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Informations générales

Événement : 85e Congrès de l'Acfas

Type : Colloque

Section : Section 300 - Lettres, arts et sciences humaines

Description :

2017 marque le 10e anniversaire de la mort du philosophe belge Jean Ladrière (1921-2007) et le 50e anniversaire de son ouvrage séminal, Les limitations internes des formalismes. Étude sur la signification du théorème de Gödel et des théorèmes apparentés dans la théorie des fondements des mathématiques (Louvain, Nauwelaerts / Paris, Gauthier-Villars). Son œuvre importante, reconnue internationalement, touche à tous les domaines de la philosophie. Parmi les thèmes structurants de cette œuvre, on trouve celui de la limite : chaque domaine de la rationalité met en lumière une limite constitutive qui en indique l’essentielle incomplétude et son ouverture à une nouvelle dimension du réel. Chez Ladrière, l’émergence d’une région frontière évoque une limite qui fait entendre un discours paradoxal apte à faire voir la limite depuis l’intérieur même de la limite. Ce discours pose la question de l’au-delà de la limite et de la possibilité d’y accéder par de nouveaux modes émergents du discours. Ainsi, la philosophie de Ladrière s’articule autour du ternaire dynamique des limites, de leur dépassement et de l’articulation des différents registres du sens. Sont mises en lumière une variété de limites affectant autant la raison théorique que la raison pratique (action) et qui concernent toutes les dimensions de la réflexion philosophique : l’épistémologie et la critique de la science, les diverses formes de rationalité, la philosophie du langage, l’anthropologie philosophique, la philosophie de la nature, la philosophie sociale et politique, la philosophie de l’action et l’éthique, la philosophie de l’histoire, la philosophie de la religion ainsi que l’ontologie. C’est dire la diversité des portes d’entrée qu’elle ouvre et la variété des pistes d’exploration qu’elle propose. Par-delà ces divers champs, c’est une problématique de la limite comme caractéristique essentielle de l’expérience de la modernité tardive qui se fait valoir. S’esquisse ainsi une critique de la modernité qui, sans pour autant renoncer à cette dernière, fait ressortir à la fois l’incontournable finitude de toute entreprise humaine et l’irréductibilité de la visée illimitée qui sous-tend l’existence humaine.

Dates :
Responsables :

Programme

Communications orales

Session 1

Salle : (L) 210 — Bâtiment : (L) LEACOCK
  • Communication orale
    La limite seuil ou les langages des mondes
    Pierre-Antoine Pontoizeau (Institut de Recherches de Philosophie Contemporaine)

    L’intuition de Ladrière exposée dans son œuvre majeure « Les limitations internes des formalismes. Étude sur la signification du théorème de Gödel » (LLIF) croise l’enseignement d’Husserl dans la Krisis et de Gödel dans ses théorèmes. Nous proposerons l’étude de quelques extraits des pages les plus emblématiques de (LLIF), tout particulièrement son chapitre X, Suggestions philosophiques, légitimant l’intérêt de cette position qui réunit la phénoménologie transcendantale et la logique mathématique, voire la théorie des concepts qui s’ensuivit dans les travaux de Gödel.

    Or, cette science des limites retient une définition particulière héritière du projet galiléen affirmant qu’il existe un langage universel décrivant totalement un monde unique : les mathématiques. Nous montrerons que Ladrière prolonge une tradition philosophique et théologique où s’articulent des niveaux de langages relativement à des mondes dont les origines remontent à des figures telles N. de Cues et à son œuvre magistrale La docte ignorance qui fit jonction entre la théologie médiévale et la Renaissance exposant un sens de la limite de la raison. Cette pensée de la limite induit celle de la finitude de certains types de connaissance et de seuils au-delà desquels il appartient à l’homme de faire le choix d’autres relations aux langages en aspirant à d’autres perceptions des mondes qui l’environnent. Là, le lien entre Ladrière et quelques théologiens contemporain de premier plan paraît intéressant à souligner. Nous expliquerons ses liens avec Théologie systématique de P. Tillich dont tout particulièrement son Introduction à la première partie Raison et révélation publiée en 1951.

    Nous conclurons sur les enseignements de ce qu’il convient de nommer les langages des mondes qui ne sont pas un renoncement ou une critique de la raison, mais son accomplissement et une ouverture vers une nouvelle ère épistémologique de la pensée occidentale et reviendrons sur quelques enseignements d’A. Grothendieck dans ses Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien.

