Informations générales
Événement : 80e Congrès de l’Acfas
Type : Colloque
Section : Section 400 - Sciences sociales
Description :Ce colloque s’articule autour du concept de « plèbe », permettant d’aborder des groupes subalternes qui, par la nature hétérogène des individus qui les composent, peuvent difficilement être catalogués d’emblée comme des « classes » ou des « ethnies », ou sous n’importe quelle autre catégorie collective postulant son unicité. Ce spectre va des mouvements sociaux « plébéiens-indigènes » boliviens et péruviens au pentecôtisme haïtien ou brésilien, en passant par les « caracoles » néo-zapatistes. Outre sa composition hétéroclite, on peut identifier la « plèbe » par cinq autres traits : sa constitution politique autour d’un acte de « sécession », son refus de délégation, son souci d’égalité engendrant un rapport polémique vis-à-vis de ses représentants (« tribuns ») et son potentiel de mobilisation de foules par des actions directes.
La plèbe est l’ensemble des « non-citoyens », c’est-à-dire de ce groupement majoritaire et fort hétérogène de citoyens à qui l’on nie leur droit à la citoyenneté et à la parole publique. C’est paradoxalement cette marginalisation (cette « subalternisation ») qui leur confère initialement une identité définie non pas par ce que l’on est censé « être », mais par ce que l’on n’est pas aux yeux du groupe dominant. Voilà pourquoi cette identité collective, voire multiple, résiste plus que toute autre à être essentialisée, car elle se construit pas à pas par et dans l’action contre l’ordre établi. N’étant ni un groupe monolithique ni encore moins idéologique ou une catégorie sociale, la plèbe est en quelque sorte un excédent de l’ordre social qui peut paradoxalement le paralyser.
Date :- José Antonio Giménez Micó (Université Concordia)
- Vanessa Molina (Université d’Ottawa)
Programme
L'interpellation plébéienne
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Plèbe, peuple, mouvements sociaux, soulèvements et imaginaire instituantRicardo Peñafiel (UQAM - Université du Québec à Montréal)
Le concept de plèbe ne fait pas référence au bas peuple, aux pauvres, aux marginaux ou aux exclus. La plèbe n'est pas une classe ou une catégorie sociale mais une subjectivation politique relative à une "expérience", une "interpellation", un "instant" du politique. Contrairement à la figure du peuple – fondement mythique de la légitimité démocratique autant que révolutionnaire –, la plèbe n'est pas pérenne. Elle surgit dans des moments de révolte ou de « sécession », d'interruption du cours normal de la reproduction du social, instaurant ainsi une situation instantanée et momentanée d'indécision qu'elle cherche moins à trancher qu'à instaurer. Elle relève de ce que Walter Benjamin appelle une violence pure qui, contrairement à la violence fondatrice, tend moins à instaurer un nouvel ordre qu'à dévoiler les fondements mythiques du droit ou de l'ordre. Dans ce sens, la plèbe n'est pas non plus un mouvement social dans la mesure où elle tend moins à la maîtrise de l'historicité qu'au rassemblement de ceux qui n'ont précisément pas de statuts pour agir sur le cours de l'histoire dans le cadre des institutions qu'ils remettent en question. La communauté inconsistante ou intangible qu'est la plèbe n'existe pas moins pour autant et ne tend pas moins à produire des effets sur l'histoire. Seulement, son mode d'existence n'est pas celui des institutions ou de la positivité du social mais celui de la négativité et de la force politique des imaginaires instituants.
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Expérience plébéienne et subversion de la situation d'exceptionCatherine Huart (UQAM - Université du Québec à Montréal)
L'expérience politique de la plèbe, lorsqu'elle surgit, met au jour la prétention mensongère de l'ordre politique à la « totalité ». Elle met au jour cette frontière particulière où l'ordre politique confine la plèbe. Une sorte d'exclusion rattachée pourtant à ce dit ordre dans un rapport « inclusif ». Autrement dit, une « exclusion-inclusive », tel le ban, pour reprendre la conceptualisation de Giorgio Agamben. Dans cette présentation, il sera question d'aborder le rapport singulier entre plèbe et exclusion mais également entre plèbe et exception. Comment le rapport qu'entretien l'ordre politique avec la plèbe souligne-t-il les traits d'une situation d'exception (Agamben)? En ce sens, comment penser alors l'expérience politique de la plèbe dans les termes d'une « subversion » de la situation d'exception? Le cas de l'Assemblée populaire des peuples d'Oaxaca permettra d'illustrer ces rapports qui se trouvent au cœur de l'interpellation plébéienne.
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Repérer le non repérable ou l'expression d'un vide dans le partage du sensible : une analyse de l'expression plébéienne à partir du Mouvement des travailleurs sans-terre du BrésilBenoit Décary-Secours (Université d’Ottawa)
Si la plèbe, comme contingent de «non-citoyens» et de «sans-paroles», se définit davantage par ce qu'elle n'est pas que par ce qu'elle est aux yeux de l'ordre social, elle est essentiellement l'expression d'un vide dans le partage du sensible. Or, le «sans-parole» ne peut parler qu'à partir du déjà-dit, à partir de ce que l'ordre rend repérable. Le mouvement social, lui, lorsqu'il entre en communication avec l'ordre établi, doit partager avec ce dernier une certaine communauté du discours, un certains partage du sensible. Empruntant le vocabulaire de Rancière, nous posons la question de savoir comment l'analyse politique peut rendre compte des formes d'inscription du compte des incomptés? Comme en témoigne un sans-terre interviewé, «durant les manifestations, nous dit-il, on ne peut pas dépasser les limites, parce que la police, elle, exige que nous rendions des comptes, n'est-ce pas ?» À partir d'une étude du Mouvement des travailleurs sans-terre au Brésil (MST) et de la mise en récit de leurs actions collectives, nous soutiendrons qu'une distinction entre les facettes instrumentale et expressive de ces actions permet de concevoir la plèbe comme matérialisation de l'impossibilité de la distribution des parts. Sans contenu directement objectivable pouvant prendre la forme d'une demande destinée à l'État, l'expression de cette impossibilité prend la forme de l'action directe comme absence de toute médiation – y compris de celle du «tribun plébéien».
