Le Prix Acfas Jeanne-Lapointe, pour les sciences de l’éducation, est remis à titre posthume à Maurice Tardif, professeur titulaire au Département d’administration et fondements de l’éducation de l’Université de Montréal.
Jusqu’au début des années 1990, l’essentiel des sciences de l’éducation se partageait entre deux axes : la psychopédagogie, d’une part, et la sociologie des inégalités scolaires, d’autre part. Le lauréat a changé la donne en construisant et en imposant un nouvel objet d’étude : la sociologie du travail enseignant. Pour lui, cette discipline ne s’est pas limitée à une histoire et à une sociologie des professions issues du domaine de l’éducation. Le chercheur a innové en abordant et en décrivant l’enseignement comme une forme particulière de travail sur l’humain, c’est-à-dire une activité où le·la travailleur·se se rapporte à son « objet » – les élèves – sur le mode fondamental de l’interaction humaine.
Lorsque Maurice Tardif amorce sa carrière en 1990, la recherche universitaire en éducation n’a qu’une vingtaine d’années. Tout est encore en gestation : les méthodes et les organisations de recherche, le financement et les outils de diffusion, la formation d’une relève scientifique.
Il se donne alors comme objectif d’apporter une contribution qui soit à la fois nouvelle et fondamentale. Son travail cible la connaissance des tendances et des changements qui façonnent l’évolution des systèmes scolaires et sociaux. Le chercheur choisit d’aborder son sujet sous l’angle de l’étude spécifique des acteurs scolaires, c’est-à-dire de leurs situations et pratiques professionnelles, des transformations qui affectent leur formation, et bien sûr, du travail quotidien et interactif avec les élèves.
Rien ne lui échappe : identités et carrières enseignantes, organisation et division du travail dans les établissements, éthique et réflexivité, politiques et réformes publiques, formation initiale et continue.
En 1993, jugeant important d’établir une plateforme qui facilite les relations entre les professeur·es de sciences de l’éducation, Maurice Tardif fonde le Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE). Ce centre, qu’il a dirigé pendant treize ans, est aujourd’hui le pivot de l’un des plus vastes réseaux interuniversitaires au monde dans le domaine. Le lauréat a ainsi doté le monde francophone d’un pôle d’expertise unique en son genre, et dont le rayonnement international n’est plus à démontrer. Le CRIFPE organise chaque année depuis 2010 le plus important colloque international francophone en éducation, avec plus de 1400 participant·es provenant de quelque 40 pays.
La sociologie du travail enseignant que Maurice Tardif a mise de l’avant recoupe des thèmes d’une grande actualité. La pénurie de professeur·es dans un grand nombre de pays en est un bon exemple, ou encore, la crise générale de l’influence éducative de l’école en termes de transmission de la culture et des valeurs.
Les retombées de ces recherches tiennent aussi beaucoup à la fécondité des questions qu’elles génèrent. Comment les enseignant·es composent-ils avec les injonctions contradictoires qu’ils doivent affronter, eux à qui on demande de transmettre une culture commune, tout en reconnaissant les singularités des élèves? Comment arriver à mobiliser des pratiques prometteuses et des normes de justice communes, alors que des inégalités scolaires se maintiennent?
Parmi les ouvrages que le lauréat a publiés au cours de sa carrière, certains continuent de marquer activement le milieu de l’éducation. C’est le cas de La pédagogie : théories et pratiques de l’Antiquité́ jusqu’à nos jours, écrit en collaboration avec Clermont Gauthier. En ancrant la formation des maîtres dans le long terme, ce classique éclaire les questions vives de l’éducation contemporaine. On doit également au professeur Le travail enseignant au quotidien : contribution à l’étude du travail dans les métiers et les professions d’interactions humaines, cosigné avec Claude Lessard. Ce livre est devenu un outil incontournable pour qui veut creuser davantage le sens profond de l’activité pédagogique, avec ses contradictions internes et ses évolutions possibles.
Les travaux de Maurice Tardif, à titre de chercheur, de consultant ou d’expert, ont aussi nourri ou orienté de nombreuses politiques éducatives, que ce soit par l’intermédiaire des programmes et initiatives du Conseil des ministres de l’éducation du Canada, ou par le truchement de nombreux avis du Conseil supérieur de l’éducation du Québec portant sur la profession enseignante. Plus localement, il a participé à une évaluation du Programme de soutien à l’école montréalaise du ministère de l’Éducation du Québec. En 2021, il mettait sur pied un groupe de travail sur la pénurie de personnel enseignant, qui réunissait les principaux organismes éducatifs québécois encadrant la profession.
L’objectivation tout à fait originale qu’il développa au cours de sa carrière, à savoir la sociologie de l’activité enseignante conçue comme un travail sur autrui, se révèle aujourd’hui un point remarquable de sa production de chercheur en éducation. Il a jeté là les bases d’une théorie de l’enseignement conçue comme un travail d’interactions humaines.
Rien de banal ou d’ordinaire chez cet homme-orchestre, en qui l’on voit aujourd’hui l’architecte principal de la recherche en éducation au Québec.
Ce prix Jeanne-Lapointe est d’ailleurs le second prix Acfas remporté par le lauréat durant sa carrière. En 2008 déjà, il avait mérité le prix Marcel-Vincent, pour les sciences sociales, devenu depuis 2013 le prix Thérèse-Gouin-Décarie.
Mentionnons enfin que Maurice Tardif reçoit à titre posthume ce prix Jeanne‑Lapointe, le chercheur étant décédé le 7 mai 2023.