Le prix Acfas André-Laurendeau 2020, pour la recherche en sciences humaines, est remis à Monique Cormier, professeure au Département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal.
Pour valoriser la langue française, il faut avant tout en comprendre les rouages et en parcourir les dédales sémantiques. C’est particulièrement vrai au Québec, où la langue de Molière côtoie étroitement celle de Shakespeare. Or, quels meilleurs outils que les dictionnaires pour saisir l’histoire et la complexité du langage, qui régit notre perception du monde? Éminente spécialiste de ces recueils de mots, la lauréate s’intéresse aux ouvrages en français, mais aussi aux ouvrages bilingues français-anglais. Grâce à ses recherches sur l’évolution des dictionnaires, ainsi qu’à ses actions engagées auprès des décideurs universitaires comme du grand public, elle a contribué avec brio à faire rayonner la langue française.
Quatre cents ans de présence de la langue française dans une Amérique du Nord largement anglophone expliquent sans doute pour une bonne part que les Québécois comptent parmi les plus grands « amateurs » de dictionnaires. L’étonnante fréquentation de ces ouvrages par ses concitoyennes et concitoyens québécois est à l'origine de l'intérêt de Monique Cormier pour la métalexicographie, discipline qui prend pour objet la forme et le contenu des dictionnaires comme l'ensemble des présupposés, des principes et des pratiques qui sous-tendent leur production et leur fonctionnement.
La professeure Cormier est la première à entreprendre l'étude approfondie du maître ouvrage d’Abel Boyer (1667-1729), grand lexicographe du XVIIIe siècle. Il s’agit de l’édition originale du Royal Dictionary. In Two Parts. First, French and English. Secondly, English and French, publié à Londres en 1699. Ses résultats mettent en lumière le processus d'élaboration de l’ouvrage, son originalité par rapport à ses prédécesseurs et à ses contemporains. La chercheuse établit notamment que le dictionnaire de Boyer constitue la meilleure description du vocabulaire de l'époque. Elle démontre que l’auteur est le premier à intégrer dans son dictionnaire une série de marques d'usage guidant le lecteur dans l'emploi des mots. Elle relève aussi que le lexicographe manifeste un réel souci d'intégration des indications de prononciation dans le corps du dictionnaire : le Royal Dictionary Abridged comprend en effet des indications phonétiques sur les mots anglais.
Un autre aspect inédit des travaux de Monique Cormier est d'avoir établi la filiation des dictionnaires descendant de ceux du lexicographe et grammairien suisse Guy Miège (1644-1718) et d'Abel Boyer. Elle a notamment mis en évidence l'empreinte marquée des différentes éditions du Dictionnaire de l'Académie française sur cette filiation. La chercheuse a par ailleurs démontré comment, à la fin du XVIIe siècle, les dictionnaires bilingues (anglais et une autre langue) ont bénéficié du déclin général du latin et joué un rôle majeur dans la promotion des langues nationales. Elle a également expliqué comment la lexicographie bilingue a progressé grâce à la présence en Angleterre d'Abel Boyer et de Guy Miège.
Très sollicitée également pour des travaux de terminologie, Monique Cormier a codirigé avec Jean Delisle (Université d'Ottawa) et Hannelore Lee-Jahnke (Université de Genève) un ouvrage quadrilingue (français, anglais, espagnol, allemand) de portée considérable : Terminologie de la traduction. Devenu un classique, il définit le métalangage de la traduction au moyen de 200 concepts clés.
Forte de ses recherches métalexicographiques, Monique Cormier s'attaque aux deux grands dictionnaires favoris des Québécois : Le Robert et le Larousse. À cette fin, avec feu Jean-Claude Boulanger ou Aline Francoeur à la codirection de l’ouvrage, elle conçoit un plan de type encyclopédique. Pour rédiger les contributions touchant leur genèse et leur évolution, elle invite 25 auteurs d'Allemagne, du Canada, de France et d'Italie. Parmi les nombreux sujets traités, signalons notamment l'histoire et la problématique de l'intégration du français hors de France, le traitement des francophonismes et des québécismes, et l'expression de la science dans un dictionnaire culturel.
Les recherches de la professeure Cormier ont eu un effet considérable sur ses étudiants quant à la validité et à l'appréciation des sources d'information linguistique, historiques et contemporaines. Aussi, elle a été la première de sa discipline, au début des années 1990, à adapter une méthode pédagogique utilisée en médecine, soit l'apprentissage par problèmes (APP).
Dès 1998, elle propose de doter l’Université de Montréal d'une politique linguistique, qui sera finalement adoptée en 2001 : une première au Québec. Invitée à prendre la parole en janvier 2001 devant la Commission des États généraux sur la situation et l'avenir de la langue française au Québec – la Commission Larose –, elle suggère que toutes les universités du Québec se dotent d'une telle politique. Sa proposition est retenue par la Commission. Le 1er octobre 2002, le gouvernement du Québec modifie la Charte de la langue française pour exiger des universités qu'elles adoptent une politique linguistique. Aujourd'hui, toutes les universités du Québec ont emboîté le pas.
En 2003, 2005, 2008 et 2012, la chercheuse organise la Journée québécoise des dictionnaires, au cours de laquelle les auteurs viennent discuter avec le public des projets utopistes de Denis Diderot et de Pierre Larousse, des dictionnaires numériques ou encore du parcours historique des lexicographes québécois. À l'occasion de ces journées, des établissements d'enseignement, leur bibliothèque ainsi que des librairies du Québec produisent aussi des activités interactives autour des dictionnaires.
En 2014, la lauréate se voit confier à l’Université de Montréal la mise sur pied du Bureau de valorisation de la langue française et de la Francophonie, qu'elle dirige depuis avec brio. Parmi les réalisations notables, soulignons le projet de jumelage linguistique entre des petits commerçants du quartier Côte-des-Neiges et des étudiants en partenariat avec la Chambre de commerce du Montréal métropolitain. Ce projet a depuis été étendu à plusieurs arrondissements montréalais, ainsi qu'aux rives sud et nord de Montréal.
Parmi les nombreux prix et distinctions que Monique Cormier a reçus au cours de sa carrière, signalons son élection à la Société royale du Canada en 2007, le prix Georges-Émile-Lapalme (prix du Québec) en 2009, et le Prix d’excellence académique (prix Lee-Lorch) de l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université en 2011. Enfin, cette même année, le gouvernement du Québec l’a nommée chevalière de l’Ordre national du Québec. Pour sa part, le gouvernement français lui a décerné en 2013 le grade de chevalier de l'Ordre des Palmes académiques et, en 2019, celui d'officier de l'Ordre des arts et des lettres.