  • Communication orale
    Jean Ladrière et la science : pour une modernité critique
    Bernard Feltz (Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, Belgique)

    L’analyse des limitations des formalismes est à la fois le moment fondateur et le point d’ancrage de la philosophie de Jean Ladrière. En philosophie des sciences, le concept de circularité renvoie à ces limitations. Avec le concept de « cercle méthodologique des sciences de la nature » ou celui de « cercle herméneutique », qui touche plus largement les sciences humaines et la réflexion philosophique, Jean Ladrière permet de penser à la fois la richesse de la démarche scientifique, comme mise en oeuvre de la rationalité, et les limites inhérentes à chaque discipline, comme dynamique rationnelle particulière liée à un système de présuppositions. Dans ce contexte, la réflexion sur les limites de la science s’oriente différemment selon que l’on considère les développements de la science dans son intensivité ou dans son extensivité. Processus indéfini dans son extension, la science est limitée dans son intensivité précisément en fonction des présuppositions que la circularité souligne. Cette « mise en question d’une fondation absolue » conduit à la reconnaissance d’une pluralité des discours.

    En un premier temps, je voudrais resituer la pensée de Jean Ladrière au sein des grandes tendances de la philosophie des sciences contemporaine et montrer comment ses perspectives permettent d’éclairer les débats entre philosophie et sociologie des sciences. Il s’agira en particulier de montrer que les interprétations rationalistes de la science (Popper, Lakatos) ne sont pas incompatibles avec les lectures sociologisantes (Kuhn, Feyerabend, Latour, Habermas) pour autant que l’on replace chacune de ces interprétations dans cette perspective épistémologique critique que Jean Ladrière évoque avec son concept de circularité.

    Du point de vue de la philosophie des sciences de la vie, qui n’était pas du tout le centre d’intérêt principal de Jean Ladrière, je voudrais ensuite montrer combien ces perspectives permettent d’éclairer deux questions importantes.

    L’Intelligent Desing (M. Behe, W. Dembski) relève typiquement d’une confusion des discours liée à une épistémologie déficiente. A la suite de Jean Ladrière, on peut montrer que la pluralité des discours conduit au contraire à respecter chaque approche dans sa dynamique propre. L’ « articulation du sens » ne peut être envisagée de manière pertinente qu’à la condition où les rationalités propres à chacune des démarches sont respectées.

    Un certain nombre de philosophes (A. Naess, A. Leopold) associent la crise écologique au rapport strictement fonctionnel à la nature instauré par la science et plaident pour ce que l’on pourrait appeler un retour à un rapport prémoderne à la nature. Ici également, Jean Ladrière permet de montrer qu’un rapport pluriel à la nature est pensable dans un contexte qui resitue l’approche scientifique dans une approche plus globale. La prise en compte de la finitude de la raison peut conduire à un dépassement de l’approche scientifique, qui va bien au-delà du rapport fonctionnel à la nature et peut conduire à un respect et un abord de la nature qui intègre, en les dépassant, les apports de la science écologique.

    La crise de la modernité, dont la crise écologique peut être considérée comme une des dimensions, conduit à des réactions diverses - relativisme, retour du religieux, déni de toute crise(…) – et peut ouvrir à un certain désarroi qui marque nos sociétés contemporaines. La réflexion de Jean Ladrière sur les limites de la rationalité ouvre à une culture moderne plurielle, qui continue à faire confiance en la raison, tout en prenant en compte les limitations de chacun de ses usages.

  • Communication orale
    Jean Ladrière et la problématique des frontières
    Denis Miéville (Université de Neuchâtel)

    Jean Ladrière a édifié une œuvre d’une qualité exceptionnelle. La profondeur de ses propos, l’ampleur de ses développements logiques et la richesse de ses analyses font de son œuvre, aujourd’hui encore, une référence incontournable. Son ouvrage de 1957, « Les Limitations Internes des Formalismes », est remarquable de clarté et d’analyse sur les limites internes des systèmes formels. Son article de 1969, « Le théorème de Löwenheim-Skolem », est exemplaire de son talent à présenter sans trahison le résumé substantiel de la démonstration d’un métathéorème fondamental et d’en expliquer les conséquences. Ladrière maîtrisait de manière incomparable l’art difficile de faire vivre la science des limitations.

