Aurélie Lacroix
Des cubes d’ADN pour cibler les cellules cancéreuses
Imaginons un cube composé de molécules d’ADN pouvant délivrer avec précision des molécules de chimiothérapie vers le site de la tumeur. Le design de structures d’ADN à des fins thérapeutiques, voilà le cœur du projet de la lauréate; projet qui se situe à la frontière de la chimie, la biologie, les matériaux supramoléculaires et la nanotechnologie. Doctorante au département de chimie de l’Université McGill, Aurélie Lacroix a aussi travaillé dans de nombreux laboratoires à travers le monde : France, Angleterre, Singapour et Québec. Côté vulgarisation, elle participe à divers événements de vulgarisation tels Ma thèse en 180 secondes et le festival Pint of Science. En septembre 2018, en parallèle de sa rédaction de thèse de doctorat, elle commence un microprogramme de communication scientifique à l’Université Laval afin de compléter ses connaissances en vulgarisation.
Des cubes d’ADN pour cibler les cellules cancéreuses
Le concept de ciblage thérapeutique apparaît au début du 20e siècle quand Paul Ehrlich imagine des balles magiques pour traiter les maladies. Il cherche alors des molécules capables de trouver et de détruire uniquement les cellules malades. On éliminerait ainsi les effets secondaires des médicaments qui attaquent aussi les cellules saines; d’autant que pour contrer ces effets indésirables, on réduit parfois la dose de médicaments utilisée au risque de perdre de l’efficacité. La balle magique, une molécule ou une particule qui délivre le médicament uniquement au site voulu, résout ainsi ces problèmes.
Aujourd’hui, les chercheurs travaillent toujours à la conception de ces particules, notamment pour les traitements lourds comme les chimiothérapies. Notre groupe de recherche a montré, pour sa part, que l’on pouvait assembler des cubes en ADN et y encapsuler des médicaments. Nous étudions maintenant les interactions de ces véhicules avec les organes, les cellules et les protéines du corps humain. Attendez une minute! Des cubes en ADN?
Au-delà de la double hélice…
L'acide désoxyribonucléique, plus connu sous son abréviation ADN, contient notre information génétique. Il est constitué de 4 unités, dites « bases », qui s’enchaînent par milliers pour former un brin : A, T, G et C. Ces unités fonctionnent par paires, A/T et G/C, qui se reconnaissent et se lient. C’est ainsi qu’à partir d’un brin, ATGCAAT, on définit le brin complémentaire TACGTTA. Ces deux brins s’auto-assemblent et forment une structure bien connue, la double hélice. On peut donc programmer les séquences d’ADN pour qu’elles s’assemblent entre elles.
Peut-on aller plus loin et utiliser la complémentarité de l’ADN pour former de nouvelles structures? Peut-on par exemple programmer une balle magique en ADN? La réponse est oui. Et cela fait de l’ADN un fabuleux matériau de construction à l’échelle moléculaire. De plus, l’ADN est soluble dans l’eau et biodégradable. Le corps peut donc détruire l’objet après qu’il ait délivré son contenu.
… un océan de nouvelles possibilités!
Le cristallographe Nadrian « Ned » Seeman fut le premier, il y a trente ans, à penser l’ADN comme un matériau de construction. Il a démontré qu’il était possible, par exemple, de former un cube en ADN, d’une taille de quelques nanomètres, c’est-à-dire un million de fois plus petit qu’un grain de sel. Depuis les travaux de Seeman, de nombreux chercheurs ont assemblé des nanostructures de plus en plus complexes : l’alphabet, un visage qui sourit, un lapin, et même une reproduction de la Joconde. Une des méthodes les plus utilisées, les origamis en ADN, consiste à programmer un long brin d’ADN pour qu’il se plie dans la forme désirée. Aujourd’hui, il existe même des logiciels qui programment les séquences, rendant cette nanotechnologie accessible à tous. Les laboratoires étudient, pour le part, comment utiliser ces nanoparticules pour répondre à des problèmes biologiques.
