Le prix Acfas André-Laurendeau 2019, pour les sciences humaines, est remis à Shana Poplack, professeure au Département de linguistique de l’Université d’Ottawa.
La cohabitation de deux langues au sein d’une même société est par nature complexe et sujette à controverses. C’est là le terrain de recherche de la lauréate, et elle y excelle. Elle s’intéresse tout particulièrement aux usages linguistiques des gens ordinaires, issus en particulier des milieux bilingues et minoritaires. Ses études sur le français de la région de la capitale fédérale, sur le français québécois du 19e siècle et des communautés d’immigrés canadiens, ainsi que sur l’anglais québécois, font d’elle la personne qui a le plus contribué à la connaissance de la diversité des parlers canadiens. Ses conclusions inattendues bousculent des mythes bien enracinés.
Après une formation en linguistique et lettres françaises à l'Université de Pennsylvanie, puis à la Sorbonne, Shana Poplack s’installe à Ottawa et débute la construction de son désormais célèbre « méga corpus » informatisé du français parlé dans la région de la capitale. Cet imposant travail empirique déclenche une suite de recherches sur le parler d’individus hautement bilingues. Elle établit ainsi, dans une série d’articles phares, que la majorité des constructions du français canadien que l’on prenait jusqu’alors pour des « corruptions » avaient pris racine bien avant la colonisation de la Nouvelle-France, et s’étaient développées conformément aux principes réguliers de l’évolution interne des langues. Cette démonstration a donc réfuté de manière concluante la notion selon laquelle ces tournures s’étaient immiscées dans le français du Canada au contact de l’anglais.
Les recherches de Shana Poplack ont apporté une contribution fondamentale à la compréhension des dynamiques linguistiques au sein des communautés bilingues. Par exemple, elle a démontré que le passage d’une langue à une autre, le code-switching, est sujet à des règles complexes universelles, et, par ce fait même, représente une compétence plutôt qu’un défaut. Sa revalorisation de ce phénomène, qui est emblématique des communautés bilingues de par le monde, n’est plus contestée en linguistique de nos jours. De plus, ses études ont prouvé que la cohabitation de deux langues ne modifie pas leur structure propre, et ce, même pour la langue receveuse de mots empruntés. Toutes les théories linguistiques sur le bilinguisme se basent désormais sur les modèles qu'elle a proposés dans les années 1980 et qu’elle n’a cessé de mettre à l’épreuve depuis.
Des travaux récents de la lauréate révèlent que les dialectes minoritaires du français et de l’anglais sont dévalorisés non pas à cause de leurs propriétés intrinsèques, mais en raison de l’existence d’une idéologie linguistique d’exclusion. En retraçant l’évolution de cette idéologie dans des grammaires de référence s’étendant sur plusieurs siècles, elle a répertorié les stratégies dont se servent les élites culturelles pour dénigrer le changement linguistique. De plus, sa comparaison des usages actuels avec ceux des siècles antérieurs a révélé que les modèles préconisés par les autorités langagières n’ont rien à voir avec la langue orale, qui elle évolue de façon indépendante. Puisque ces modèles constituent la base de l’enseignement des langues dans les écoles, la chercheuse a entrepris la comparaison entre le français mis de l’avant par les professeurs de langue et celui que parlent leurs élèves. Les résultats démontrent que les élèves se conforment systématiquement au parler de leur communauté, même pour les tournures stigmatisées par la norme. Ces travaux peuvent sans contredit servir de base à des politiques plus efficaces en matière d’enseignement des langues.
L’approche scientifique de Mme Poplack vis à vis l’histoire et l’insertion sociale de la langue parlée prend tout son sens dans le cadre de notre contexte socioculturel actuel. Les professionnels de la langue n’évoquent les dialectes non standards que pour les dénoncer. La solide base empirique de ses travaux, ainsi que la critique sévère des idéologies puristes qu’ils impliquent, viennent appuyer son opposition à l’élitisme linguistique et à son influence insidieuse sur les groupes sociaux défavorisés. Ceci explique pourquoi le travail de Mme Poplack exerce une grande influence non seulement dans le domaine de la linguistique, mais aussi dans des discussions intracommunautaires.
En plus d’une solide carrière en recherche, Shana Poplack se démarque par son engagement en enseignement et en mentorat. En 1981, elle a fondé le Laboratoire de recherche en sociolinguistique de l’Université d’Ottawa, qui attire des chercheurs du monde entier et soutient des étudiants de tous les niveaux. Elle a ainsi formé une génération entière de sociolinguistes, dont plusieurs mènent à leur tour de brillantes carrières universitaires.