    Issue de toute une réflexion hilbertienne, fondée elle-même sur les travaux princeps notamment des Frege et Russell, la théorie standard des systèmes formels du premier ordre est inséparable de sa présentation, de choix catégoriels ainsi que des limites qui tracent une frontière stricte entre langue et métalangue, entre syntaxe et sémantique. Mais la sélection des concepts premiers privilégiés dans les bases axiomatiques révèle un choix logique mutilant. Il est vrai que ces frontières ainsi construites se justifient pleinement eu égard à l’enjeu déterminé par la problématique mathématique fondationnelle à l’origine de cette grande réflexion. Mais ces choix occultent toute une réflexion logique. Ainsi, la logique standard des propositions et des prédicats du premier ordre apparaît comme la référence incontournable. Comme telle, cette base logique impose un style et des choix particulièrement restrictifs: les catégories logiques sélectionnées sont limitées, les directives inférentielles d’élimination et de généralisation suffisent à l’appareil déductif, les notions ensemblistes fondamentales ne sont pas considérées de manière basique et la sémantique apparaît à l’image d’un univers ensembliste pseudo-objectuel nécessitant la présence d’au moins un « objet » dans le « monde ». Ces logiques considérées dans l’édification de la théorie des systèmes formels ne sont donc pas des logiques libres, ni d’ordre supérieur, ni universelles, ni ontologiquement neutres. Elles sont certes suffisantes pour fonder la théorie des systèmes formels au sens où nous la connaissons, mais elles y induisent des limitations et des frontières.

    La prégnance de l’esprit de la mathématique sur celui de la logique est dominante relativement à toute la construction de la théorie des systèmes formels ; la subtilité et la richesse du langage logique sont sacrifiées et limitées au strict minimum. Nous sommes en droit de nous intéresser à d’autres langages logiques que ceux dits standards, des langages marquant des frontières différentes en termes de syntaxes, de sémantiques, de métalangues et de règles inférentielles. En construisant des systèmes formels sur ces nouvelles bases, nous sommes alors invités à nous interroger sur les propriétés métalogiques qu’une telle construction induit.

    Je me propose d’exposer les linéaments d’une théorie des systèmes formels dont la base logique, les frontières catégorielles et l’esprit conceptuel sont différents de ceux dits standards ; je mettrai également en évidence ce qui la caractérise en termes de méta-propriétés. Enfin, j’aurai l’audace de m’imaginer de quelle manière Ladrière aurait considéré cette nouvelle base logique dans la perspective de la problématique des limitations et de celle des frontières des systèmes formels.

  • Communication orale
    La limite : une redéfinition des conditions transcendantales
    Mathilde Bataille (Université Catholique de Louvain)

    La limite : une redéfinition des conditions transcendantales

    Si « la limite ne nous apparaît, écrit Ladrière, que sur le fond de l’illimité », c’est qu’elle est le lieu non seulement d’une dialectique du fini et de l’infini, mais d’une synthèse transcendantale que le concept de « limitation interne » a fait se constituer en problème. Comment en effet demeurer dans une pensée de l’apriorité là où les objets du transcendantal ne manifestent leur intelligibilité qu’en référence à une instance qui transcende toute limite imposée par le constitué ? Autrement dit, comment un concept internaliste de limite peut-il ouvrir la voie à l’invention, c’est-à-dire à une conception où la limite devient la condition transcendantale de l’ouverture du monde à l’intelligible ? Pour mieux comprendre ce renversement et à l’effet de vérifier si l’abîme qui sépare le « passage à la limite » du « passage à l’inconditionné » ne résulte pas d’une conception inexacte parce qu’en un sens limitée, il faut revenir à la définition même de la limite et montrer qu’elle est le point de départ d’une théorie présentant un plus haut degré de généralisation.

    La limite, en ce qu’elle abrège et tout à la fois transgresse, est porteuse d’une dualité dont les termes se manifestent, négativement pour l’un, par la découverte au travers des « faits de limitation », de l’incomplétude des formalismes ; positivement pour l’autre, par « la possibilité de construire des systèmes indéfiniment extensibles ». Mais partant de l’idée que les conditions transcendantales, loin de s’identifier à un champ à priori du résoluble, renvoient au contraire à un acte fondamentalement créatif d’où il suit une productivité sémantique des systèmes formels, ne pourrait-on voir dans la limite la source d’une conception herméneutico-transcendantale de la raison, montrant ainsi la possibilité de dégager de l’expérience que nous faisons des limites une phénoménologie de la limite ?

    Si la question qui structure notre propos reste celle du passage du conditionné à l’inconditionné, nous tenterons d’élucider le comment d’un tel accès, et par suite, d’établir que la phénoménologie à laquelle nous prétendons relève d’une phénoménologie de l’invisible dont le réquisit est qu’à une structure à priori d’intelligibilité correspond une force qui, « sur la “limite” traverse le monde de part en part sans s’y lier en aucun point particulier ». C’est en toute analogie, que nous posons ici qu’aux « idées-limite » de la raison correspond un effort de construction qui, sur le plan de l’événement et a fortiori de l’existence, découvre les « extensions potentiellement fécondes du constitué ».