Des nanocages en ADN
Le véhicule idéal de ciblage thérapeutique est versatile, facile à assembler et dégradable… comme des cages en ADN ! Il est vrai que des matériaux solubles et biodégradables existaient déjà. Mais l’ADN a une propriété bien à lui : il est programmable avec une précision inégalée. En jouant avec la complémentarité des bases, on peut contrôler le nombre et la position de chaque pièce du véhicule que l’on veut préparer, à l’échelle du nanomètre. C’est cette propriété qui nous intéresse, et que notre laboratoire explore au quotidien.
Nous avons développé des cages en ADN minimales, c’est-à-dire contenant très peu de brins d’ADN différents, contrairement aux origamis composés de centaines de séquences. Nos cages sont donc plus simples, et moins onéreuses. Par exemple, on forme un cube d’ADN de 7 nanomètres avec seulement 4 brins (96 bases), avec une perte de seulement 5%. Les brins d’ADN sont préparés avec un synthétiseur d’ADN, un robot inventé à Montréal par Kelvin K. Ogilvie, qui était alors professeur à l’Université McGill. Par la suite, nous avons encapsulé divers médicaments dans ces cubes. Nous explorons maintenant comment décorer le cube pour lui donner les propriétés voulues. Par exemple, positionner des molécules pour aider le transport vers les tumeurs (en bleu, Figure 2) ou pour reconnaître les cellules cancéreuses (en rose, figure 2). Une vraie balle magique comme le Dr Ehrlich l’avait imaginée ? Il faut maintenant la tester!
Administrer des particules dans le corps? Pas si facile!
Le premier défi à relever quand on délivre une nanoparticule dans le corps est la réaction des enzymes qui détruisent les matériaux étrangers et nous protègent ainsi d’infections quotidiennement. Il faut un véhicule capable de leur résister plusieurs heures. Le deuxième défi est le système immunitaire qui, lui aussi, cherche à éliminer les structures inconnues et non désirées. Enfin, il faut que le véhicule traverse les parois des vaisseaux sanguins pour atteindre les tumeurs. Beaucoup de défis pour une petite particule, et pour une étudiante de doctorat... Après de nombreuses recherches, nous avons eu l’idée d’utiliser une sorte de taxi pour tumeurs : l’albumine, déjà présente dans notre corps.
Direction cellules cancéreuses, s’il vous plait!
L’albumine compose 60 % des protéines de notre sang et s’accumule naturellement dans les tissus cancéreux. Les chercheurs ont montré qu’elle rend les nanoparticules invisibles au système immunitaire et qu’elle est capable de passer la barrière endothéliale, soit la paroi des vaisseaux sanguins. Elle réunit à elle seule presque tous les critères requis! Mais, comme le cube et cette protéine sont chargés négativement, ils se repoussent, il faut donc une méthode pour les accrocher.
On sait que l’albumine transporte les molécules hydrophobes, qui n’aiment pas l’eau, à travers le corps. Ces dernières se lient naturellement à la protéine. On a donc accroché des molécules hydrophobes à un brin d’ADN et montré que le brin d’ADN modifié se liait ainsi à l’albumine. Et mieux encore : on peut décorer le cube avec ces chaines hydrophobes. Après plusieurs expériences, nous avons conclu qu’il en fallait 4 pour accrocher le cube fortement à la protéine. Nous avons aussi mesuré que l’ADN restait intact pendant 22 h ce qui lui laissait amplement le temps de circuler et de trouver les cellules cancéreuses. Victoire! Sans cage, et sans protéine, l’ADN se dégrade normalement en quelques minutes.
En conclusion
Il est facile de former des cages en ADN sur lesquelles on peut contrôler la position de chaque pièce, afin de leur donner les propriétés voulues. Par exemple, décorer le cube pour qu’il puisse s’agripper à une protéine qui l’emmène dans les cellules cancéreuses. Aujourd’hui, nous testons l’effet de la liaison à l’albumine sur les cellules du système immunitaire, ainsi que sur l’accumulation dans les cellules cancéreuses. Les résultats sont très attendus.