Le prix Acfas André-Laurendeau 2016, récompensant un chercheur ou une chercheuse s’étant distinguée dans le champ des sciences humaines, est remis à Anne-Marie Di Sciullo, professeure au Département de linguistique de l’Université du Québec à Montréal.
L’acquisition du langage est d’abord une affaire de « nature ». Autrement, comment expliquer que, dès l’âge de cinq ans, les enfants sont capables de manipuler avec aisance, sans les avoir étudiées, l’ensemble complexe des règles grammaticales et syntaxiques de leur langue maternelle? Cette thèse aura inspiré la carrière de la lauréate, qui s’illustre aujourd’hui à l’échelle mondiale par ses recherches sur la « faculté du langage ». Plaçant ses travaux au carrefour de la linguistique, de la biologie, de la physique et des mathématiques, elle a entrepris une démarche où le langage est à la fois son objet d’étude et son outil de travail.
C’est à l’Université de Montréal que la chercheuse réalise son doctorat en linguistique, où elle y traite de la syntaxe (les relations hiérarchiques entre constituants). Cette exploration la mène à orienter ses recherches vers deux autres composantes grammaticales : la structure d’arguments – les relations hiérarchiques entre l’argument externe (le sujet) et l’argument interne (le complément) – et la syntaxe des mots – les relations hiérarchiques entre affixes et racines. Puis, c'est au Massachusetts Institute of Technology (MIT) qu'elle réalise des études postdoctorales auprès de celui qui allait être associé à presque tous ses travaux, soit le linguiste américain Noam Chomsky.
Les recherches de la professeure Di Sciullo ont, entre autres, abouti à l’élaboration des concepts de symétrie et d’asymétrie pour le langage. Cette asymétrie, centrale au langage, est la relation unidirectionnelle entre chaque paire d’éléments qui composent les expressions linguistiques. Cette propriété dicte, pour des langues telles que le français et l’italien, que l’on dise par exemple « le langage » et non pas « langage le » ou encore « langage », pour parler du langage dans une phrase telle que le langage est spécifique aux êtres humains. Sans cette propriété, il n’y a pas d’inter-compréhension possible entre individus partageant une même langue. De tels faits, observables dans les langues parlées à travers le monde, ont amené la chercheuse à poser l’hypothèse que toutes les langues possèdent à leur base une grammaire universelle privilégiant les relations d’asymétrie. Ces travaux ont fait l’objet de publications marquantes dont l’ouvrage Asymmetry in Morphology, publié en 2005 aux Presses du MIT.
Depuis lors, ses travaux ciblent des notions de symétrie, d’asymétrie et de brisure de symétrie en linguistique, en biologie et en physique. Ses contributions à la linguistique théorique sont centrées sur la notion d’asymétrie, comme pierre angulaire de la faculté du langage, et sur les principes préservant cette propriété, malgré la complexité issue de l’environnement. Ses travaux sur l’asymétrie des relations morphologiques conduisent à une compréhension accrue des régularités de forme et d’interprétation des structures argumentales, aspectuelles, et opérateur variable. Ses travaux sur l’asymétrie des relations syntaxiques montrent le rôle de la relation de sous-ensemble propre dans la procédure générative de la faculté du langage. Ses travaux en biolinguistique mettent en évidence le rôle de la brisure de symétrie dans l’ontogénie et la phylogénie du langage.
À la tête d’une équipe multidisciplinaire, la lauréate a permis à la recherche de pointe en linguistique de faire des pas de géant. Ses conclusions ont donné lieu, par exemple, à des innovations majeures en matière de technologie de l'information. Elle a notamment développé, au sein de sa société Delphes Technologies International, un moteur de recherche palliant les lacunes des outils classiques fonctionnant par mots clés. Ceux-ci excluent, entre autres, les prépositions de, dans ou à et utilisent les mots clés dans l’ordre ou dans le désordre, et ils ne ciblent pas les relations asymétriques entre constituants. Ils ne comprennent pas vraiment la requête, et les résultats de recherche ne sont pas optimaux. L’outil mis en place par la chercheuse permet de formuler des requêtes en langage naturel (par exemple : le soutien du gouvernement par la recherche) et d'obtenir des résultats tenant compte des relations d’asymétrie linguistiques, améliorant ainsi grandement la pertinence des résultats. Google, par exemple, ne ramène pour cette requête que des résultats portant sur le soutien à la recherche par le gouvernement. Le moteur de recherche qui est orienté par la reconnaissance des relations asymétriques a été utilisé par le portail gouvernemental du Centre d’accès à l’information juridique du Québec pour la recherche et l’extraction d’informations juridiques pendant 12 ans.
Alors que les recherches et les innovations de la professeure Di Sciullo bénéficient déjà grandement aux chercheurs de divers horizons, aux professionnels de la gestion et des technologies de l'information, et à la population en général, elles atteignent également les praticiens de la santé. De fait, grâce à l’imagerie médicale, les recherches portant sur les évidences psychologiques et neurologiques de la théorie de l’asymétrie indiquent que ces relations asymétriques ont une base dans le système de contrôle de la motricité et dans la production d'indicateurs spatio-temporels et numériques. Cette découverte a conduit à la formulation de protocoles d'aide cognitive et motrice pour des personnes qui présentent des troubles du langage (souffrant par exemple de maladie de Parkinson ou d'Alzheimer). En les exposant à des structures qu'elles peuvent traiter plus facilement grâce à l’exploitation de certaines relations d'asymétrie sous-jacentes aux mots et aux phrases, il est possible d'espérer un recouvrement partiel de leurs facultés orales.
Le Québec joue un rôle d’avant-plan sur la scène internationale dans le domaine de la linguistique théorique, et madame Di Sciullo offre depuis plus de trente ans un leadership exemplaire dans ce domaine, tant par la qualité de ses travaux que par ses talents pour le réseautage qui ont permis la mise en place de grandes équipes de recherche de fine pointe. La chercheure est également très engagée dans l'enseignement, où elle a dirigé de nombreux étudiant-e-s aux cycles supérieurs, dont plusieurs occupent maintenant des postes de professeur-e-s dans des universités au Québec, au Canada et aux États-Unis.