  • Communication orale
    Trois sources d’incomplétude du savoir
    Daniel Andler (Université Paris-Sorbonne)

    Dans son célèbre ouvrage, Les Limitations internes des formalismes, paru en 1957, Jean Ladrière explorait les conséquences des théorèmes de limitation en logique mathématique, dont ceux de Gödel de 1931. Un demi-siècle plus tôt, le physiologiste Emil du Bois-Reymond présentait une liste de problèmes dont la solution, selon lui, resterait à jamais hors d’atteinte de l’homme. D’inspiration voisine, le « mystérianisme » du philosophe contemporain Colin McGinn délivre à l’égard de la conscience un verdict d’« ignorabimus » ; l’idée d’une limitation épistémique, due à notre constitution naturelle, est partagée par nombre de philosophes naturalistes. Mais c’est une troisième source d’incomplétude que je me propose d’examiner, qui découle du progrès même de nos connaissances.

    Pour Popper, un autre auteur cher à Ladrière, il était clair que la résolution d’un problème ne met pas un terme à l’enquête : de nouveaux problèmes naissent à tout moment. Le sentiment prévaut pourtant aujourd'hui que les disciplines scientifiques tendent vers la complétude : non que chacune parvienne, dans un temps fini, à une théorie unifiée, maîtrisable en principe par un individu (un idéal abandonné depuis longtemps), mais qu’elle se rapproche de la situation dans laquelle aucune question propre à la discipline considérée reste sans réponse. Or, même si c’était le cas, le savoir progresse précisément en repoussant les frontières des disciplines et en créant de nouvelles configurations disciplinaires, dotées de nouveaux concepts. L’ignorance, à chaque stade de l’histoire des sciences, n’est pas seulement celle des réponses à certaines questions formulables dans les langages disponibles, ceux des disciplines du moment : elle est aussi celle des langages associés aux configurations aptes à faire progresser notre compréhension des phénomènes.

    Ces trois formes de limitation ont-elles une origine commune ? Elles semblent liées, chacune à sa manière, à la finitude d’un répertoire conceptuel. Mais les répertoires ne relèvent pas, semble-t-il, du même registre : leurs limites respectives révèlent peut-être en creux une hétérogénéité irréductible des modes de connaissance.

  • Communication orale
    Les limites de la rationalité : Immanuel Kant, Nicolas de Cues, Jean Ladrière
    Jean-Michel Counet (Université Catholique de Louvain)

    La thématique des limites de la rationalité occupe un champ important de la philosophie depuis l’époque moderne. Une des références dominantes à ce propos nous est naturellement donnée par la philosophie critique de Kant. Kant trace comme on le sait une ligne de démarcation nette entre phénomène et noumène ; hors du support de l’expérience sensible, aucune connaissance théorique n’est possible, ce qui mène à l’agnosticisme vis-à-vis des grandes questions traditionnelles de la métaphysique.

    Un modèle concurrent de finitude de la raison nous est donné par Nicolas de Cues (1401-1464). Tout en annonçant à certains égards l’approche kantienne – à ce titre il suscita d’ailleurs beaucoup d’intérêt parmi l’école de Marbourg, en particulier chez Albert Cohen et Ernst Cassirer – il s’en distancie par le concept de connaissance conjecture. Toute connaissance est en effet une conjecture pour Nicolas de Cues , c’est-à-dire une approximation du vrai, caractérisée par une certaine précision. La précision peut sans cesse être augmentée au cours du progrès de la connaissance, mais un écart subsistera toujours. A cet égard, le suprasensible ne représente pas une difficulté particulière : le sensible, lui aussi, voit son essence et sa vérité ultime être inaccessibles aux prises de l’intelligence humaine. (Etre conscient de cette fondamentale inadéquation du savoir humain à son objet n’est pas autre chose que la docte ignorance. ) Nicolas de Cues est déjà très conscient du fait que l’homme ne peut sortir du monde de ses représentations et que c’est de l’intérieur même de celui-ci qu’il doit pouvoir prendre conscience du progrès de sa connaissance. Qu’est-ce qui fait dès lors qu’une conjecture est supérieure à une autre ? Le fait qu’elle intègre tout ce que la précédente avançait sans que l’inverse soit vrai. Cette conjecture plus vaste ressortit en d’autres termes à un formalisme supérieur.

    La communication essaiera de situer la conception que Jean Ladrière se fait des limites de la rationalité théorique par rapport à ces deux grandes références. Est-il plus proche de Kant que de Nicolas de Cues ou l’inverse. Quelle est son originalité sur la question ?


