Le Prix Acfas André-Laurendeau 2023, pour les sciences humaines, arts et lettres, est remis à Jean-Marc Narbonne, professeur titulaire à la Faculté de philosophie de l’Université Laval.
Pour le lauréat, Aristote, partisan d’une démocratie modérée, pourrait être qualifié de « révolutionnaire tranquille ». Dans la même veine, Jean-Marc Narbonne a reconnu chez Sophocle un parti pris démocratique, modifiant ainsi le regard posé sur sa célèbre tragédie, Antigone. Spécialiste de la philosophie grecque, le chercheur scrute ainsi depuis 30 ans les dynamiques liées à la démocratie et à l’essor de la philosophie. Il a choisi de le faire en adoptant un incessant va-et-vient entre le passé et le présent, les anciens et les contemporains. Ses travaux ont dès lors une pertinence qui ne s’est jamais démentie.
C’est à l’évolution de ce fait civilisationnel qu’est la démocratie, sûrement l’un des phénomènes les plus complexes à analyser, que Jean-Marc Narbonne a consacré une bonne partie de sa vie de chercheur. Il a montré particulièrement que l’élément démocratique dans notre culture n’est pas le simple produit des révolutions modernes, américaine ou française, mais un composant autrement plus profond et déterminant parce qu’il s’inscrit dans la longue durée de notre histoire.
Ses travaux ont mené à la structuration de tout un domaine de recherche tant à l’Université Laval que plus largement dans le monde, domaine que l’on peut résumer ainsi : l’influence de la pensée critique grecque (politique, esthétique, métaphysique) sur le développement ultérieur de la culture occidentale et des autres cultures.
L’esprit à l’œuvre dans ses premiers travaux est encore bien présent dans les ouvrages récents, où il propose toujours ce regard à nul autre pareil. Revenons un instant sur son approche d’Antigone (Démocratie dans l’Antigone de Sophocle, 2020) évoquée plus haut, où il présente un Sophocle professant que la voie conciliatrice et délibérative s’avérait plus qu’aucune autre en mesure de résoudre les oppositions dans la cité. On aura compris par ce seul exemple que la pensée de Jean-Marc Narbonne aime se tenir en marge des perspectives reçues, et que le chercheur est un véritable foreur d’idées.
En collaboration avec la Josiane Boulad-Ayoub, titulaire de la Chaire UNESCO d’étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique (Université du Québec à Montréal), il a mis sur pied un axe de recherche Montréal-Québec au sujet des tenants et des aboutissants de la vie démocratique, une entreprise dont le retentissement est indéniable et qui attire de nombreux étudiant·es d’ici et d’ailleurs. Il a également nourri de multiples collaborations scientifiques avec des spécialistes et des institutions de notoriété internationale : New School for Social Research (New York); Cambridge University (R.-U.); École pratique des Hautes Études (Paris); Université de Sao Paulo (Brésil). Ces ententes témoignent de sa capacité à créer et à développer des synergies durables.
Soulignons aussi l’ambitieux projet de partenariat Raison et révélation : l’héritage critique de l’Antiquité, qu’il a dirigé pendant sept ans (2014-2021), lequel a réuni une trentaine de chercheur·euses de sept universités sur trois continents. L’objectif de ces travaux était d’éclairer les principes rationnels constitutifs de nos sociétés modernes et de communiquer à un public plus large la valeur très actuelle du rationalisme grec antique. La suite de ce grand chantier est déjà assurée avec la récente obtention d’une nouvelle subvention Partenariat du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) pour une étude intitulée Étrangers, exclus et dissidents en démocratie : histoire et perspectives philosophiques, laquelle repose la question des capacités intégratrices du modèle démocratique dans la société contemporaine.
Par ailleurs, la Chaire de recherche du Canada en Antiquité critique et modernité émergente, dont Jean-Marc Narbonne est titulaire depuis sa création en 2015, vient d’être renouvelée pour un mandat de sept ans (2022-2029). Parmi les objectifs qui ont été énoncés pour la suite, les chercheur·euses et leurs équipes souhaitent « […] trouver le moyen de rééquilibrer et de bonifier notre propre expérience démocratique. En d’autres termes, ils [s’efforcent] de trouver, par l’approfondissement historique, des solutions aux obstacles nés de la vie démocratique elle-même. »
La fascination du lauréat pour les liens entre les savoirs historiques, d’une part, et les problèmes culturels, éthiques et politiques actuels, d’autre part, marque les contours uniques de son champ d’expertise. Sa réponse aux nombreuses questions que nous nous posons sur les prémisses de notre tradition démocratique consiste à dire que depuis les Grecs jusqu’à nous, par-delà bien des méandres, la ligne est restée malgré tout directe et quasi ininterrompue. En effet, la relecture constante de leurs œuvres, génération après génération, la proximité qui s’est ainsi établie pour nous avec leur propre esprit démocratique et critique – ferment de la création artistique et de la libre recherche scientifique –, tout cela, soutient le lauréat, est non seulement resté vivant en nous par-delà toutes les autres influences, mais a fini par s’imposer à travers le temps.