Le prix Acfas Jacques-Rousseau 2022 pour la multidisciplinarité, est remis à Catherine Beaudry, professeure au Département de mathématiques et de génie industriel à Polytechnique Montréal.
Doublement formée, en économie et en génie, la lauréate aborde l’innovation à l’interface de la gestion de la technologie, du génie des systèmes et de l’économie. Elle a fait le pari de suivre les processus d’innovation dans l’entièreté de leur évolution, depuis l’élaboration et le financement des premières idées, notamment à l’université, jusqu’à leur concrétisation sous différentes formes au sein de milieux divers. Et c’est tout particulièrement par l’utilisation judicieuse de méthodologies issues de disciplines variées (biologie et sociologie, entre autres) qu’on voit émerger la dimension multidisciplinaire de ses travaux.
Spécialisée en économétrie appliquée, Catherine Beaudry commence dès le début de son parcours à recueillir des données hors des champs classiques des sciences économiques afin de répondre à d’épineuses questions sur le financement de la recherche, et sur la collaboration en sciences et en innovation.
Parmi les méthodes qu’elle a adaptées à ses recherches en gestion et en économie de l’innovation, on retrouve les arbres phylogénétiques, une approche utilisée couramment en biologie pour établir les liens de parenté. Grâce à l’algorithme de regroupement issu de cette discipline, la chercheuse classe des entreprises ayant participé à une enquête sur l’innovation. Elle a transposé ensuite des algorithmes d’exploration de données spécifiques au domaine de l’apprentissage des règles d’association, pour évaluer les meilleures combinaisons de technologies de pointe à adopter pour les entreprises innovantes. Méthode qu’elle prévoit maintenant utiliser pour évaluer les combinaisons gagnantes de programmes gouvernementaux d’appui à l’innovation.
Audacieuse, mais surtout curieuse d’aller au bout de ses idées, il lui est arrivé, dans le but de gérer les appels d’offres de coupes forestières, d’insérer des modèles économiques d’enchères dans des modèles de simulation en génie forestier! De même, elle a étudié comment les entreprises qui développent de nouveaux produits en génie mécanique s’inspirent de ce que fait la nature en biomimétisme. Cela l’a aussi amenée à ajouter l’analyse par réseaux sociaux (social network analysis) à différents modèles économétriques de performance et d’impact des chercheuses et chercheurs universitaires.
Dès 2009, en raison de sa compréhension fine du système des STI (sciences, technologies et innovations), Catherine Beaudry a été invitée à participer au Forum économique mondial à Dalian en Chine (mieux connu comme le Davos d’été), en tant qu’Outstanding Young Scientist. Sa participation a contribué à la création de la Global Young Academy (GYA), à l’origine du développement de plus de 50 académies de jeunes scientifiques (National Young Academies) dans le monde, incluant le Collège de nouveaux chercheurs et créateurs en art et en science de la Société royale du Canada. Ses recherches pour le compte de la GYA sur l’état des jeunes scientifiques dans le monde (deux projets d’envergure, dont un en Asie du Sud-Est) paveront ensuite la voie à une vaste étude du système de science africain, financée par le Centre de recherches pour le développement international (CRDI) et la Fondation Bosch.
Depuis 2011, elle dirige à partir de Montréal une série de partenariats pour l’ouverture ou l’organisation de l’innovation et des nouvelles technologies, partenariats connus sous l’acronyme de POINT (elle en est maintenant à la quatrième subvention ou 4POINT0!). Ceux-ci rassemblent des chercheuses et chercheurs nationaux et internationaux provenant de multiples disciplines (gestion, sciences économiques, science politique, économie géographique, génie industriel et génie informatique), et de nombreux partenaires des secteurs public et privé.
Sur le sujet toujours délicat des indicateurs, les travaux de la Pre Beaudry ont démontré que ceux qui sont utilisés habituellement pour mesurer la performance des entreprises et des intermédiaires nuisent en bout de course à la collaboration intersectorielle nécessaire à l’innovation, et ce, à cause d’une actualité brève qui les rend vite imprécis. Cela explique pourquoi des chercheur·se·s, au sein de 4POINT0, ont développé une méthode de création et de validation d’une nouvelle série d’indicateurs d’innovation et de facteurs déterminants issus des mégadonnées.
Ce faisant, Catherine Beaudry et ses collègues en ont profité pour réitérer avec force l’idée que les données publiques disponibles sur Internet et produites quotidiennement par les organisations et par leurs environnements (sites web d’entreprise, médias traditionnels offerts en ligne, LinkedIn et autres), représentent une mine d’informations d’une richesse incommensurable et encore peu exploitée.
Ces nouvelles métriques issues de l’exploration du web sont construites à l’aide d’outils analytiques des mégadonnées de façon à fournir aux gestionnaires des capacités de prise de décision en temps quasi réel. À cette fin, la chercheuse utilise les outils de fouille de texte et ceux du traitement du langage naturel (en collaboration avec des collègues de génie informatique). Ses recherches actuelles visent à exploiter la richesse de la recherche qualitative et quantitative en sciences sociales pour construire et valider l’utilisation judicieuse de ces nouveaux indicateurs d’innovation. Cela l’a aussi amenée à ajouter l’analyse par réseaux sociaux (social network analysis) à différents modèles économétriques de performance et d’impact des chercheur·se·s universitaires. Les recherches de la professeure Beaudry sont ainsi au cœur de la transformation numérique des sciences sociales.
La riche singularité de Catherine Beaudry se situe là où elle a voulu croiser les données issues de la science, de la technologie et de l’innovation (STI) avec celles provenant du monde des sciences sociales. Les mouvements inhérents à la STI ont alors l’avantage d’être resitués à l’intérieur des communautés humaines, d’où ils proviennent et auxquelles ils ont toujours appartenu, même si depuis des décennies, les connaissances, par trop catégorisées, ont la mauvaise tendance à s’exclure les unes vis-à-vis des autres.
Les étudiant·e·s formés à cette école transdisciplinaire, s’ils ne deviennent pas pour autant des polymathes, héritent d’un éveil hypersensible à toutes sortes de conjonctures et deviennent, au final, des agents de changement ouverts sur le monde des possibles.