Dîner

Dîner

Communications orales

Session 2

Salle : (L) 210 — Bâtiment : (L) LEACOCK
  • Communication orale
    Jean Ladrière et la problématique des limites : le sens de l’expérience historique
    Louis Perron (Université Saint-Paul (Ottawa))

    Depuis quelques décennies, le nombre de recherche se déroulant dans des configurations interdisciplinaires connait une augmentation rapide. Les investigations scientifiques associées à la thématique du développement durable illustrent bien cette évolution qui semble pointer vers l’existence de limites, au moins de fait, aux champs d’applications des méthodes et des discours des disciplines scientifiques prises de manière isolée. De même, la reconnaissance de l’existence d’une pluralité de méthodes d’investigation scientifique est une des composantes de l’orthodoxie actuelle en philosophie des sciences (Sankey 2014). Avec ses notions d’incommensurabilité (méthodologique et taxonomique) ou de paradigme et sa conception évolutionnaire de la spécialisation des disciplines scientifiques, Kuhn est un des pionniers de l’exploration des limites des démarches scientifiques (Kuhn 1996 [1962], Wray 2011). Pour lui, les disciplines scientifiques s’appuient sur un ensemble d’éléments (un paradigme) qui dépendent du contexte historique, culturel et social.

    Dans cette communication, je mettrai en évidence la pertinence de cette question de la sensibilité au contexte vis-à-vis de la compréhension des limites des enquêtes rationnelles ou scientifiques. Il conviendra, pour ce faire, d’échapper aux critiques de la pensée de Kuhn, et de certains courants s’y enracinant (comme le programme fort en sociologie des sciences), selon lesquelles la notion d’incommensurabilité sape la rationalité (scientifique) et conduit au relativisme et à l’antiréalisme. Ainsi, j’interrogerai la possibilité de faire droit à la légitimité (dans certains cas au moins) des phénomènes d’incommensurabilité et des limites qu’ils reflètent, sans ouvrir la porte au relativisme et à l’antiréalisme. En me basant sur les travaux d’Hilary Putnam, et en particulier sur leur évolution à propos de la question du réalisme avec les phases successives du réalisme métaphysique, du réalisme interne et du réalisme du sens commun (Putnam 1975, Putnam 1981, 1999), je défendrai l’idée qu’une telle possibilité devient accessible à partir d’une compréhension sensible au contexte et réaliste de l’enquête rationnelle. L’aspect réaliste sera requis pour permettre une perspective conflictuelle sur certaines instances d’incommensurabilité, qui pourront alors être comprises comme des imperfections (cognitives ou épistémologiques) à résorber si possible. La sensibilité au contexte permettra néanmoins d’interpréter certains cas d’incommensurabilité dans une perspective complémentaire, comme le reflet significatif de limites légitimes, limites réclamant pluralisme et articulation des enquêtes scientifiques ou rationnelles.

  • Communication orale
    La force axiomatique du hasard
    Jean-Paul Delahaye (Université de Lille)

    Ce qui est simple s'écrit en peu de symboles, et inversement ce qui est complexe en demande beaucoup. Les suites aléatoires de symboles ne peuvent pas se résumer, elles sont incompressibles. Ce sont elles qui donnent les objets les plus complexes dans le sens « ayant les plus grands contenus en information ». Ces idées élémentaires servent de fondement à la « théorie algorithmique de l'information » ou « théorie de la complexité de Kolmogorov ». Elle a été créée vers 1965 par Andrei Kolmogorov et son importance se confirme d'année en année, puisqu'elle trouve aujourd'hui des applications en physique pour définir la notion d'entropie, en biologie où on l'utilise pour concevoir des algorithmes de comparaison de séquences, en psychologie où elle fournit des repères pour mesurer la capacité des humains à reconnaître le hasard et à le simuler.

    En logique mathématique et en philosophie des sciences, cette théorie est devenue essentielle puisque que c'est grâce à elle qu'on sait définir ce qu'est une suite infinie aléatoire ou une théorie complexe. Elle permet aussi de distinguer la complexité comme « richesse en informations », de la complexité comme « richesse en structures » (notion au centre des réflexions en théorie de l'évolution). L'une des belles questions que cette théorie permet d'aborder est de savoir si des axiomes portant sur le hasard et la complexité peuvent enrichir une théorie mathématique et lui donner un pouvoir de démonstration accru. En quelques mots : quelle est la force axiomatique du hasard et de la complexité ?

