamation qui est sensible aux hiérarchies de pouvoir se jouant à la rencontre de la création, de la politique, de la vie privée et de la loi.