Nouvelles approches autour de la plèbe
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De la Place Tahir à Occupy Wall Street : l'expérience plébéienne au cœur de la logique démocratiqueMartin Breaugh (York University)
Cette conférence sera l'occasion d'un retour théorique et analytique sur le concept d' « expérience plébéienne » à l'aune des grands enjeux politiques de l'époque contemporaine. Dans un premier temps, je ferai une mise au point théorique du concept et je détaillerai les termes de son insertion dans la théorie démocratique (démocratie sauvage, démocratie insurgeante, démocratie radicale). Ensuite, je montrerai comment les événements de la Place Tahir et d'Occupy Wall Street, notamment, peuvent se comprendre comme expériences plébéiennes et comment elles en enrichissent le concept. Le principal enjeu théorique de ma conférence sera donc de montrer que l'expérience plébéienne ne se configure pas comme une simple « interruption » des pratiques démocratiques mais que, au contraire, elle s'inscrit au plus profond de la logique même de la démocratie.
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Du silence du « peuple subalterne » au cri de la « plèbe indigène »?José Antonio Giménez Micó (Université Concordia)
Le problème principal de la «subalternité» comme catégorie théorique et critique, c'est qu'elle tend à réduire les groupes marginalisés à la subordination la plus absolue et à la triste condition de victimes passives et muettes d'une hégémonie présupposée comme étant toute-puissante et -ce qui est plus problématique- éternelle. Le projet de recherche que je suis en train de construire essaie d'éviter cette sorte de dogme immuable de la critique des dernières décennies à travers la problématisation ou, plus modestement, la relativisation de la notion de «subalternité». Pour ce faire, je fais dialoguer ce concept avec d'autres notions parallèles,lesquelles pourraient permettre aux groupes marginalisés de s'échapper de leur triste condition de victimes.Il s'agit de la «plèbe» (un concept universel, tel qu'il est entendu par Martin Breaugh) et le «bloc plébéien-indigène», notion spécifique au contexte andin, développée par le groupe Comuna (Bolivie). L'application de ce concept hybride «subalterne/plébéien/plébéien-indigène» permettra, ou tout au moins ainsi je l'espère, d'aller au-delà de la pétrification du «subalterne” afin de commencer à ouvrir la voie à une véritable «invention de l'autre» dans le sens étymologique du terme tel que Derrida l'entend: «faire venir» l'altérité, l'écouter, parler véritablement avec elle.
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Espace et subjectivités politiques autochtones : effets régionaux de l'appropriation du territoire par les zapatistes du Chiapas, MexiqueMartin Hébert (Université Laval)
Le soulèvement zapatiste occupe une place ambiguë dans les récits que l'on fait du « virage à gauche » en Amérique latine à partir du tournant des années 2000. Il est posé comme l'un des jalons importants de la montée de mouvements populaires et autochtones à l'échelle continentale. Cependant, même des commentateurs sympathiques au mouvement s'entendent pour affirmer qu'en Amérique latine, et à l'échelle nationale du Mexique, les zapatistes demeurent une force politique relativement mineure. À l'échelle ethnographique que nous avons adoptée dans la présente recherche, nous constatons que les zapatistes constituent un puissant référent qui agit sur l'ensemble des subjectivités politiques locales. Comme nous le montrerons, les zapatistes ont défini un espace local, parfois au sens littéral du terme, propice à l'action directe et l'émergence de nouvelles subjectivités politiques autochtones.
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La plèbe : souveraineté instantanée versus conscience pratiqueAndré Corten (UQAM - Université du Québec à Montréal)
Dans sa capacité d'identifier une situation exceptionnelle, la plèbe, par ses actions directes, a une souveraineté instantanée. Une action directe est une action qui ne respecte pas les règles et n'emprunte pas un répertoire. Son originalité procède la plupart du temps du fait que d'instrumentale, l'action devient principalement expressive. En dehors de ces moments de tournant historique, il y a dans la plèbe ce que Gramsci appelait la "conscience pratique" par opposition à la "conscience verbale". C'est dans un tout autre sens qu'on peut parler d'état d'exception pour ces actions ou ces paroles qui tentent d'échapper à la conscience verbale (contrôlée par une idéologie dominante) en dégageant par un "écart d'expression" une conscience pratique (la conscience engagée dans l'action elle-même). La plèbe manifeste la capacité de se réapproprier le savoir populaire sur la souffrance. De la même façon que la souveraineté instantanée, dans son tournant historique, peut être observée dans le récit que font les milieux paupérisés et les communautés indigènes de leur lutte, la réappropriation dans le quotidien du savoir populaire sur la souffrance s'opère dans le parler ordinaire.