    Des travaux récents de Laurent Bienvenu, Antoine Taveneaux, Andrei Romashchenko et Alexander Shen et Stijn Vemeeren répondent de manière précise à cette question (Laurent Bienvenu, et al. The axiomatic power of Kolmogorov complexity. Annals of Pure and Applied Logic 165.9 (2014): 1380-1402). Grâce aux fameux résultats d'incomplétude de Kurt Gödel, on sait depuis maintenant plus de 80 ans qu'une théorie mathématique formalisée assez puissante comporte inévitablement des trous. Pour toute théorie formalisée T assez puissante, il existe des énoncés E tel que T ne peut démontrer ni E, ni NON E. On sait que parmi ces « indécidables », il y a celui qui affirme la consistance de T. Une idée vient naturellement à l'esprit : ajouter aux axiomes de T l'affirmation de sa consistance cons(T). On obtient ainsi une théorie plus puissante que T ; on a en réduit l'incomplétude. D'autres méthodes de complétion sont envisageables et les résultats obtenus par Bienvenu et ses collègues sur ce problème nous éclairent sur trois points importants.

    - Ajouter sans méthode des axiomes affirmant des propriétés presque certaines sur la complexité ne les conduit pas à prouver des théorèmes nouveaux limitant l'incomplétude, mais en revanche raccourcit certaines démonstrations.

    - Ajouter comme axiomes des formules indiquant précisément la complexité de séquences assez nombreuses supprime les indécidables de la forme « pour tout x : P(x) » (où P est assez simple) ce qui constitue un renforcement sensible du pouvoir démonstratif de la théorie.

    - Tous les axiomes du type « la complexité de s vaut n » n'ont pas la même force. Certains, assez rares, sont extrêmement puissants et rendent inutiles la plupart des autres.

  • Communication orale
    L’incommensurabilité, imperfection ou limite significative?
    Mathieu Guillermin (Université Catholique de Lyon)

    Depuis quelques décennies, le nombre de recherche se déroulant dans des configurations interdisciplinaires connait une augmentation rapide. Les investigations scientifiques associées à la thématique du développement durable illustrent bien cette évolution qui semble pointer vers l’existence de limites, au moins de fait, aux champs d’applications des méthodes et des discours des disciplines scientifiques prises de manière isolée. De même, la reconnaissance de l’existence d’une pluralité de méthodes d’investigation scientifique est une des composantes de l’orthodoxie actuelle en philosophie des sciences (Sankey 2014). Avec ses notions d’incommensurabilité (méthodologique et taxonomique) ou de paradigme et sa conception évolutionnaire de la spécialisation des disciplines scientifiques, Kuhn est un des pionniers de l’exploration des limites des démarches scientifiques (Kuhn 1996 [1962], Wray 2011). Pour lui, les disciplines scientifiques s’appuient sur un ensemble d’éléments (un paradigme) qui dépendent du contexte historique, culturel et social.

    Dans cette communication, je mettrai en évidence la pertinence de cette question de la sensibilité au contexte vis-à-vis de la compréhension des limites des enquêtes rationnelles ou scientifiques. Il conviendra, pour ce faire, d’échapper aux critiques de la pensée de Kuhn, et de certains courants s’y enracinant (comme le programme fort en sociologie des sciences), selon lesquelles la notion d’incommensurabilité sape la rationalité (scientifique) et conduit au relativisme et à l’antiréalisme. Ainsi, j’interrogerai la possibilité de faire droit à la légitimité (dans certains cas au moins) des phénomènes d’incommensurabilité et des limites qu’ils reflètent, sans ouvrir la porte au relativisme et à l’antiréalisme. En me basant sur les travaux d’Hilary Putnam, et en particulier sur leur évolution à propos de la question du réalisme avec les phases successives du réalisme métaphysique, du réalisme interne et du réalisme du sens commun (Putnam 1975, Putnam 1981, 1999), je défendrai l’idée qu’une telle possibilité devient accessible à partir d’une compréhension sensible au contexte et réaliste de l’enquête rationnelle. L’aspect réaliste sera requis pour permettre une perspective conflictuelle sur certaines instances d’incommensurabilité, qui pourront alors être comprises comme des imperfections (cognitives ou épistémologiques) à résorber si possible. La sensibilité au contexte permettra néanmoins d’interpréter certains cas d’incommensurabilité dans une perspective complémentaire, comme le reflet significatif de limites légitimes, limites réclamant pluralisme et articulation des enquêtes scientifiques ou rationnelles.

  • Communication orale
    Gödel et Bell : autour de Jean Ladrière
    Bertrand Hespel (Université de Namur)

    Jean Ladrière et la science. Pour une modernité critique

    L’analyse des limitations des formalismes est à la fois le moment fondateur et le point d’ancrage de la philosophie de Jean Ladrière. En philosophie des sciences, le concept de circularité renvoie à ces limitations. Avec le concept de « cercle méthodologique des sciences de la nature » ou celui de « cercle herméneutique », qui touche plus largement les sciences humaines et la réflexion philosophique, Jean Ladrière permet de penser à la fois la richesse de la démarche scientifique, comme mise en oeuvre de la rationalité, et les limites inhérentes à chaque discipline, comme dynamique rationnelle particulière liée à un système de présuppositions. Dans ce contexte, la réflexion sur les limites de la science s’oriente différemment selon que l’on considère les développements de la science dans son intensivité ou dans son extensivité. Processus indéfini dans son extension, la science est limitée dans son intensivité précisément en fonction des présuppositions que la circularité souligne. Cette « mise en question d’une fondation absolue » conduit à la reconnaissance d’une pluralité des discours.

    En un premier temps, je voudrais resituer la pensée de Jean Ladrière au sein des grandes tendances de la philosophie des sciences contemporaine et montrer comment ses perspectives permettent d’éclairer les débats entre philosophie et sociologie des sciences. Il s’agira en particulier de montrer que les interprétations rationalistes de la science (Popper, Lakatos) ne sont pas incompatibles avec les lectures sociologisantes (Kuhn, Feyerabend, Latour, Habermas) pour autant que l’on replace chacune de ces interprétations dans cette perspective épistémologique critique que Jean Ladrière évoque avec son concept de circularité.

    Du point de vue de la philosophie des sciences de la vie, qui n’était pas du tout le centre d’intérêt principal de Jean Ladrière, je voudrais ensuite montrer combien ces perspectives permettent d’éclairer deux questions importantes.

    L’Intelligent Desing (M. Behe, W. Dembski) relève typiquement d’une confusion des discours liée à une épistémologie déficiente. A la suite de Jean Ladrière, on peut montrer que la pluralité des discours conduit au contraire à respecter chaque approche dans sa dynamique propre. L’ « articulation du sens » ne peut être envisagée de manière pertinente qu’à la condition où les rationalités propres à chacune des démarches sont respectées.

    Un certain nombre de philosophes (A. Naess, A. Leopold) associent la crise écologique au rapport strictement fonctionnel à la nature instauré par la science et plaident pour ce que l’on pourrait appeler un retour à un rapport prémoderne à la nature. Ici également, Jean Ladrière permet de montrer qu’un rapport pluriel à la nature est pensable dans un contexte qui resitue l’approche scientifique dans une approche plus globale. La prise en compte de la finitude de la raison peut conduire à un dépassement de l’approche scientifique, qui va bien au-delà du rapport fonctionnel à la nature et peut conduire à un respect et un abord de la nature qui intègre, en les dépassant, les apports de la science écologique.

    La crise de la modernité, dont la crise écologique peut être considérée comme une des dimensions, conduit à des réactions diverses - relativisme, retour du religieux, déni de toute crise(…) – et peut ouvrir à un certain désarroi qui marque nos sociétés contemporaines. La réflexion de Jean Ladrière sur les limites de la rationalité ouvre à une culture moderne plurielle, qui continue à faire confiance en la raison, tout en prenant en compte les limitations de chacun de ses usages.

  • Communication orale
    Le raisonnement médical : médecine des preuves et enjeux cliniques
    Ali Benmahklouf (Université de Paris Est Créteil. France)

    Dans cette communication, je souhaiterais, dans le sillage du travail de Jean Ladrière, évaluer la rationalité scientifique dans le domaine des sciences de la vie et de la santé. Plus précisément, évaluer ce que l’on appelle « l’evidence-based medecine » (EBM) : la médecine qui repose sur des preuves factuelles, en tenant compte des enjeux cliniques.

    L’EBM repose sur le refus de faire de l’expérience clinique, de l’intuition et de l’argumentation physiopathologique les seuls guides du diagnostic, du pronostic et de la thérapeutique. L’enjeu de cette médecine est de réduire la subjectivité par une collecte rigoureuse des données pertinentes et rendues cohérentes par les preuves factuelles. L’enjeu est aussi de mettre fin à l’argument d’autorité qui consiste à faire comme ses maîtres sans contester les dogmes de la pratique courante et souvent routinière. D’où un versant méthodologique et pédagogique dans l’EBM. Cette médecine a fait de l’essai clinique randomisé « le meilleur devis de recherche pour évaluer les interventions thérapeutiques et préventives ».

    Je prendrai comme exemple le champ de la médecine épidémiologique.

    Cependant, les problèmes que rencontre l’EBM sont nombreux. Ils viennent d’études dont les résultats sont contradictoires, ou d’études dont les résultats ne sont pas représentatifs des maladies auxquels ils devraient s’appliquer : notamment dans le domaine de la psychiatrie où prévaut une zone grise qui rend difficile de tracer une ligne de démarcation entre le normal et le pathologique. Il convient de prendre en compte aussi le domaine des préférences des patients et aussi leur mal observance: en ce sens, il convient d’évaluer les campagnes de prévention (pour le tabac et l’alcool, par exemple).

    Les critiques portent aussi sur la non prise en compte de la connaissance tacite. Cette connaissance est un processus qui se met en route quand par exemple, « un médecin qui écoute explicitement l’histoire d’un patient, est simultanément attentif, mais en un sens qualitativement différent, au ton de voix du patient, à l’expression faciale, et au choix des mots ». A ce sujet, certains ont parlé de « soft data », se référant aux éléments qui distinguent individuellement chaque patient et qui peuvent être cruciaux pour des décisions thérapeutiques. L’enthymème aristotélicien permet d’intégrer rationnellement les sentiments et les convictions morales dans le raisonnement clinique. Enfin, j’aborderai a question des biais méthodologiques est essentielle. Certaines études sous-estiment ou surestiment des résultats. Le bais méthodologique vient de ce que l’on communique le plus souvent bien plus les études positives que les négatives et qu’il s’ensuit une asymétrie dans l’évaluation des résultats. Il est renforcé quand l’estimation probabiliste initiale n’est pas corrigée par des informations subséquentes. Il y a des facteurs qui sont sous évalués dans le raisonnement clinique : la connaissance de la réalité sociale du patient.

    Ce qui est simple s'écrit en peu de symboles, et inversement ce qui est complexe en demande

  • Communication orale
    « L'exédence » dans l’expérience croyante : grandeur et misère de l’analyse langagière
    Therese Nadeau-Lacour (UQTR - Université du Québec à Trois-Rivières)

    elles les diverses rationalités, théoriques ou pratiques. Son intérêt pour les sciences et les philosophies du langage, des travaux de Wittgenstein aux théories anglo-saxonnes des actes de langage d’Austin, Evans ou Searle, n’est pas étranger à ce souci. Ces dernières qu’il introduit dans les années 60 dans les universités francophones, lui permettent en effet de mieux comprendre comment peut se construire ce qu’il appelle L’articulation du sens, titre sous lequel seront regroupés deux ouvrages qu’il publie successivement en 1970 et 1972 : Discours scientifique et parole de la foi et La Science, le monde et la foi. Les sous-titres manifestent clairement l’intention de Ladrière d’étendre jusqu’aux énoncés de foi des analyses langagières encore réservées aux discours scientifiques. Il y a 20 ans exactement, cette dernière perspective a croisé mes propres recherches, alors que je complétais un doctorat en théologie fondamentale. Présenter rapidement la double ‘fécondité’ de ces analyses pragmatiques du langage est l’objet de ma communication. J’ai choisi de construire cette présentation à partir du concept d’excédence, pour deux raisons au moins : il permet d’aborder directement le thème des limites, souligné par ce colloque et, surtout, c’est sur ce concept que Jean Ladrière choisit de terminer la longue préface qu’il m’a fait l’honneur de rédiger pour la publication de ma thèse. La charge argumentative de la thèse reposait essentiellement sur l’analyse de 6 textes de la ‘Tradition’ portant trois expériences essentielles de la foi chrétienne. On comprend l’importance de l’instrument méthodologique. Choisies parmi les techniques littéraires les plus connues ou les plus récentes, ces instruments n’avaient pas totalement réussi à faire surgir tous les lieux de signification du texte : preuve en étaient ce que j’appelle les turbulences des textes qui créaient des fissures, des désordres, du non-signifiant dans le texte. Mon enquête qui supposait que la cohérence du texte soit d’abord clairement exposée tournait donc à l’impasse. Que pouvaient signifier ces turbulences? Vers quoi pointaient-elles? Sur les conseils de Jean Ladrière, j’isolais le(s) actes de langage majeurs de chaque texte et je leur appliquais les concepts de l’analyse pragmatique. Il s’avérait rapidement que les turbulences repérées dans les textes pointaient vers une sorte d’excédence qui requérait pour devenir signifiante une réalité à la fois extérieure et intérieure aux textes, qui les débordait et même les précédait. Ainsi, la théorie des actes de langage appliquée au langage de la foi manifestait une exceptionnelle fécondité méthodologique. Mais en même temps, si cette réalité était requise par les turbulences des textes, la nature de cette réalité excédante échappait, par son excédence même, aux prises objectivantes souhaitées. L’application de l’analyse pragmatique des actes de langage était ainsi placée devant ses propres limites qu’elle contribuait à mettre en évidence. La dernière partie de cette communication montrera vers quelles perspectives extrêmement fécondes cet apparent échec a pu conduire.